C'est pas l'homme qui prend la mer C'est la mer qui prend l'homme" Moi la mer elle m'a pris Je m'souviens, un vendredi Ne pleure plus ma mĂšre Ton fils est matelot Ne pleure plus mon pĂšre
Marivaux ThĂ©ĂÂątre complet. Tome premier Le PĂšre prudent et Ă©quitable Adresse A Monsieur Rogier Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant gĂ©nĂ©ral civil et de police en la sĂ©nĂ©chaussĂ©e et siĂšge prĂ©sidial de Limoges. Monsieur, Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite piĂšce comique, je prends la libertĂ© de vous la prĂ©senter, dans l'espĂ©rance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous dĂ©lasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public. Je pourrais ici trouver matiĂšre Ă un Ă©loge sincĂšre et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont dĂ©jĂ fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mĂÂȘler mes faibles expressions aux nobles et justes idĂ©es que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse Ă vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un trĂšs profond respect, Monsieur, Le trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur. M*** Acteurs DĂ©mocrite, pĂšre de Philine. Philine, fille de DĂ©mocrite. Toinette, servante de Philine. ClĂ©andre, amant de Philine. Crispin, valet de ClĂ©andre. Ariste, bourgeois campagnard. MaĂtre Jacques, paysan suivant Ariste. Le Chevalier. Le Financier. Frontin, fourbe employĂ© par Crispin. La scĂšne est sur une place publique, d'oĂÂč l'on aperçoit la maison de DĂ©mocrite. ScĂšne premiĂšre DĂ©mocrite, Philine, Toinette DĂ©mocrite Je veux ĂÂȘtre obĂ©i; votre jeune cervelle Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle. ClĂ©andre, ce mignon, Ă vos yeux est charmant Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc. Vous rechignez, je crois, petite crĂ©ature! Ces morveuses, Ă peine ont-elles pris figure Qu'elles sentent dĂ©jĂ ce que c'est que l'amour. Eh bien donc! vous serez mariĂ©e en ce jour! Il s'offre trois partis un homme de finance, Un jeune Chevalier, le plus noble de France, Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui. Je le souhaiterais, que vous fussiez Ă lui. Il a de trĂšs grands biens, il est prĂšs du village; Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre ĂÂąge Mais qu'importe aprĂšs tout? La jeune de Faubon En est-elle moins bien pour avoir un barbon? Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine; Avec son vieux Ă©poux sans cesse elle badine; Elle saute, elle rit, elle danse toujours. Ma fille, les voilĂ les plus charmants amours. Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme. Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux. Ma fille, en voilĂ trois; choisissez l'un d'entre eux, Je le veux bien encor; mais oubliez ClĂ©andre; C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre, Dont les biens, embrouillĂ©s dans de trĂšs grands procĂšs, Peut-ĂÂȘtre ne viendront qu'aprĂšs votre dĂ©cĂšs. Philine Si mon coeur... DĂ©mocrite Taisez-vous, je veux qu'on m'obĂ©isse. Vous suivez sottement votre amoureux caprice; C'est faire votre bien que de vous rĂ©sister, Et je ne prĂ©tends point ici vous consulter. ScĂšne II Philine, Toinette Philine Dis-moi, que faire aprĂšs ce coup terrible? Tout autre que ClĂ©andre Ă mes yeux est horrible. Quel malheur! Toinette Il est vrai. Philine Dans un tel embarras, PlutĂÂŽt que de choisir, je prendrais le trĂ©pas. ScĂšne III Philine, Toinette, ClĂ©andre, Crispin ClĂ©andre N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre pĂšre? A nous unir tous deux est-il toujours contraire? Philine Oui, ClĂ©andre. ClĂ©andre A quoi donc vous dĂ©terminez-vous? Philine A rien. ClĂ©andre Je l'avouerai, le compliment est doux. Vous m'aimez cependant; au pĂ©ril qui nous presse, Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intĂ©resse. Nous sommes menacĂ©s du plus affreux malheur Sans alarme pourtant... Philine Doutez-vous que mon coeur, Cher ClĂ©andre, avec vous ne partage vos craintes? De nos communs chagrins je ressens les atteintes; Mais quel remĂšde, enfin, y pourrai-je apporter? Mon pĂšre me contraint, puis-je lui rĂ©sister? De trois maris offerts il faut que je choisisse, Et ce choix Ă mon coeur est un cruel supplice. Mais Ă quoi me rĂ©soudre en cette extrĂ©mitĂ©, Si de ces trois partis mon pĂšre est entĂÂȘtĂ©? Qu'exigez-vous de moi? ClĂ©andre A quoi bon vous le dire, Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire? Il est des moyens sĂ»rs, et quand on aime bien... Philine ArrĂÂȘtez, je comprends, mais je n'en ferai rien. Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chĂšre. Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire; De ces moyens si sĂ»rs ne me parlez jamais. ClĂ©andre Quoi! Philine Si vous m'en parlez, je vous fuis dĂ©sormais. ClĂ©andre Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte. Votre injuste froideur est enfin dĂ©couverte. N'attendez point de moi de marques de douleur; On ne perd presque rien Ă perdre un mauvais coeur; Et ce serait montrer une faiblesse extrĂÂȘme, Par de lĂÂąches transports de prouver qu'on vous aime, Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilitĂ©. Doit-on par des soupirs payer la cruautĂ©? C'en est fait, je vous laisse Ă votre indiffĂ©rence; Je vais mettre Ă vous fuir mon unique constance; Et si vous m'accablez d'un si cruel destin, Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin. Philine Je ne vous retiens pas, devenez infidĂšle; Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle; Je ne regrette point un amant tel que vous, Puisque de ma vertu vous n'ĂÂȘtes point jaloux. ClĂ©andre Finissons lĂ -dessus; quand on est sans tendresse On peut faire aisĂ©ment des leçons de sagesse, Philine, et quand un coeur chĂ©rit comme le mien... Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien. Je vous ai mille fois montrĂ© toute mon ĂÂąme, Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme; Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammĂ©; Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimĂ©. Mais, dussĂ©-je, Philine, ĂÂȘtre accablĂ© de haine, Je sens que je ne puis renoncer Ă ma chaĂne. Adieu, Philine, adieu; vous ĂÂȘtes sans pitiĂ©, Et je n'exciterais que votre inimitĂ©. Rien ne vous attendrit quel coeur! qu'il est barbare! Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'Ă©gare. Ha! qu'il m'eĂ»t Ă©tĂ© doux de conserver mes feux! Plus content mille fois... Que je suis malheureux! Adieu, chĂšre Philine... Il s'en va et il revient. Avant que je vous quitte... De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite. Philine, s'en allant aussi et soupirant. Ah! ClĂ©andre l'arrĂÂȘte. Mais oĂÂč fuyez-vous? arrĂÂȘtez donc vos pas. Je suis prĂÂȘt d'obĂ©ir; et ne me fuyez pas. Toinette Votre pĂšre pourrait, Madame, vous surprendre; Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre; Finissez vos dĂ©bats, et calmez le chagrin... Crispin Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin; Faites la paix tous deux. Toinette Quoi! toujours triste mine! Crispin Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine? Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur A raconter sa peine on sent de la douceur. Chassez de votre esprit toute triste pensĂ©e. Votre bourse, Monsieur, serait-elle Ă©puisĂ©e? C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal; Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal. Nombre de gens, atteints de la mĂÂȘme faiblesse, Dans leur triste gousset logent la sĂ©cheresse Mais Crispin fut toujours un gĂ©nĂ©reux garçon; Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon. Toinette Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes, C'est un fort bon moyen que de verser des larmes! Retournez au logis passer votre chagrin. Crispin Et retournons au nĂÂŽtre y prendre un doigt de vin. Toinette Que vous ĂÂȘtes enfants! Crispin Leur douloureux martyre, En les faisant pleurer, me fait crever de rire. Toinette Qu'un air triste et mourant vous sied bien Ă tous deux! Crispin Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux! Toinette Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maĂtre. HĂ©las! que vous avez de peine Ă vous connaĂtre! Crispin Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les. On siffle bien aussi messieurs les perroquets. ClĂ©andre Promettez-moi, Philine, une vive tendresse. Philine Je n'aurai pas de peine Ă tenir ma promesse. Crispin Quel aimable jargon! je me sens attendrir; Si vous continuez, je vais m'Ă©vanouir. Toinette HĂ©las! beau Cupidon! le douillet personnage! Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage. Votre pĂšre viendra. ClĂ©andre Non, il ne suffit pas D'avoir pour Ă prĂ©sent terminĂ© nos dĂ©bats. Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre, Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre. Philine, Ă Toinette. De mon pĂšre tu sais quelle est l'intention. Il m'offre trois partis Ariste, un vieux barbon; L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance; Mais Ariste, ce vieux, aurait la prĂ©fĂ©rence Il a de trĂšs grands biens, et mon pĂšre aujourd'hui Pourrait le prĂ©fĂ©rer Ă tout autre parti. Il arrive en ce jour. Toinette Je le sais, mais que faire? Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire. Dans ta tĂÂȘte, Crispin, cherche, invente un moyen. Pour moi, je suis Ă bout, et je ne trouve rien. Remue un peu, Crispin, ton imaginative. Crispin En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive. Toinette Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver. Crispin, tout d'un coup en enthousiasme. Silence! par mes soins je prĂ©tends vous sauver. Toinette Dieux! quel enthousiasme! Crispin Halte lĂ ! mon gĂ©nie Va des fureurs du sort affranchir votre vie. Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs, Et vous allez par moi voir finir vos malheurs. Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre, Si Crispin est pour vous... Toinette Quel bruit pour ne rien faire! Crispin Osez-vous me troubler, dans l'Ă©tat oĂÂč je suis? Si ma main... Mais, plutĂÂŽt, rappelons nos esprits. J'enfante... Toinette Un avorton. Crispin Le dessein d'une intrigue. Toinette Eh! ne dirait-on pas qu'il mĂ©dite une ligue? Venons, venons au fait. Crispin Enfin je l'ai trouvĂ©. Toinette Ha! votre enthousiasme est enfin achevĂ©. Crispin, parlant Ă Philine. D'Ariste vous craignez la subite arrivĂ©e. Philine Peut-ĂÂȘtre qu'Ă ce vieux je me verrais livrĂ©e. Crispin, Ă ClĂ©andre. Vaines terreurs, chansons. Vous, vous ĂÂȘtes certain De ne pouvoir jamais lui donner votre main? ClĂ©andre Oui vraiment. Crispin Avec moi, tout ceci bagatelle. ClĂ©andre HĂ© que faire? Crispin Ah! parbleu, mĂ©nagez ma cervelle. Toinette BenĂÂȘt! Crispin Sans compliment c'est dans cette journĂ©e, Qu'Ariste doit venir pour tenter hymĂ©nĂ©e? Toinette Sans doute. Crispin Du voyage il perdra tous les frais. Je saurai de ces lieux l'Ă©loigner pour jamais. Quand il sera parti, je prendrai sa figure D'un campagnard grossier imitant la posture, J'irai trouver ce pĂšre, et vous verrez enfin Et quel trĂ©sor je suis, et ce que vaut Crispin. Toinette Mais enfin, lui parti, cet homme de finance, De La BoursiniĂšre, est rival d'importance. Crispin Nous pourvoirons Ă tout. Toinette Ce chevalier charmant?... Crispin Ce sont de nos cadets brouillĂ©s avec l'argent Chez les vieilles beautĂ©s est leur bureau d'adresse. Qu'il y cherche fortune. Toinette HĂ© oui, mais le temps presse. Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir A chasser tous les trois, et mĂÂȘme dĂšs ce soir. Ariste Ă©tant parti, dis-nous par quelle adresse, Des deux autres messieurs... Crispin J'ai des tours de souplesse Dont l'effet sera sĂ»r... A propos, j'ai besoin De quelque habit de femme. ClĂ©andre HĂ© bien! j'en aurai soin Va, je t'en donnerai. Crispin Je connais certain drĂÂŽle, Que je dois employer, et qui jouera son rĂÂŽle. Se tournant vers ClĂ©andre et Philine, il dit Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien Tout doit vous rĂ©ussir, cet oracle est certain. Je ne m'Ă©loigne pas. Avertis-moi, Toinette, Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrĂÂȘte. ClĂ©andre Adieu, chĂšre Philine. Philine ScĂšne IV ClĂ©andre, Crispin ClĂ©andre Mais dis, Crispin, Pour tromper DĂ©mocrite es-tu bien assez fin? Crispin Reposez-vous sur moi, dormez en assurance, Et mĂ©ritez mes soins par votre confiance. De ce que j'entreprends je sors avec honneur, Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur. ClĂ©andre Que tu me rends content! Si j'Ă©pouse Philine, Je te fonde, Crispin, une sĂ»re cuisine. Crispin Je savais autrefois quelques mots de latin Mais depuis qu'Ă vos pas m'attache le destin, De tous les temps, celui que garde ma mĂ©moire. C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire, Vous dites au futur Ca, tu seras payĂ©; Pour de prĂ©sent, caret vous l'avez oubliĂ©. ClĂ©andre Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine. Crispin Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon Ă©trenne. Sortons; mais quel serait ce grand original? Ma foi, ce pourrait bien ĂÂȘtre notre animal. Allez chez vous m'attendre. ScĂšne V Crispin, Ariste, MaĂtre Jacques, suivant Ariste. MaĂtre Jacques C'est lĂ , monsieur Ariste VelĂ bian la maison, je le sens Ă la piste; Mais l'homme que voici nous instruira de ça. Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau. Que cherchez-vous, Messieurs? Ariste Ne serait-ce pas lĂ La maison d'un nommĂ© le Seigneur DĂ©mocrite? MaĂtre Jacques Je sons partis tous deux pour lui rendre visite. Crispin Oui, que demandez-vous? Ariste J'arrive ici pour lui. MaĂtre Jacques C'est que ce DĂ©mocrite avertit celui-ci Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie; Je venions assister Ă la çarimonie. Je devons Ă©pouser la fille de Jacquet, Et je venions un peu voir comment ça se fait. Crispin Est-ce Ariste? Ariste C'est moi. MaĂtre Jacques VelĂ sa portraiture, Tout comme l'a bĂÂąti notre mĂšre nature. Crispin Moi, je suis DĂ©mocrite. Ariste Ah! quel heureux hasard! DĂ©mocrite, pardon si j'arrive un peu tard. Crispin Vous vous moquez de moi. MaĂtre Jacques VelĂ donc le biau-pĂšre? Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystĂšre Que je vous dĂ©gauchisse un petit compliment, En vous remarcissant de votre traitement. Crispin Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille PĂ»t, dans la suite, Ariste, unir notre famille. On nous a fait de vous un si sage rĂ©cit. Ariste Je ne mĂ©rite pas tout ce qu'on en a dit. MaĂtre Jacques PalsanguĂ©! qu'ils feront tous deux un beau carrage Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage; Mais, marguĂ©! je m'en doute. Crispin Il ne me sied pas bien De la louer moi-mĂÂȘme et d'en dire du bien. Vous en pourrez juger, elle est trĂšs vertueuse. MaĂtre Jacques Biau-pĂšre, dites-moi, n'est-elle pas rĂÂȘveuse? Crispin Monsieur sera content s'il devient son Ă©poux. Ariste C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux; Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite... MaĂtre Jacques, vite. C'est qu'en ville autrefois sa fortune Ă©tait faite. Il Ă©tait emplouyĂ© dans un trĂšs grand emploi; Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi. Il avait un biau train; quelques farmiers venirent; Ah! les mĂ©chants bourriaux! les farmiers le forcirent A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'Ă©tait permis; Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire, Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre. Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout lĂ , Et de ci les valets, et les cheviaux de lĂ ; Et Monsieur, bien fĂÂąchĂ© d'une telle avanie, S'en venit dans les champs vivre en mĂ©lancoulie. Ariste Le fait est seulement que, lassĂ© du fracas, Le sĂ©jour du village a pour moi plus d'appas. MaĂtre Jacques, apercevant Toinette Ă une fenĂÂȘtre. Ah! le friand minois que je vois qui regarde! Toinette, Ă la fenĂÂȘtre. Eh! qui sont donc ces gens? MaĂtre Jacques L'agriable camarde! Biau-pĂšre, c'est l'enfant dont vous voulez parler? Crispin Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler. Ma fille, descendez. Il fait signe Ă Toinette. MaĂtre Jacques MorguĂ©, qu'elle est gentille! ScĂšne VI Ariste, MaĂtre Jacques, Crispin, Toinette Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas. Fais ton rĂÂŽle, entends-tu? je te nomme ma fille, Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous, Ma fille, et saluez votre futur Ă©poux. MaĂtre Jacques JarniguĂ©, la friponne! elle aurait ma tendresse. Ariste Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse. Madame a des appas dont on est si charmĂ©, Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammĂ©. Toinette Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable? On ne voit, me dit-on, rien de plus agrĂ©able; En gros je suis parfaite, et charmante en dĂ©tail Mes yeux sont tout de feu, mes lĂšvres de corail, Le nez le plus friand, la taille la plus fine. Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine. Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet? Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net. Il est tout interdit. Crispin Tu rĂ©ponds Ă merveilles; Courage sur ce ton. MaĂtre Jacques Ca ravit mes oreilles. Ariste Que veut dire ceci? veut-elle badiner? Cet air et ses discours ont droit de m'Ă©tonner. Toinette Je vois que le pauvre homme a perdu la parole S'il devenait muet, papa, je deviens folle. Parlez donc, cher amant, petit mari futur; Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur? Allez, petit ingrat, vous mĂ©ritez ma haine. Je ferai dĂ©sormais la fiĂšre et l'inhumaine. Ariste Je n'y comprends plus rien. Toinette Tourne vers moi les yeux, Et vois combien les miens sont tendres amoureux. Ha! que pour toi dĂ©jĂ j'ai conçu de tendresse! O trop heureux mortel de m'avoir pour maĂtresse! Ariste Dans quel Ă©garement... Toinette Vous ne me dites mot! Je vous croyais poli, mais vous n'ĂÂȘtes qu'un sot. Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure! Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature, Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui! Ariste, bas. La guenon! Toinette Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui. Je suis, vous le savez, sujette Ă la migraine; L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne. Que je le hais dĂ©jĂ ! je ne le puis souffrir. S'il devient mon Ă©poux, ma vertu va finir; Je ne rĂ©ponds de rien. Ariste Quelle Ă©trange folie! Crispin Son humeur est contraire Ă la mĂ©lancolie. Ariste A l'autre! Crispin Expliquez-vous, ne vous plaĂt-elle pas? Ariste Sans son extravagance elle aurait des appas. Retirons-nous d'ici, laissons ces imbĂ©ciles Ils auraient de l'argent Ă courir dans les villes. Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous. MaĂtre Jacques Adieu, biautĂ© quinteuse; adieu donc, sans courroux. La peste les Ă©touffe. Crispin Mon humeur est mutine Point de bruit, s'il vous plaĂt, ou bien sur votre Ă©chine J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara. MaĂtre Jacques Ah! morguĂ©, le biau nid que j'avions trouvĂ© lĂ ! ScĂšne VII Crispin, Toinette Crispin Il est congĂ©diĂ©. Toinette *GrĂÂąces Ă mon adresse. Crispin Je te trouve en effet digne de ma tendresse. Toinette Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez. Crispin Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez? Toinette C'est trop se prodiguer. Crispin Je ne puis m'en dĂ©fendre Les grands hommes souvent se plaisent Ă descendre. Toinette DĂ©mocrite paraĂt adieu, songe au projet. Crispin Ne t'embarrasse pas va, je sais mon sujet. Je vais me dire Ariste, et trouver DĂ©mocrite, Et je saurai chasser les autres dans la suite. Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver Je ne m'Ă©carte point, viens vite me trouver. Toinette Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au pĂšre. Crispin Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire. ScĂšne VIII DĂ©mocrite, Toinette DĂ©mocrite Toinette! Toinette Eh bien! Monsieur? DĂ©mocrite Puisque c'est aujourd'hui Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui L'on prĂ©pare un rĂ©gal ma fille est prĂ©venue... Toinette Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue; Mais, pour ĂÂȘtre sa femme, il est un peu trop vieux. DĂ©mocrite Il a plus de raison. Toinette En sera-t-elle mieux? La raison, Ă son ĂÂąge, est, ma foi, bagatelle, Et la raison n'est pas le charme d'une belle. DĂ©mocrite Mais elle doit suffire. Toinette Oui, pour de vieux Ă©poux; Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux. Un peu moins de raison, plus de galanterie; Et voilĂ ce qui fait le plaisir de la vie. DĂ©mocrite C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois. Toinette Mais... DĂ©mocrite Mais retirez-vous, et gardez le silence! Parbleu, c'est bien Ă vous Ă taxer ma prudence! ScĂšne IX DĂ©mocrite, seul. En effet, est-il rien de plus avantageux? Quoi! je prĂ©fĂ©rerais, pour je ne sais quels feux, Un jeune homme sans biens Ă trois partis sortables! Que faire, sans le bien, des figures aimables? S'il gagnait son procĂšs, cet amant si chĂ©ri, En ce cas, il pourrait devenir son mari Mais vider des procĂšs, c'est une mer Ă boire. ScĂšne X DĂ©mocrite, Le Chevalier de la MinardiniĂšre Le Chevalier C'est ici. DĂ©mocrite, ne voyant pas le Chevalier. C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire. Le Chevalier Le seigneur DĂ©mocrite est-il pas logĂ© lĂ ? DĂ©mocrite Voulez-vous lui parler? Le Chevalier Oui, Monsieur. DĂ©mocrite Le voilĂ . Le Chevalier La rencontre est heureuse, et ma joie est extrĂÂȘme, En arrivant d'abord, de vous trouver vous-mĂÂȘme. Philine est le sujet qui m'amĂšne vers vous Mon bonheur sera grand si je suis son Ă©poux. Je suis le chevalier de la MinardiniĂšre. DĂ©mocrite Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire; Je suis instruit de tout; j'espĂ©rais de vous voir, Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir. Le Chevalier Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille Voudra bien consentir d'unir notre famille? DĂ©mocrite Je suis persuadĂ© que vous lui plairez fort. Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort; Mais comme vous avez pressĂ© votre visite, Et qu'on n'espĂ©rait pas que vous vinssiez si vite, Elle est chez un parent, mĂÂȘme assez loin d'ici. Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui, Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure. Le Chevalier Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas, Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas. Je reviens sur le soir. ScĂšne XI DĂ©mocrite, seul. Je fais avec prudence De ne l'avoir trompĂ© par aucune assurance. Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux, Et ma fille Ă son grĂ© choisira l'un d'entre eux. Ariste et l'autre ici doivent bientĂÂŽt se rendre, Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre. Quelque mĂ©rite enfin qu'ait notre Chevalier, Il faut attendre Ariste et notre financier. L'heure approche, et bientĂÂŽt... ScĂšne XII DĂ©mocrite, Crispin, contrefaisant Ariste. Crispin Morbleu de DĂ©mocrite! Je pense qu'Ă mes yeux sa maison prend la fuite. Depuis longtemps ici que je la cherche en vain, J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin. DĂ©mocrite Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire Avec lui? Crispin Babillard, vous plaĂt-il de vous taire? Vous interroge-t-on? DĂ©mocrite Mais c'est moi qui le suis. Crispin Ah! ah! je me reprends, si je me suis mĂ©pris. Comment vous portez-vous? Je me porte Ă merveille, Et je suis toujours frais, grĂÂące au jus de la treille. DĂ©mocrite Votre nom, s'il vous plaĂt? Crispin Et mon surnom aussi. Je suis Antoine Ariste, arrivĂ© d'aujourd'hui. ExprĂšs pour Ă©pouser votre fille, je pense Car le doute est fondĂ© dessus l'expĂ©rience. DĂ©mocrite Vous ĂÂȘtes goguenard; je suis pourtant charmĂ© De vous voir. Crispin Dites-moi, pourrai-je en ĂÂȘtre aimĂ©? Voyons-la. DĂ©mocrite Je le veux qu'on appelle ma fille. Crispin Je me promets de faire une grande famille; J'aime fort Ă peupler. ScĂšne XIII DĂ©mocrite, Crispin, Philine DĂ©mocrite La voilĂ . Crispin Je la vois. Mon humeur lui plaira, j'en juge Ă son minois. DĂ©mocrite Ma fille, c'est Ariste. Crispin Oh! oh! que de fontange! Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange. Philine Eh! pourquoi les quitter? DĂ©mocrite Quelles sont vos raisons? Crispin Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons, Il vous fera beau voir de rubans tout ornĂ©e! Dans huit jours vous serez couleur de cheminĂ©e. Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin TantĂÂŽt c'est au grenier, pour descendre du foin; Veiller sur les valets, leur prĂ©parer la soupe; Filer tantĂÂŽt du lin, et tantĂÂŽt de l'Ă©toupe; A faute de valets, souvent laver les plats, Eplucher la salade, et refaire les draps; Se lever avant jour, en jupe ou camisole; Pour Ă©veiller ses gens, crier comme une folle VoilĂ , ma chĂšre enfant, dĂ©sormais votre emploi, Et de ce que je veux faites-vous une loi. Philine Dieux! quel original! je n'en veux point, mon pĂšre! DĂ©mocrite Ce rustique bourgeois commence Ă me dĂ©plaire. Crispin Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons Dans une basse-cour, des sabots seront bons. Philine Des sabots! DĂ©mocrite Des sabots! Crispin Oui, des sabots, ma fille. Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille; Et j'ai mĂÂȘme un cousin, Ă prĂ©sent financier, Qui jadis, sans reproche, Ă©tait un sabotier. Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante, Quand, au lieu de damas, habillĂ©e en servante, Et devenue enfin une grosse dondon, De ma maison des champs vous prendrez le timon. DĂ©mocrite Le prenne qui voudra mais je vous remercie. Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie. Adieu, sieur campagnard je vous donne un bonsoir. Pour ma fille, jamais n'espĂ©rez de l'avoir. Laissons-le. Crispin Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse; Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse; Et que m'importe Ă moi! ScĂšne XIV Crispin, seul. Pour la subtilitĂ©, Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas nĂ©. Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'Ă Rome On ne trouverait pas un aussi galant homme. Oui, je suis, dans mon genre, un grand original; Les autres, aprĂšs moi, n'ont qu'un talent banal. En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire; Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire. Un modĂšle pareil va tous les effacer. Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser; Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice; Un peu de vanitĂ© n'est pas un si grand vice. Ce n'est pourtant pas tout reste deux, et partant Il faut les Ă©carter; le cas est important. Ces deux autres messieurs n'ont point vu DĂ©mocrite; Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite. Toinette m'en assure; elle veille au logis Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis. Je connais nos rivaux mĂÂȘme, par aventure, A tous les deux jadis je servis de Mercure. Je vais donc les trouver, et par de faux discours, Pour jamais dans leurs coeurs Ă©teindre leurs amours. J'ai dĂ©jĂ prudemment prĂ©venu certain drĂÂŽle, Qui d'un faux financier jouera fort bien le rĂÂŽle. Mais le voilĂ qui vient, notre vrai financier. Courage, il faut ici faire un tour du mĂ©tier. Il arrive Ă propos. ScĂšne XV Crispin, Le Financier Le Financier, arrivant sans voir Crispin. Oui, voilĂ sa demeure; Sans doute je pourrai le trouver Ă cette heure. Mais, est-ce toi, Crispin? Crispin C'est votre serviteur. Et quel hasard, Monsieur, ou plutĂÂŽt quel bonheur Fait qu'on vous trouve ici? Le Financier J'y fais un mariage. Crispin Vous mariez quelqu'un dans ce petit village? Le Financier Connais-tu DĂ©mocrite? Crispin HĂ©! je loge chez lui. Le Financier Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-mĂÂȘme aussi. Crispin HĂ© qu'y faire? Le Financier J'y viens pour Ă©pouser sa fille. Crispin Quoi! vous vous alliez avec cette famille! Le Financier HĂ©, ne fais-je pas bien? Crispin Je suis de la maison, Et je ne puis parler. Le Financier Tu me donnes soupçon De grĂÂące, explique-toi. Crispin Je n'ose vous rien dire. Le Financier Quoi! tu me cacherais?... Crispin Je n'aime point Ă nuire. Le Financier Crispin, encore un coup... Crispin Ah! si l'on m'entendait, Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait. Le Financier Quoi! Crispin autrefois qui fut Ă mon service!... Crispin Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je pĂ©risse? Le Financier Ne t'embarrasse pas. Crispin Gardez donc le secret. Je suis perdu, Monsieur, si vous n'ĂÂȘtes discret. Je tremble. Le Financier Parle donc. Crispin Eh bien donc! cette fille, Son pĂšre et ses parents et toute la famille, Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer. Le Financier Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner. Je venais de ce pas rendre visite au pĂšre, Et peut-ĂÂȘtre, sans toi, j'eus terminĂ© l'affaire. A prĂ©sent, c'en est fait, je ne veux plus le voir, Je m'en retourne enfin Ă Paris dĂšs ce soir. Crispin Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence. Le Financier Tiens! Crispin Je n'exige pas, Monsieur, de rĂ©compense. Le Financier Tiens donc. Crispin Vous le voulez, il faut vous obĂ©ir. Adieu, Monsieur motus! ScĂšne XVI Le Financier, seul. Qu'allais-je devenir? J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage! Elle m'eĂ»t apportĂ© belle dot en partage! Je serais bien fĂÂąchĂ© d'ĂÂȘtre Ă©poux Ă ce prix; Je ne suis point assez de ses appas Ă©pris. Retirons-nous... Pourtant un peu de biensĂ©ance, A vrai dire, n'est pas de si grande importance. DĂ©mocrite m'attend avant que de quitter, Il est bon de le voir et de me rĂ©tracter. ScĂšne XVII Le Financier, Toinette, DĂ©mocrite Le Financier frappe. Toinette, Ă la porte. Que voulez-vous, Monsieur? Le Financier Le seigneur DĂ©mocrite Est-il lĂ ? je venais pour lui rendre visite. Toinette DĂ©mocrite, Ă une fenĂÂȘtre. Qui frappe lĂ -bas? Ă qui donc en veut-on? Le Financier rĂ©pond. Le seigneur DĂ©mocrite est-il en sa maison? DĂ©mocrite J'y suis et je descends. Le Financier Vous vous trompiez, la belle. Toinette D'accord. Et Ă part. C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle. Tout ceci va fort mal les desseins de Crispin, Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin. Je ne m'en mĂÂȘle plus. ScĂšne XVIII Le Financier, DĂ©mocrite Le Financier J'Ă©tais dans l'espĂ©rance De pouvoir avec vous contracter alliance. Un accident, Monsieur, m'oblige de partir J'ai cru de mon devoir de vous en avertir. DĂ©mocrite Vous ĂÂȘtes donc Monsieur de la BoursiniĂšre? Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire Peut, en si peu de temps, causer votre dĂ©part? A cet Ă©loignement ma fille a-t-elle part? Le Financier Non, Monsieur. DĂ©mocrite Permettez pourtant que je soupçonne; Et dans l'Ă©tonnement qu'un tel dĂ©part me donne, J'entrevois que peut-ĂÂȘtre ici quelque jaloux Pourrait, en ce moment, vous Ă©loigner de nous. Vous ne rĂ©pondez rien, avouez-moi la chose; D'un changement si grand apprenez-moi la cause. J'y suis intĂ©ressĂ©; car si des envieux Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux, Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire. Il faut vous dĂ©tromper. Le Financier Que pourrais-je vous dire? DĂ©mocrite Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer. Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler. Le Financier N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin? DĂ©mocrite Moi? de ce nom je ne connais personne. Le Financier Le fourbe! il m'a trompĂ©. DĂ©mocrite Eh bien donc? ce Crispin? Le Financier Il s'est dit de chez vous. DĂ©mocrite Il ment, c'est un coquin. Le Financier Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille. Il en a dit autant de toute la famille. DĂ©mocrite D'un rapport si mauvais je ne puis me fĂÂącher. Le Financier Mais il faut le punir, et je vais le chercher. DĂ©mocrite Allez, je vous attends. Le Financier Au reste, je vous prie, Que je ne souffre point de cette calomnie. DĂ©mocrite J'ai le coeur mieux placĂ©. ScĂšne XIX DĂ©mocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier. DĂ©mocrite, sans le voir. Quelle mĂ©chancetĂ©! Qui peut ĂÂȘtre l'auteur de cette faussetĂ©? Frontin, contrefaisant le Financier. Le rĂÂŽle que Crispin ici me donne Ă faire N'est pas des plus aisĂ©s, et veut bien du mystĂšre. DĂ©mocrite, sans le voir. Souvent, sans le savoir, on a des ennemis CachĂ©s sous le beau nom de nos meilleurs amis. Frontin Connaissez-vous ici le seigneur DĂ©mocrite? Je viens exprĂšs ici pour lui rendre visite. DĂ©mocrite C'est moi. Frontin J'en suis ravi ce que j'ai de crĂ©dit Est Ă votre service. DĂ©mocrite Eh! mais, dans quel esprit Me l'offrez-vous, Ă moi? votre nom, que je sache, M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fĂÂąche. Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaĂt pas? Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas. Frontin En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes. DĂ©mocrite, bas. Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes. Frontin Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom. DĂ©mocrite Il ne s'agit ici de nom ni de surnom. Frontin Vous ĂÂȘtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante Mon amitiĂ© pourtant n'est pas indiffĂ©rente. DĂ©mocrite Finissons, s'il vous plaĂt. Frontin Je le veux. Dites-moi Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi; Je veux dĂšs aujourd'hui lui donner sĂ©rĂ©nade. DĂ©mocrite Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade, Que vous importe Ă vous? Frontin Je la connais fort bien; Elle est riche, papa mais vous n'en dites rien; Il ne tiendra qu'Ă vous de terminer l'affaire. DĂ©mocrite Je n'entends rien, Monsieur, Ă tout ce beau mystĂšre. Frontin Vous le dites. DĂ©mocrite J'en jure. Frontin Oh! point de jurement. Je ne vous en crois pas, mĂÂȘme Ă votre serment. DĂ©mocrite, entre nous, point tant de modestie. Venons au fait. DĂ©mocrite Monsieur, avez-vous fait partie De vous moquer de moi? Frontin Morbleu! point de dĂ©tours. Faites venir ici l'objet de mes amours. La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise; Et vous l'ĂÂȘtes aussi, papa, ne vous dĂ©plaise. J'en suis ravi de mĂÂȘme, et nous serons tous trois. En mĂÂȘme temps, ici, plus contents que des rois. Savez-vous qui je suis? DĂ©mocrite Il ne m'importe guĂšre. Frontin Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire. DĂ©mocrite Moi! Frontin Je gage que si. Je suis, pour abrĂ©ger... DĂ©mocrite Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager. Frontin C'est qu'il a peur de perdre. DĂ©mocrite Eh bien! soit je me lasse De ce galimatias; expliquez-vous de grĂÂące. Frontin Je suis le financier qui devait sur le soir, Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir. DĂ©mocrite, Ă©tonnĂ©. Quelle est donc cette Ă©nigme? Frontin Un peu de patience; J'adoucirai bientĂÂŽt votre aigre rĂ©vĂ©rence. J'ai mille francs et plus de revenu par jour Dites, avec cela peut-on faire l'amour? Grand nombre de chevaux, de laquais, d'Ă©quipages. Quand je me marierai, ma femme aura des pages. Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux; Un autre avec cela ferait le glorieux Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne Vous croiriez ma maison un pays de cocagne. Voulez-vous voir mon train? il est fort prĂšs d'ici. DĂ©mocrite Je m'y perds. Frontin Ma livrĂ©e est magnifique aussi. Papa, savez-vous bien qu'un excĂšs de tendresse Va rendre votre enfant de tant de biens maĂtresse? Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs. Partagez-nous-en dix, et nous serons contents. AprĂšs cela, mourez pour nous laisser le reste. Dites, en vĂ©ritĂ©, puis-je ĂÂȘtre plus modeste? DĂ©mocrite Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier, Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier; Je ne puis dĂ©mĂÂȘler si c'est la fourberie, Ou si ce n'est enfin que pure frĂ©nĂ©sie Qui vous conduit ici mais n'y revenez plus. Frontin Adieu, je mangerai tout seul mes revenus. Vinssiez-vous Ă prĂ©sent prier pour votre fille, J'abandonne Ă jamais votre ingrate famille. Frontin sort en riant. ScĂšne XX DĂ©mocrite, seul. Je ne puis dĂ©brouiller tout ce galimatias, Et tout ceci me met dans un grand embarras. ScĂšne XXI DĂ©mocrite, Crispin, dĂ©guisĂ© en femme. Crispin N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme DĂ©mocrite? DĂ©mocrite Crispin Vous ĂÂȘtes, dit-on, un homme de mĂ©rite; Et j'espĂšre, Monsieur, de votre probitĂ©, Que vous Ă©couterez mon infĂ©licitĂ© Mais puis-je dans ces lieux me dĂ©couvrir sans crainte? DĂ©mocrite Ne craignez rien. Crispin O ciel! sois touchĂ© de ma plainte! Vous me voyez, Monsieur, rĂ©duite au dĂ©sespoir, CausĂ© par un ingrat qui m'a su dĂ©cevoir. DĂ©mocrite Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose? Crispin Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause Mais la force me manque, et, dans un tel rĂ©cit, Mon coeur respire Ă peine, et ma douleur s'aigrit. DĂ©mocrite Calmez les mouvements dont votre ĂÂąme agitĂ©e... Crispin HĂ©las! par les sanglots ma voix est arrĂÂȘtĂ©e Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur. Daigne le juste ciel terminer ma douleur! J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure, Qui sut de ses serments dĂ©guiser l'imposture, Le cruel! J'eus pitiĂ© de tous ses feints tourments. HĂ©las! de son bonheur je hĂÂątai les moments. Je l'Ă©pousai, Monsieur mais notre mariage, A l'insu des parents, se fit dans un village; Et croyant avoir mis ma conscience en repos, Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux, Il diffĂ©ra toujours de m'avouer pour femme. Je rĂ©pandis des pleurs pour attendrir son ĂÂąme. HĂ©las! Ă©pargnez-moi ce triste souvenir, Et ne remĂ©dions qu'aux maux de l'avenir. Cet ingrat chevalier Ă©pouse votre fille. DĂ©mocrite Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille? Crispin Lui-mĂÂȘme! vous voyez la noire trahison. DĂ©mocrite Cette action est noire. Crispin HĂ©las! c'est un fripon. Cet ingrat m'a sĂ©duite Ha Monsieur, quel dommage De tromper lĂÂąchement une fille Ă mon ĂÂąge! DĂ©mocrite Il vient bien Ă propos, nous pourrons lui parler. Crispin veut s'en aller. Non, non, je vais sortir. DĂ©mocrite Pourquoi vous en aller? Crispin Ah! c'est un furieux. DĂ©mocrite Tenez-vous donc derriĂšre; Il ne vous verra pas. Crispin J'ai peur. DĂ©mocrite Laissez-moi faire. ScĂšne XXII DĂ©mocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scĂšne, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller. Le Chevalier Quoique j'eus rĂ©solu de ne plus vous revoir Et que je dus partir de ces lieux dĂšs ce soir, J'ai cru devoir encor rĂ©tracter ma parole, RĂ©solu de ne point Ă©pouser une folle. Je suis fĂÂąchĂ©, Monsieur, de vous parler si franc; Mais vous mĂ©ritez bien un pareil compliment, Puisque vous me trompiez, sans un avis fidĂšle. Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle; Mais les frĂ©quents accĂšs qui troublent son esprit Ne sont pas de mon goĂ»t. DĂ©mocrite Eh! qui vous l'a donc dit Qu'elle eĂ»t de ces accĂšs? Le Chevalier J'ai promis de me taire. Celui de qui je tiens cet avis salutaire, Je le connais fort bien, et vous le connaissez. Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez. DĂ©mocrite Cet homme a dĂ©jĂ fait une autre menterie C'est un nommĂ© Crispin, insigne en fourberie; Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi. Mais vous, n'avez-vous point engagĂ© votre foi? Vous ĂÂȘtes interdit! que prĂ©tendiez-vous faire? Vous marier deux fois? Le Chevalier Quel est donc ce mystĂšre? DĂ©mocrite Vous devriez rougir d'une telle action C'est du ciel s'attirer la malĂ©diction. Et ne savez-vous pas que la polygamie Est ici cas pendable et qui coĂ»te la vie? Le Chevalier Moi, je suis mariĂ©! qui vous fait ce rapport? DĂ©mocrite Oui, voilĂ mon auteur, regardez si j'ai tort. Le Chevalier Eh bien? DĂ©mocrite C'est votre femme. Le Chevalier Ah! le plaisant visage, Le ragoĂ»tant objet que j'avais en partage! Mais je crois la connaĂtre. Ah parbleu! c'est Crispin, Lui-mĂÂȘme. DĂ©mocrite, Ă©tonnĂ©. Ce fripon, cet insigne coquin? Le Chevalier Malheureux, tu m'as dit que Philine Ă©tait folle, RĂ©ponds donc! Crispin Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole. DĂ©mocrite ArrĂÂȘtons ce maraud. Crispin Oui, je suis un fripon Ayez pitiĂ© de moi. Le Chevalier Mille coups de bĂÂąton, Fourbe, vont te payer. ScĂšne XXIII Le Financier arrive; DĂ©mocrite, Crispin, Le Chevalier Le Financier Ma peine est inutile, Je crois que notre fourbe a regagnĂ© la ville, Je n'ai pu le trouver. DĂ©mocrite Regardez ce minois; Le reconnaissez-vous? Le Financier Eh! c'est Crispin, je crois. DĂ©mocrite C'est lui-mĂÂȘme. Le Financier Voleur! Crispin, en tremblant. Ah! je suis prĂÂȘt Ă rendre L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre. DĂ©mocrite, au financier. Qui m'aurait envoyĂ© tantĂÂŽt certain fripon? Il s'est dit financier, et prenait votre nom. Le Financier Le mien? DĂ©mocrite Oui, le coquin ne disait que sottises. Le Financier, Ă Crispin. N'Ă©tait-ce pas de toi qu'il les avait apprises? Crispin Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal; Mais Ă mon crime, hĂ©las! mon regret est Ă©gal. Le Financier Ah! monsieur l'hypocrite! ScĂšne XXIV Le Chevalier , Le Financier, DĂ©mocrite, Crispin, Ariste, suivi de MaĂtre Jacques Ariste Il faut nous en instruire. MaĂtre Jacques ParguĂ©, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire. Ariste DĂ©mocrite, Messieurs, est-il connu de vous? MaĂtre Jacques C'est que j'en savons un qui s'est moquĂ© de nous. VelĂ , Monsieur, Ariste. DĂ©mocrite, avec prĂ©cipitation. Ariste? MaĂtre Jacques Oui, lui-mĂÂȘme. DĂ©mocrite Mais cela ne se peut, ma surprise est extrĂÂȘme. Ariste C'est cependant mon nom. MaĂtre Jacques J'Ă©tions venus tantĂÂŽt Pour le voir mais j'avons trouvĂ© queuque maraud, Qui disait comme ça qu'il Ă©tait DĂ©mocrite. Mais le drĂÂŽle a bian mal payĂ© notre visite. Il avait avec lui queuque friponne itou, Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous Alle faisait la folle, et se disait la fille De ce biau DĂ©mocrite; elle Ă©tait bian habile. Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velĂ , Qui venait pour les voir, les a tous plantĂ©s lĂ . Or j'avons vu tantĂÂŽt passer ce mĂ©chant drĂÂŽle; J'ons tous deux en ce temps lĂÂąchĂ© quelque parole, Montrant ce DĂ©mocrite. "HĂ© bon! ce n'est pas li", A dit un paysan de ce village-ci. Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose. Monsieur, je sons trompĂ©, j'en avons une dose, Ai-je dit, moi. ParguĂ©! pour ĂÂȘtre plus certain, Je venons en tout ça savoir encor la fin. Ariste La chose est comme il dit. DĂ©mocrite C'est encor ton ouvrage, Dis, coquin? Crispin Il est vrai. MaĂtre Jacques Quel est donc ce visage? C'est notre homme! DĂ©mocrite, Ă Ariste. C'est lui, mais le fourbe a plus fait, Il m'a trompĂ© de mĂÂȘme, et vous a contrefait. Crispin HĂ©las! DĂ©mocrite Vous Ă©tiez trois qui demandiez ma fille; Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille, Ma fille aimait dĂ©jĂ , elle avait fait son choix, Et refusait toujours d'Ă©pouser l'un des trois. Je vous mĂ©nageai tous, dans la douce espĂ©rance Avec un de vous trois d'entrer en alliance; J'ignore les raisons qui poussent ce coquin. Crispin Je vais tout avouer je m'appelle Crispin, Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire. DĂ©mocrite frappe. Un laquais paraĂt qui fait venir Philine. Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystĂšre A-t-elle quelque part? Crispin Vous allez le savoir Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir, Et l'un des trois allait devenir votre gendre. ClĂ©andre, au dĂ©sespoir, voulait aller se pendre; Il aime votre fille, il en est fort aimĂ©. Or, Ă©tant son valet, dans cette extrĂ©mitĂ©, Je m'offris sur le champ de dĂ©tourner l'orage, Et Toinette avec moi joua son personnage. De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur; Mais je me repens bien d'ĂÂȘtre nĂ© trop bon coeur Sans cela... DĂ©mocrite Franc coquin! Et puis Ă sa fille qui entre. Vous voilĂ donc, ma fille! En fait de tours d'esprit, vous ĂÂȘtes fort habile, Mais votre habiletĂ© ne servira de rien Vous n'Ă©pouserez point un jeune homme sans bien. DĂ©terminez-vous donc. Philine Mettez-vous Ă ma place, Mon pĂšre, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse. DĂ©mocrite, Ă Crispin. Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais. Crispin, s'en allant. Je puis dire avoir vu le bĂÂąton de bien prĂšs. Il dit le vers suivant Ă ClĂ©andre qui entre. Vous venez Ă propos quoi! vous osez paraĂtre! ScĂšne XXV et derniĂšre DĂ©mocrite, ClĂ©andre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, MaĂtre Jacques. ClĂ©andre De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maĂtre; Pardonnez aux effets d'un violent amour, Et vous-mĂÂȘme dictez notre arrĂÂȘt en ce jour. Je me suis, il est vrai, servi de stratagĂšme; Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime? On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux, Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux. Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille; Mon procĂšs est gagnĂ©, j'adore votre fille Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux... Ariste De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux. Le Chevalier A vos dĂ©sirs aussi je suis prĂÂȘt Ă souscrire Le Financier Je me dĂ©pars de tout, je ne puis pas plus dire. Philine Mon pĂšre, faites-moi grĂÂące, et mon coeur est tout prĂÂȘt S'il faut Ă mon amant renoncer pour jamais. Crispin HĂ©las! que de douceur! Toinette Monsieur, soyez sensible. DĂ©mocrite C'en est fait, et mon coeur cesse d'ĂÂȘtre inflexible. Levez-vous, finissez tous vos remerciements Je ne sĂ©pare plus de si tendres amants. Ces messieurs resteront pour la cĂ©rĂ©monie. Soyez contents tous deux, votre peine est finie. Crispin, Ă Toinette. Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux. Je suis pressĂ©, Toinette. Toinette Es-tu bien amoureux? Crispin Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience, Et l'amour dans mon coeur Ă©puise sa puissance. Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs Prends ce baiser pour gage, objet de mes dĂ©sirs Un seul ne suffit pas. Toinette Quelle est donc ta folie? Que fais-tu? Crispin Je pelote en attendant partie. ClĂ©andre Puisque vous vous aimez, je veux vous marier. Crispin Le veux-tu? Toinette J'y consens. Crispin Tu te fais bien prier! L'Amour et la vĂ©ritĂ© Dialogue entre l'Amour et la VĂ©ritĂ© ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 3 mars 1720 Dialogue entre l'Amour et la VĂ©ritĂ© L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la VĂ©ritĂ©, si elle n'Ă©tait si ajustĂ©e. La VĂ©ritĂ©. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour. L'Amour. - Elle me regarde. La VĂ©ritĂ©. - Il m'examine. L'Amour. - Je soupçonne Ă peu prĂšs ce que ce peut ĂÂȘtre; mais soyons-en sĂ»r. Madame, Ă ce que je vois, nous avons une curiositĂ© mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire. La VĂ©ritĂ©. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'ĂÂȘtes-vous pas l'Amour Ă la mode? L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par consĂ©quent Ă la mode, et cependant je suis l'Amour. La VĂ©ritĂ©. - Vous, l'Amour! L'Amour. - Oui, le voilĂ . Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la VĂ©ritĂ© parmi les hommes? N'ĂÂȘtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie? La VĂ©ritĂ©. - Non, charmant Amour, je suis la VĂ©ritĂ© mĂÂȘme; je ne suis que cela. L'Amour. - Bon! Nous voilĂ deux divinitĂ©s de grand crĂ©dit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisĂ©e, vous, dont l'honneur est de ne le pas ĂÂȘtre. La VĂ©ritĂ©. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'Ă©quipage oĂÂč vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier rĂ©pandu sur vos habits et sur votre physionomie mĂÂȘme. Qu'est devenu cet air de vivacitĂ© tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu mĂÂȘme, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-lĂ n'attendrissent point, ils dĂ©bauchent. L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont dĂ©plu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en Ă©taient ridicules. La VĂ©ritĂ©. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivĂ©? L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-ĂÂȘtre pas de l'origine de ce petit effrontĂ© d'Amour, pour qui vous m'avez pris. HĂ©las! C'est moi qui suis cause qu'il est nĂ©. La VĂ©ritĂ©. - Comment cela? L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la DĂ©bauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinitĂ©s; je leur donnai tant de marques de mĂ©pris, qu'elles rĂ©solurent de s'en venger. La VĂ©ritĂ©. - Les mĂ©chantes! eh! que firent-elles? L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouĂšrent. La DĂ©bauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur VĂ©nus, lui vanta ses beautĂ©s, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, Ă ce rĂ©cit, prit un goĂ»t de conclusions, l'appĂ©tit vint au gourmand, il n'aima pas VĂ©nus il la dĂ©sira. La VĂ©ritĂ©. - Le malhonnĂÂȘte. L'Amour. - Mais, comme il craignait d'ĂÂȘtre rebutĂ©, la DĂ©bauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprĂšs de VĂ©nus Vous ĂÂȘtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trĂ©sors Ă VĂ©nus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprĂšs d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon cĂÂŽtĂ©, moi. La VĂ©ritĂ©. - Je commence Ă me remettre votre aventure. L'Amour. - Vous n'avez pas un grand gĂ©nie, dit la DĂ©bauche Ă Plutus, mais vous ĂÂȘtes un gros garçon assez ragoĂ»tant. Je ferai faire Ă VĂ©nus une attention lĂ -dessus, qui peut-ĂÂȘtre lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments oĂÂč il n'est pas besoin d'ĂÂȘtre aimĂ© pour ĂÂȘtre heureux. La VĂ©ritĂ©. - La plupart des amants doivent Ă ces moments-lĂ toute leur fortune. L'Amour. - AprĂšs ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, prĂ©sents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprĂšs de VĂ©nus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chĂšre? un moment de fragilitĂ© me donna pour frĂšre ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour. La VĂ©ritĂ©. - HĂ© bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui? L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutĂÂŽt nĂ©, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'Ă©tait le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer Ă sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractĂšre si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pĂ»t me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se prĂ©sentant, et que ce monstre serait obligĂ© de rabattre sur les animaux. La VĂ©ritĂ©. - En effet, il n'Ă©tait bon que pour eux. L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientĂÂŽt on le trouva plus badin que moi; moins gĂÂȘnant, moins formaliste, plus expĂ©ditif. Les goĂ»ts se partagĂšrent entre nous deux; il m'enleva de mes crĂ©atures. La VĂ©ritĂ©. - Eh! que devĂntes-vous alors? L'Amour. - Quelques bonnes gens criĂšrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'Ă©taient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haĂÂŻr la rĂ©forme; gens Ă qui la lenteur de mes dĂ©marches convenait, et qui prĂÂȘchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir rĂ©parer l'injure. La VĂ©ritĂ©. - Il en pouvait bien ĂÂȘtre quelque chose. L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dĂ©pits dĂ©licats, ces transports d'amour d'aprĂšs les plus innocentes faveurs, d'aprĂšs mille petits riens prĂ©cieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprĂšs d'une femme, et cela s'appelait une dĂ©claration. La VĂ©ritĂ©. - Ah! l'horreur! L'Amour. - A mon Ă©gard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expĂ©rience, et je ne fus plus cĂ©lĂ©brĂ© que par les poĂštes et les romanciers. La VĂ©ritĂ©. - Cela vous rebuta? L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rĂÂȘvant Ă ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rĂ©tablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-ĂÂȘtre, disais-je en moi-mĂÂȘme, qu'Ă la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goĂ»t oĂÂč sont Ă prĂ©sent les hommes, peut-ĂÂȘtre pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je dĂ©truirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade oĂÂč vous me voyez. La VĂ©ritĂ©. - Je gage que vous n'y gagnĂÂątes rien. L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte tout grenadier que je pensais ĂÂȘtre, dĂšs que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflĂ© dans les Gaules comme une mauvaise comĂ©die, et vous me voyez de retour de cette expĂ©dition. VoilĂ mon histoire. La VĂ©ritĂ©. - HĂ©las! Je n'ai pas Ă©tĂ© plus heureuse que vous; on m'a chassĂ©e du monde. L'Amour. - HĂ©! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes? La VĂ©ritĂ©. - Non, ces gens-lĂ me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrĂ©s Ă l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux. L'Amour. - Vous avez raison. La VĂ©ritĂ©. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crĂ©dit parmi eux, qu'on est perdu dĂšs qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'Ă ruiner ceux qui me sont fidĂšles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'ĂÂąge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent Ă son insu, singe maladroit de l'Ă©tourderie folĂÂątre des jeunes femmes, qui provoque la mĂ©disance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lĂšve avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eĂ»t que trente, quand elle est ajustĂ©e, ira-t-on lui dire Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent Ă la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mĂ©riter sa haine, en lui confiant Ă quoi elle ressemble pendant que, pour ĂÂȘtre un honnĂÂȘte homme auprĂšs d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine ĂÂȘtre un esprit supĂ©rieur; il se croit indispensablement obligĂ© d'avoir raison partout; il dĂ©cide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination dĂ©rĂ©glĂ©e. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune. L'Amour. - Il faut bien prendre patience. La VĂ©ritĂ©. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser je me suis dĂ©guisĂ©e, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon Ă©talage l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si dĂ©licate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage. L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariĂ©s est de s'aimer? La VĂ©ritĂ©. - HĂ© bien! c'est Ă cause de cela que vous rĂ©gnerez plus aisĂ©ment parmi eux. L'Amour. - Soit; mais des gens obligĂ©s de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiĂšgle comme moi, que de faire les volontĂ©s d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici? La VĂ©ritĂ©. - J'y viens exĂ©cuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? VoilĂ le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans. L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la VĂ©ritĂ© est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, lĂ ? La VĂ©ritĂ©. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcĂ© de dire tout ce qu'il pense et de dĂ©couvrir son coeur en toute occasion; nous sommes prĂšs de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se dĂ©saltĂšre; et Ă succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naĂÂŻfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs. L'Amour. - Nous allons donc ĂÂȘtre voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront Ă une petite malice qui sera tout Ă fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens? La VĂ©ritĂ©. - Il est un peu fou. L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre. La VĂ©ritĂ©. - Et moi, dans mon puits. Divertissement Ier air gracieusement. D'un doux regard elle vous jure Que vous ĂÂȘtes son favori, Mais c'est peut-ĂÂȘtre une imposture Puisqu'en faveur d'un autre elle a dĂ©jĂ souri. 2e air bourrĂ©e. Dans le mĂÂȘme instant que son ĂÂąme DĂ©daigneuse d'une autre flamme Semble se dĂ©clarer pour vous, Le motif de la prĂ©fĂ©rence Empoisonne la jouissance D'un bien qui paraissait si doux. La coquette ne vous caresse Que pour alarmer la paresse D'un rival qui n'est point jaloux. 3e air menuet. L'amant trahi par ce qu'il aime Veut-il guĂ©rir presque en un jour? Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-mĂÂȘme Est le remĂšde de l'amour. 4e air piquĂ©. Vous qui croyez d'une inhumaine Ne vaincre jamais la rigueur, Pressez, la victoire est certaine, Vous ne connaissez pas son coeur; Il prend un masque qui le gĂÂȘne; Son visage, c'est la douceur. 5e air gracieusement. Heureux, l'amant bien enflammĂ©. Celui qui n'a jamais aimĂ© Ne vit pas ou du moins l'ignore; Sans le plaisir d'ĂÂȘtre charmĂ© D'un aimable objet qu'on adore S'apercevrait-on d'ĂÂȘtre nĂ©? 6e air piquĂ©. Tel qui devant nous nous admire, S'en rit peut-ĂÂȘtre Ă quatre pas. Quand Ă son tour il nous fait rire C'est un secret qu'il ne sait pas; Oh! l'utile et charmante ruse Qui nous unit tous ici-bas; Qui de nous croit en pareil cas Etre la dupe qu'on abuse? 7e air gracieusement La raison veut que la sagesse Ait un empire sur l'amour; O vous, amants, dont la tendresse Nous attaque cent fois le jour, Quand il nous prend une faiblesse Ne pouvez-vous Ă votre tour Avoir un instant de sagesse? Arlequin dĂ©senchantĂ© par la Raison chante le couplet suivant J'aimais Arlequin et ma foi, Je crois ma guĂ©rison complĂšte; Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois Qui peut-ĂÂȘtre, aussi bien que moi, Ont besoin d'un coup de baguette. Arlequin poli par l'Amour Acteurs de la comĂ©die ComĂ©die en un acte, en prose, ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens, le 17 octobre 1720 Acteurs de la comĂ©die La FĂ©e. Trivelin, domestique de la FĂ©e. Arlequin, jeune homme enlevĂ© par la FĂ©e. Silvia, bergĂšre, amante d'Arlequin. Un berger, amoureux de Silvia. Autre bergĂšre, cousine de Silvia. Troupe de danseurs et chanteurs. Troupe de lutins. ScĂšne premiĂšre La FĂ©e, Trivelin Le jardin de la FĂ©e est reprĂ©sentĂ©. Trivelin, Ă la FĂ©e qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment? La FĂ©e. - Parle. Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevĂ© Ă ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vĂtes, et c'Ă©tait assurĂ©ment voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui. La FĂ©e. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable? Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin. La FĂ©e. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre cela est encore fort naturel. Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation Ă faire c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours aprĂšs vous allez Ă©pouser le mĂÂȘme Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sĂ©rieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop Ă la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'Ă©tait d'ĂÂȘtre infidĂšle; cela serait trĂšs vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable quand une femme est fidĂšle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanitĂ© de vouloir ĂÂȘtre admirĂ©es; vous ĂÂȘtes de celles-lĂ , moins de gloire, et plus de plaisir, Ă la bonne heure. La FĂ©e. - De la gloire Ă la place oĂÂč je suis, je serais une grande dupe de me gĂÂȘner pour si peu de chose. Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilĂ Ă guetter le moment de son rĂ©veil; vous ĂÂȘtes en habit de conquĂÂȘte, et dans un attirail digne du mĂ©pris gĂ©nĂ©reux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon Ă la surprise la plus amoureuse; il s'Ă©veille, et vous salue du regard le plus imbĂ©cile que jamais nigaud ait portĂ© vous vous approchez, il bĂÂąille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort voilĂ l'histoire curieuse d'un rĂ©veil qui promettait une scĂšne si intĂ©ressante. Vous sortez en soupirant de dĂ©pit, et peut-ĂÂȘtre chassĂ©e par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se rĂ©veille encore, et ne voyant personne auprĂšs de lui, il crie Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goĂ»ter, moi, rĂ©pond-il. Mais n'ĂÂȘtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours Ă©tĂ© de la mĂÂȘme force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser Ă Merlin qu'il va vous Ă©pouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'Ă©pouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les rĂšgles, le second mari doit gĂÂąter le premier. La FĂ©e. - Je vais te rĂ©pondre en deux mots la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eĂ»t si peu d'esprit quand je l'ai enlevĂ©. Pour moi, sa bĂÂȘtise ne me rebute point j'aime, avec les grĂÂąces qu'il a dĂ©jĂ , celles que lui prĂÂȘtera l'esprit quand il en aura. Quelle voluptĂ© de voir un homme aussi charmant me dire Ă mes pieds Je vous aime! Il est dĂ©jĂ le plus beau brun du monde mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchĂ©s; mes soins rĂ©ussiront peut-ĂÂȘtre Ă lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment oĂÂč il peut me sentir et se sentir lui-mĂÂȘme si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualitĂ© le mettra alors Ă l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mĂ©contenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je diffĂ©rerai le plus longtemps que je pourrai. Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'Ă©ducation que vous tĂÂąchez de lui donner ne rĂ©ussit pas, vous Ă©pouserez donc Merlin? La FĂ©e. - Non; car en l'Ă©pousant mĂÂȘme je ne pourrais me dĂ©terminer Ă perdre de vue l'autre et si jamais il venait Ă m'aimer, toute mariĂ©e que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas Ă moi. Trivelin. - Oh je m'en serais bien doutĂ©, sans que vous me l'eussiez dit Femme tentĂ©e, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbĂ©cile qui vient avec son maĂtre Ă danser. ScĂšne II Arlequin entre, la tĂÂȘte dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maĂtre Ă danser, la FĂ©e, Trivelin La FĂ©e. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste y a-t-il quelque chose ici qui vous dĂ©plaise? Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. Trivelin rit. La FĂ©e, Ă Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la FĂ©e continuant Ă parler Ă Arlequin. Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant? Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem. La FĂ©e. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi? Arlequin. - Non. La FĂ©e. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, Ă moi qui vous aime? Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lĂšve la tĂÂȘte en se mettant Ă rire niaisement. La FĂ©e. - Voulez-vous que je vous la donne? Arlequin. - Oui-dĂ . La FĂ©e tire la bague de son doigt, et lui prĂ©sente. Comme il la prend grossiĂšrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui prĂ©sente quelque chose, doit baiser la main en le recevant. Arlequin alors prend goulĂ»ment la main de la FĂ©e qu'il baise. La FĂ©e dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa mĂ©prise m'a fait plaisir. Elle ajoute Baisez la vĂÂŽtre Ă prĂ©sent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la FĂ©e soupire, et lui donnant sa bague, lui dit La voilĂ , en revanche, recevez votre leçon. Alors le maĂtre Ă danser apprend Ă Arlequin Ă faire la rĂ©vĂ©rence. Arlequin Ă©gaie cette scĂšne de tout ce que son gĂ©nie peut lui fournir de propre au sujet. Arlequin. - Je m'ennuie. La FĂ©e. - En voilĂ donc assez nous allons tĂÂącher de vous divertir. Arlequin alors saute de joie du divertissement proposĂ©, et dit en riant. - Divertir, divertir. ScĂšne III La FĂ©e, Arlequin, Trivelin Une troupe de chanteurs et danseurs. La FĂ©e fait asseoir Arlequin alors auprĂšs d'elle sur un banc de gazon qui sera auprĂšs de la grille du thĂ©ĂÂątre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle. Un Chanteur, Ă Arlequin. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, Ă ce vers, se lĂšve niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, oĂÂč est-il? Il l'appelle HĂ©! hĂ©! Le Chanteur continue. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut. Le Chanteur continue en lui montrant la FĂ©e. Voyez-vous cet objet charmant, Ces yeux dont l'ardeur Ă©tincelle, Vous rĂ©pĂštent Ă tout moment Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, alors en regardant les yeux de la FĂ©e, dit. - Dame, cela est drĂÂŽle! Une Chanteuse bergĂšre vient, et dit Ă Arlequin. Aimez, aimez, rien n'est si doux. Arlequin, lĂ -dessus, rĂ©pond. - Apprenez, apprenez-moi cela. La Chanteuse continue en le regardant. Ah! que je plains votre ignorance. Quel bonheur pour moi, quand j'y pense, Elle montre le chanteur. Qu'Atys en sache plus que vous! La FĂ©e, alors en se levant, dit Ă Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous? Arlequin. - Je sens un grand appĂ©tit. Trivelin. - C'est-Ă -dire qu'il soupire aprĂšs sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, aprĂšs quoi nous irons manger. Un paysan danse. La FĂ©e se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la FĂ©e le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser? Arlequin, en se rĂ©veillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon pĂšre, eh! je ne vois point ma mĂšre! La FĂ©e, Ă Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-ĂÂȘtre, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener oĂÂč il voudra. Ils sortent tous. ScĂšne IV Silvia, Le Berger La scĂšne change et reprĂ©sente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scĂšne en habit de bergĂšre, une houlette Ă la main, un berger la suit. Le Vous me fuyez, belle Silvia? Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour. Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens. Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi. Le Berger. - VoilĂ ce qui me dĂ©sespĂšre. Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergĂšres ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre Ă ĂÂȘtre bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne. Le Berger. - HĂ©las! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-mĂÂȘme. Silvia. - Apparemment que ce secret-lĂ ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fĂÂąchĂ©e; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous? Le Berger. - Moi, je vous ai vue voilĂ tout. Silvia. - Voyez quelle diffĂ©rence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-ĂÂȘtre, mais ne me gĂÂȘnez point. Par exemple, Ă prĂ©sent, je vous haĂÂŻrais si vous restiez ici. Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise. Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnĂÂȘte d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergĂšres se cachent de cela. Le Berger. - Personne ne nous voit. Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres. Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois Ă moi. Silvia. - Oui, oui. ScĂšne V Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment aprĂšs que Silvia a Ă©tĂ© seule. Silvia. - Que ce berger me dĂ©plaĂt avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de mĂ©chante humeur. Et puis voyant Arlequin. Mais qui est-ce qui vient lĂ ? Ah mon Dieu le beau garçon! Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, lĂ il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure Ă©tonnĂ© et courbĂ©; petit Ă petit et par secousses il se redresse le corps quand il s'est entiĂšrement redressĂ©, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrĂÂȘte, et dit. - Vous ĂÂȘtes bien pressĂ©e? Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas. Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous? Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien. Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous ĂÂȘtes jolie! Silvia. - Vous ĂÂȘtes bien obligeant. Arlequin. - Oh point, je dis la vĂ©ritĂ©. Silvia, en riant un peu Ă son tour. - Vous ĂÂȘtes bien joli aussi, vous. Arlequin. - Tant mieux oĂÂč demeurez-vous? je vous irai voir. Silvia. - Je demeure tout prĂšs; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait. Arlequin. - Ce berger-lĂ vous aime? Silvia. - Oui. Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous? Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir Ă bout. Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez? Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisĂ©. Arlequin. - Tout de bon? Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais oĂÂč demeurez-vous aussi? Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison. Silvia. - Quoi! chez la fĂ©e? Arlequin. - Oui. Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur. Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chĂšre amie? Silvia. - C'est que cette fĂ©e est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitiĂ© ne tienne pas. Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. Et puis tendrement. Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur. Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours? Arlequin. - Tant que je serai en vie. Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'Ă©cartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous? Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fĂÂąchent! Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir? Arlequin. - Sans faute. En disant cela il lui prend la main et il ajoute Oh les jolis petits doigts! Il lui baise la main et dit Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela. Silvia rit et dit. - Adieu donc. Et puis Ă part. VoilĂ que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela. Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner. Arlequin. - Mon amie! Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin. Ah! c'est mon mouchoir, donnez. Arlequin le tend, et puis retire la main; il hĂ©site, et enfin il le garde, et dit - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie qu'est-ce que vous en faites? Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec. Arlequin, en le dĂ©ployant. - Et par oĂÂč vous sert-il, afin que je le baise par lĂ ? Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hĂÂąte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'Ă tantĂÂŽt. Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi. ScĂšne VI La fĂ©e, Trivelin La scĂšne change, et reprĂ©sente le jardin de la FĂ©e. La FĂ©e. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goĂ»tĂ©? Trivelin. - Oui, goĂ»tĂ© comme quatre il excelle en fait d'appĂ©tit. La FĂ©e. - OĂÂč est-il Ă prĂ©sent? Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle Ă vous apprendre. La FĂ©e. - Quoi, qu'est-ce que c'est? Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir. La FĂ©e. - Je suis ravie de ne m'y ĂÂȘtre point rencontrĂ©e; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus. Trivelin. - En vĂ©ritĂ©, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassĂ© de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous Ă©pouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantĂÂŽt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-lĂ il n'en tĂÂątera qu'en idĂ©e, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne rĂ©alitĂ©. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui? La FĂ©e. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti Ă prendre que de le tromper. Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience? La FĂ©e. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tĂÂȘte, qu'Ă m'amuser Ă consulter ma conscience sur une bagatelle. Trivelin, Ă part. - VoilĂ ce qui s'appelle un coeur de femme complet. La FĂ©e. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilĂ qui vient Ă nous qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'Ă l'ordinaire? ScĂšne VII La FĂ©e, Trivelin, Arlequin Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage. La FĂ©e, continuant de parler Ă Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi Ă cĂÂŽtĂ© de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles. Arlequin arrive au bord du thĂ©ĂÂątre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement. La FĂ©e, Ă Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraĂt singulier. OĂÂč a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvĂ©? Ah! si cela Ă©tait, Trivelin, toutes ces postures-lĂ seraient peut-ĂÂȘtre de bon augure. Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc. La FĂ©e. - Oh non! Je veux lui parler, mais Ă©loignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'Ă©loigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promĂšne en long en chantant Ter li ta ta li ta. La FĂ©e. - Bonjour, Arlequin. Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre trĂšs humble serviteur. La FĂ©e, Ă part Ă Trivelin. - Comment! voilĂ des maniĂšres! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici. Arlequin, Ă la FĂ©e. - Madame, voulez-vous avoir la bontĂ© de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne? La FĂ©e, charmĂ©e Ă Trivelin. - Trivelin, entends-tu? Et puis Ă Arlequin. Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se sĂ©parer d'eux, on les perd de vue avec chagrin enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des dĂ©sirs. Arlequin, en sautant d'aise et comme Ă part. - M'y voilĂ . La FĂ©e. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis lĂ ? Arlequin, d'un air indiffĂ©rent. - Non, c'est une curiositĂ© que j'ai. Trivelin. - Il jase vraiment! La FĂ©e. - Il jase, il est vrai, mais sa rĂ©ponse ne me plaĂt pas mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez? Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense. La FĂ©e, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? OĂÂč avez-vous pris ce mouchoir? Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris Ă terre. La FĂ©e. - A qui est-il? Arlequin. - Il est Ă ... Et puis s'arrĂÂȘtant. Je n'en sais rien. La FĂ©e. - Il y a quelque mystĂšre dĂ©solant lĂ -dessous! Donnez-moi ce mouchoir! Elle lui arrache, et aprĂšs l'avoir regardĂ© avec chagrin, et Ă part. Il n'est pas Ă moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me dĂ©couvrirait rien. Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charitĂ© de me rendre le mouchoir. La FĂ©e, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'ĂÂŽter, puisqu'il vous fait plaisir. Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va. La FĂ©e, le regardant. - Vous me quittez; oĂÂč allez-vous? Arlequin. - Dormir sous un arbre. La FĂ©e, doucement. - Allez, allez. ScĂšne VIII La FĂ©e, Trivelin La FĂ©e. - Ah! Trivelin, je suis perdue. Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure oĂÂč je ne comprends rien, que serait-il donc arrivĂ© Ă ce petit peste-lĂ ? La FĂ©e, au dĂ©sespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraĂtre aimable! As-tu vu comme il est changĂ©? As-tu remarquĂ© de quel air il me parlait? combien sa physionomie Ă©tait devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grĂÂąces-lĂ ! Il a dĂ©jĂ de la dĂ©licatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire Ă qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir dĂ©jĂ tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant dĂ©sirĂ©, et je sens qu'il mĂ©ritera d'ĂÂȘtre adorĂ©; je suis au dĂ©sespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de dĂ©couvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux oĂÂč ils pourront se voir. Cherche de ton cĂÂŽtĂ©, va vite, je me meurs. ScĂšne IX Silvia, une de ses cousines La scĂšne change et reprĂ©sente une prairie oĂÂč de loin paissent des moutons. Silvia. - ArrĂÂȘte-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientĂÂŽt contĂ© mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'Ă©tais ici quand il est venu; dĂšs qu'il s'est approchĂ©, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approchĂ© aussi, il m'a parlĂ©; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'Ă©tais plus contente que si on m'avait donnĂ© tous les moutons du hameau vraiment je ne m'Ă©tonne pas si toutes nos bergĂšres sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientĂÂŽt; il m'a dĂ©jĂ baisĂ© la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire? La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sĂ©vĂšre, cela entretient l'amour d'un amant. Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisĂ© que cela pour l'entretenir? La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes. Silvia. - Eh! comment s'en empĂÂȘcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gĂÂȘner. La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine. ScĂšne X Silvia, un moment aprĂšs. - Que je suis inquiĂšte! j'aimerais autant ne point aimer que d'ĂÂȘtre obligĂ©e d'ĂÂȘtre sĂ©vĂšre; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilĂ qui est Ă©trange; on devrait bien changer une maniĂšre si incommode; ceux qui l'on inventĂ©e n'aimaient pas tant que moi. ScĂšne XI Silvia, Arlequin Arlequin arrive. Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine Ă me retenir! DĂšs qu'Arlequin l'aperçoit, il vient Ă elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attachĂ© le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantĂÂŽt il baise le mouchoir, tantĂÂŽt il caresse Silvia. Arlequin. - Vous voilĂ donc, mon petit coeur? Silvia, en riant. - Oui, mon amant. Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir? Silvia. - Assez. Arlequin, en rĂ©pĂ©tant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez. Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage. Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraĂt embarrassĂ©. Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela. Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots. Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins. Arlequin, fĂÂąchĂ©. - Ne voilĂ -t-il pas encore? Allez, vous ĂÂȘtes une trompeuse. Il pleure. Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - HĂ©las! mon petit amant, ne pleurez pas. Arlequin, continuant de gĂ©mir. - Vous m'aviez promis votre amitiĂ©. Silvia. - Eh! je vous l'ai donnĂ©e. Arlequin. - Non quand on aime les gens, on ne les empĂÂȘche pas de baiser sa main. En lui offrant la sienne. Tenez, voilĂ la mienne; voyez si je ferai comme vous. Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. LĂ , lĂ , consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais Ă©coutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitiĂ© moins qu'il n'y en a. Cela n'empĂÂȘchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous ĂÂŽterait votre amitiĂ©, on me l'a dit. Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge ce sont des causeurs qui n'entendent rien Ă notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-lĂ sont bonnes Ă mon amitiĂ©. Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marchĂ© de peur d'accident toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitiĂ© pour vous, je vous rĂ©pondrai que je n'en ai guĂšre, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie. Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drĂÂŽle! je le veux bien; mais avant ce marchĂ©-lĂ , laissez-moi baiser votre main Ă mon aise, cela ne sera pas du jeu. Silvia. - Baisez, cela est juste. Arlequin lui baise et rebaise la main, et aprĂšs, faisant rĂ©flexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-ĂÂȘtre que le marchĂ© nous fĂÂąchera tous deux. Silvia. - Eh! quand cela nous fĂÂąchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maĂtres? Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrĂÂȘtĂ©? Silvia. - Oui. Arlequin. - Cela sera tout divertissant voyons pour voir. Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire. M'aimez-vous beaucoup? Silvia. - Pas beaucoup. Arlequin, sĂ©rieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement... Silvia, riant. - Eh! sans doute. Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! Et puis pour badiner encore. Donnez-moi votre main, ma mignonne. Silvia. - Je ne le veux pas. Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien. Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire. Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fĂÂąchĂ©. Silvia. - Vous badinez, mon amant? Arlequin, comme tristement toujours. - Non. Silvia. - Quoi! c'est tout de bon? Arlequin. - Tout de bon. Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc. ScĂšne XII La FĂ©e, Arlequin, Silvia Ici la FĂ©e qui les cherchait arrive, et dit Ă part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur! Arlequin, aprĂšs avoir baisĂ© la main de Silvia. - Dame! je badinais. Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapĂ©e, mais j'en profite aussi. Arlequin, qui lui tient toujours la main. - VoilĂ un petit mot qui me plaĂt comme tout. La FĂ©e, Ă part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. Elle retourne son anneau. Silvia, effrayĂ©e de la voir, fait un cri. - Ah! Arlequin, de son cĂÂŽtĂ©. - Ouf! La FĂ©e, Ă Arlequin avec altĂ©ration. - Vous en savez dĂ©jĂ beaucoup! Arlequin, embarrassĂ©. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous Ă©tiez lĂ . La FĂ©e, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi. AprĂšs ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire. Silvia, touchĂ©e, dit. - MisĂ©ricorde! La FĂ©e alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas. ScĂšne XIII Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la mĂ©chante femme, je tremble encore de peur. HĂ©las! peut-ĂÂȘtre qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle allons. Silvia lĂ -dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute Ah! cette magicienne m'a jetĂ© un sortilĂšge aux jambes. A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever. Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitiĂ© de moi, au secours, au secours! Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous. Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis. Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlĂšvent en criant. ScĂšne XIV La scĂšne change et reprĂ©sente le jardin de la FĂ©e. La FĂ©e paraĂt avec Arlequin, qui marche devant elle dans la mĂÂȘme posture qu'il a fait ci-devant, et la tĂÂȘte baissĂ©e. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraĂtre aimable Ă tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgrĂ© tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misĂ©rable bergĂšre! RĂ©ponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle. Arlequin, feignant d'ĂÂȘtre retombĂ© dans sa bĂÂȘtise. - Qu'est-ce que vous voulez? La FĂ©e. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupiditĂ© que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix. Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez. La FĂ©e. - Tu trembles pour elle. Arlequin. - C'est que je n'aime Ă voir mourir personne. La FĂ©e. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes. Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colĂšre contre nous. La FĂ©e, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir dĂ©sespĂ©rĂ©e, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve Ă connaĂtre les avantages que je t'offre. Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous ĂÂȘtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage. La FĂ©e. - Eh! de quoi? Arlequin. - C'est que j'ai laissĂ© prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous. La FĂ©e soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas? Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime Ă la folie. La FĂ©e. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit Ă©pouser un berger du village qui est son amant si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-mĂÂȘme. Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilĂ des paroles qui me rendent malade. Et puis vite. Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous Ă©pouserai devant ses deux yeux pour la punir. La FĂ©e. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher. Arlequin, encore Ă©mu. - Oui; mais vous ĂÂȘtes bien fine, si vous ĂÂȘtes lĂ quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensĂ©e. La FĂ©e. - Je me retirerai. Arlequin. - La peste! vous ĂÂȘtes une sorciĂšre, vous nous jouerez un tour comme tantĂÂŽt, et elle s'en doutera vous ĂÂȘtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette. La FĂ©e. - Je te le jure, foi de fĂ©e. Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-lĂ est bon; mais je me souviens Ă cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx. La FĂ©e. - C'est la mĂÂȘme chose. Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur. La FĂ©e, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amĂšne ici. Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gĂ©mir en me promenant. Il sort. ScĂšne XV La FĂ©e, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'Ă©pouvanter la bergĂšre sans ĂÂȘtre prĂ©sente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau Ă Trivelin qui les Ă©coutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit Appelons-le Trivelin! Trivelin! ScĂšne XVI La FĂ©e, Trivelin Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame? La FĂ©e. - Faites venir ici cette bergĂšre, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quittĂ© cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir Ă©couter leur entretien, avec la prĂ©caution de retourner la bague, pour n'ĂÂȘtre point vu d'eux; aprĂšs quoi, vous me redirez leur discours entendez-vous? Soyez exact, je vous prie. Trivelin. - Oui, Madame. Il sort pour aller chercher Silvia. ScĂšne XVII La FĂ©e, Silvia La FĂ©e, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espĂ©rance; mais voici ma rivale. Silvia entre. La FĂ©e en colĂšre. Approchez, approchez. Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empĂÂȘcher de l'ĂÂȘtre. La FĂ©e, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la dĂ©chirerais. Haut. Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont prĂ©parĂ©s, si vous ne m'obĂ©issez. Silvia, en tremblant. - HĂ©las! vous n'avez qu'Ă dire. La FĂ©e. - Arlequin va paraĂtre ici je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraĂtrai point dans votre conversation, mais je serai Ă vos cĂÂŽtĂ©s sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la derniĂšre rigueur, s'il vous Ă©chappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcĂ©e Ă lui parler comme je le veux, tout est prĂÂȘt pour votre supplice. Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra Ă pleurer, et je me mettrai Ă pleurer aussi vous savez bien que cela est immanquable. La FĂ©e, en colĂšre. - Vous osez me rĂ©sister! Paraissez, esprits infernaux, enchaĂnez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter. Des esprit entrent. Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible? La FĂ©e, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort Ă ses yeux. Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la FĂ©e, vous n'avez qu'Ă le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela. La FĂ©e. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. Aux esprits. Otez-lui ses fers. A Silvia. Quand vous lui aurez parlĂ©, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'ĂÂȘtre contente il va venir, attendez ici. La FĂ©e sort et les diables aussi. ScĂšne XVIII Silvia, Arlequin, Trivelin Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-mĂÂȘme. Ah! maudite fĂ©e! Mais essuyons mes yeux, le voilĂ qui vient. Arlequin entre alors triste et la tĂÂȘte penchĂ©e, il ne dit mot jusqu'auprĂšs de Silvia, il se prĂ©sente Ă elle, la regarde un moment sans parler; et aprĂšs, Trivelin invisible entre. Arlequin. - Mon amie! Silvia, d'un air libre. - Eh bien? Arlequin. - Regardez-moi. Silvia, embarrassĂ©e. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hĂÂąte, qu'est-ce que vous voulez? Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbĂ©? Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'Ă©tait que pour me donner du plaisir. Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fĂ©e n'est point ici, car elle en a jurĂ©. Et puis en flattant Silvia. LĂ , lĂ , remettez-vous, mon petit coeur dites, ĂÂȘtes-vous une perfide? Allez-vous ĂÂȘtre la femme d'un vilain berger? Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai. Arlequin, lĂ -dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi. Silvia, Ă part. - Le courage me manque. Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche. Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire? Alors Arlequin sans rĂ©pondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac. Silvia, effrayĂ©e. - Ah! il va se tuer; arrĂÂȘtez-vous, mon amant! j'ai Ă©tĂ© obligĂ©e de vous dire des menteries Et puis en parlant Ă la FĂ©e qu'elle croit Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Madame la FĂ©e, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est. Arlequin, Ă ces mots cessant son dĂ©sespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'Ă©vanouis d'aise. Silvia le soutient. Trivelin, alors, paraĂt tout d'un coup Ă leurs yeux. Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilĂ la FĂ©e. Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la FĂ©e; mais elle m'a donnĂ© son anneau, afin que je vous Ă©coutasse sans ĂÂȘtre vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants Ă sa fureur aussi bien ne mĂ©rite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidĂšle au plus gĂ©nĂ©reux magicien du monde, Ă qui je suis dĂ©vouĂ© soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mĂ©content de vous, Silvia; et que de votre cĂÂŽtĂ© vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la FĂ©e qui m'attend, Ă qui je dirai que vous vous ĂÂȘtes parfaitement acquittĂ©e de ce qu'elle vous avait ordonnĂ© elle sera tĂ©moin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la FĂ©e, et alors en l'assurant que vous ne songez plus Ă Silvia infidĂšle, vous jurerez de vous attacher Ă elle, et tĂÂącherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dĂšs qu'elle sera dans vos mains, la FĂ©e n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-mĂÂȘme d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maĂtre. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinĂ©e qu'il vous plaira. Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous rĂ©compense. Arlequin. - Oh! quel honnĂÂȘte homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards. Trivelin. - PrĂ©parez-vous, je vais amener ici la FĂ©e. ScĂšne XIX Arlequin, Silvia Arlequin. - Ma chĂšre amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela. Silvia, en l'arrĂÂȘtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas Ă cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. La FĂ©e entre. Arlequin, comme en colĂšre. - Allons, petite coquine. ScĂšne XX La FĂ©e, Trivelin, Silvia, Arlequin Trivelin, Ă la FĂ©e en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'ĂÂȘtre contente. Arlequin, continuant Ă gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontĂ©e! sortez d'ici, mort de ma vie! Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drĂÂŽle! Adieu, adieu, je m'en vais Ă©pouser mon amant une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. Et puis Silvia dit Ă la FĂ©e Madame, voulez-vous que je m'en aille? La FĂ©e, Ă Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin. ScĂšne XXI La FĂ©e, Arlequin La FĂ©e. - Je vous avais dit la vĂ©ritĂ©, comme vous voyez Arlequin, comme indiffĂ©rent. - Oh! je me soucie bien de cela c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, Ă prĂ©sent je vois bien que vous ĂÂȘtes une bonne personne. Fi! que j'Ă©tais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme. La FĂ©e. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc? Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurĂ©ment la vue trouble. Tenez, cela m'avait fĂÂąchĂ© d'abord, mais Ă prĂ©sent je donnerais toutes les bergĂšres des champs pour une mauvaise Ă©pingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-ĂÂȘtre plus envie de moi, Ă cause que j'ai Ă©tĂ© si bĂÂȘte? La FĂ©e, charmĂ©e. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maĂtre, mon mari; oui, je t'Ă©pouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content? Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! Et lui prenant la main. Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. C'est son chapeau. Et puis encore cela. C'est son Ă©pĂ©e. LĂ -dessus, en badinant, il lui met son Ă©pĂ©e au cĂÂŽtĂ©, et dit en lui prenant sa baguette Et je m'en vais mettre ce bĂÂąton Ă mon cĂÂŽtĂ©. Quand il tient la baguette, La FĂ©e, inquiĂšte, lui dit Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez. Arlequin, se reculant aux approches de la FĂ©e, tournant autour du thĂ©ĂÂątre, et d'une façon reposĂ©e. - Tout doucement, tout doucement! La FĂ©e, encore plus alarmĂ©e. - Donnez donc vite, j'en ai besoin. Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous lĂ ; et soyez sage. La FĂ©e tombe sur le siĂšge de gazon mis auprĂšs de la grille du thĂ©ĂÂątre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie. Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantĂÂŽt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la FĂ©e, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorciĂšre, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin oĂÂč sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt Ă sa voix. ScĂšne derniĂšre Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chĂšre amie, voilĂ la machine; je suis sorcier Ă cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorciĂšre aussi. Il lui donne la baguette. Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux. A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit Vous ĂÂȘtes notre maĂtresse, que voulez-vous de nous? Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - VoilĂ encore ces vilains hommes qui me font peur. Arlequin, fĂÂąchĂ©. - Jarni, je vous apprendrai Ă vivre. A Silvia. Donnez-moi ce bĂÂąton, afin que je les rosse. Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son Ă©pĂ©e; il bat aprĂšs les danseurs, les chanteurs, et jusqu'Ă Trivelin mĂÂȘme. Silvia, lui dit, en l'arrĂÂȘtant. - En voilĂ assez, mon ami. Arlequin menace toujours tout le monde, et va Ă la FĂ©e qui est sur le banc, et la menace aussi. Silvia, alors, s'approche Ă son tour de la FĂ©e et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'ĂÂȘtes donc plus si mĂ©chante? La FĂ©e retourne la tĂÂȘte en jetant des regards de fureur sur eux. Silvia. - Oh! qu'elle est en colĂšre. Arlequin, alors Ă la FĂ©e. - Tout doux, je suis le maĂtre; allons, qu'on nous regarde tout Ă l'heure agrĂ©ablement. Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons gĂ©nĂ©reux la compassion est une belle chose. Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis aprĂšs nous irons nous faire roi quelque part. Annibal Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 3 mars 1720 Acteurs Laodice, fille de Prusias. Flaminius, ambassadeur romain. HiĂ©ron, confident de Prusias. Amilcar, confident d'Annibal. Flavius, confident de Flaminius. Egine, confidente de Laodice. La scĂšne est dans le palais de Prusias. Acte premier ScĂšne premiĂšre Laodice, Egine Egine Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes, Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes. Quel important sujet a pu donc aujourd'hui Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui? Laodice Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie? Egine Laodice Pourquoi faut-il que je le voie? Sans lui j'allais, sans trouble, Ă©pouser Annibal. O Rome! que ton choix Ă mon coeur est fatal! Ecoute, je veux bien t'apprendre, chĂšre Egine, Des pleurs que je versais la secrĂšte origine Trois ans se sont passĂ©s, depuis qu'en ces Etats Le mĂÂȘme ambassadeur vint trouver Prusias. Je n'avais jamais vu de Romain chez mon pĂšre; Je pensais que d'un roi l'auguste caractĂšre L'Ă©levait au-dessus du reste des humains Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains. Je vis du moins mon pĂšre, ornĂ© du diadĂšme, Honorer ce Romain, le respecter lui-mĂÂȘme; Et, s'il te faut ici dire la vĂ©ritĂ©, Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flattĂ©. Cependant ces respects et cette dĂ©fĂ©rence BlessĂšrent en secret l'orgueil de ma naissance. J'eus peine Ă voir un roi qui me donna le jour, DĂ©pouillĂ© de ses droits, courtisan dans sa cour, Et d'un front couronnĂ© perdant toute l'audace, Devant Flaminius n'oser prendre sa place. J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain Des regards qui marquaient un gĂ©nĂ©reux dĂ©dain. Mais du destin sans doute un injuste caprice Veut devant les Romains que tout orgueil flĂ©chisse Mes dĂ©daigneux regards rencontrĂšrent les siens, Et les siens, sans effort, confondirent les miens. Jusques au fond du coeur je me sentis Ă©mue; Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue. Je perdis sans regret un impuissant courroux; Mon propre abaissement, Egine, me fut doux. J'oubliai ces respects qui m'avaient offensĂ©e; Mon pĂšre mĂÂȘme alors sortit de ma pensĂ©e Je m'oubliai moi-mĂÂȘme, et ne m'occupai plus Qu'Ă voir et n'oser voir le seul Flaminius. Egine, ce rĂ©cit, que j'ai honte de faire, De tous mes mouvements t'explique le mystĂšre. Egine De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur. Sans doute, Ă votre tour, vous surprĂtes le coeur. Laodice J'ignore jusqu'ici si je touchai son ĂÂąme J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme; J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien. Je le crus cependant, et si sur l'apparence Il est permis de prendre un peu de confiance, Egine, il me sembla que, pendant son sĂ©jour, Dans son silence mĂÂȘme Ă©clatait son amour. Mille indices pressants me le faisaient comprendre Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre; Moi-mĂÂȘme, que l'amour sut peut-ĂÂȘtre tromper, Je les sens, et ne puis te les dĂ©velopper. Flaminius partit, Egine, et je veux croire Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire. HĂ©las! pour revenir Ă ma tranquillitĂ©, Que de maux Ă mon coeur n'en a-t-il pas coĂ»tĂ©! J'appelai vainement la raison Ă mon aide Elle irrite l'amour, loin d'y porter remĂšde. Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux, En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux. Je ne me servis plus d'un secours inutile; J'attendis que le temps vĂnt me rendre tranquille Je le devins, Egine, et j'ai cru l'ĂÂȘtre enfin, Quand j'ai su le retour de ce mĂÂȘme Romain. Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste? Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains, Pourrais-je me flatter que mes feux sont Ă©teints? D'oĂÂč naĂtraient dans mon coeur de si promptes alarmes? Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes? Cependant, chĂšre Egine, Annibal a ma foi, Et je suis destinĂ©e Ă vivre sous sa loi. Sans amour, il est vrai, j'allais ĂÂȘtre asservie; Mais j'allais partager la gloire de sa vie. Mon ĂÂąme, que flattait un partage si grand, Se disait qu'un hĂ©ros valait bien un amant. HĂ©las! si dans ce jour mon amour se ranime, Je deviendrai bien moins Ă©pouse que victime. N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui, J'achĂšverai l'hymen qui doit m'unir Ă lui, Et dĂ»t mon coeur brĂ»ler d'une ardeur Ă©ternelle, Egine, il a ma foi; je lui serai fidĂšle. Egine Madame, le voici. ScĂšne II Laodice, Annibal, Egine, Amilcar Annibal Puis-je, sans me flatter, EspĂ©rer qu'un moment vous voudrez m'Ă©couter? Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage, De mes tristes soupirs vous prĂ©senter l'hommage C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur, Quand on n'a plus de grĂÂące Ă vanter son ardeur. Un soin qui me sied mieux, mais moins cher Ă mon ĂÂąme, M'invite en ce moment Ă vous parler, Madame. On attend dans ces lieux un agent des Romains, Et le roi votre pĂšre ignore ses desseins; Mais je crois les savoir. Rome me persĂ©cute. Par moi, Rome autrefois se vit prĂšs de sa chute; Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi. Son pouvoir est peu sĂ»r tant qu'il respire un homme Qui peut apprendre aux rois Ă marcher jusqu'Ă Rome. A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur M'en Ă©carte aussitĂÂŽt par un ambassadeur; Je puis porter trop loin le succĂšs de leurs armes, VoilĂ ce qui nourrit ses prudentes alarmes Et de l'ambassadeur, peut-ĂÂȘtre, tout l'emploi Est de n'oublier rien pour m'Ă©loigner du roi. Il va mĂÂȘme essayer l'impĂ©rieux langage Dont Ă ses envoyĂ©s Rome prescrit l'usage; Et ce piĂšge grossier, que tend sa vanitĂ©, Souvent de plus d'un roi surprit la fermetĂ©. Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse, Vous possĂ©dez du roi l'estime et la tendresse Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur En demander ici l'usage en ma faveur. Se soustraire au bienfait d'une ĂÂąme vertueuse, C'est soi-mĂÂȘme souvent l'avoir peu gĂ©nĂ©reuse. Annibal, destinĂ© pour ĂÂȘtre votre Ă©poux, N'aura point Ă rougir d'avoir comptĂ© sur vous Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire. Laodice Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur, L'espoir que vous formez rend justice Ă mon coeur. L'inviolable foi que je vous ai donnĂ©e M'associe aux hasards de votre destinĂ©e. Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins, Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins. Croyez Ă votre tour que j'ai l'ĂÂąme trop fiĂšre Pour qu'Annibal en vain m'eĂ»t fait une priĂšre. Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous dĂ©fiez, Sera plus vertueux que vous ne le croyez Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne, Vos intĂ©rĂÂȘts n'ont pas besoin qu'on les soutienne. Annibal Non, je m'occupe ici de plus nobles projets, Et ne vous parle point de mes seuls intĂ©rĂÂȘts. Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire. Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur. Quand je serais rĂ©duit au plus obscur asile, J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille, Si d'un roi gĂ©nĂ©reux les soins et l'amitiĂ©, Le noeud dont avec vous je dois ĂÂȘtre liĂ©, N'avaient rempli mon coeur de la douce espĂ©rance Que ce bras fera foi de ma reconnaissance; Et que l'heureux Ă©poux dont vous avez fait choix, Sur de nouveaux sujets Ă©tablissant vos lois, Justifiera l'honneur que me fait Laodice, En souffrant que ma main Ă la sienne s'unisse. Oui, je voudrais encor par des faits Ă©clatants RĂ©parer entre nous la distance des ans, Et de tant de lauriers orner cette vieillesse, Qu'elle effaçĂÂąt l'Ă©clat que donne la jeunesse. Mais mon courage en vain mĂ©dite ces desseins, Madame, si le roi ne rĂ©siste aux Romains Je ne vous dirai point que le SĂ©nat, peut-ĂÂȘtre, Deviendra par degrĂ©s son tyran et son maĂtre; Et que, si votre pĂšre obĂ©it aujourd'hui, Ce maĂtre ordonnera de vous comme de lui; Qu'on verra quelque jour sa politique injuste Disposer de la main d'une princesse auguste, L'accorder quelquefois, la refuser aprĂšs, Au grĂ© de son caprice ou de ses intĂ©rĂÂȘts, Et d'un lĂÂąche alliĂ© trop payer le service, En lui livrant enfin la main de Laodice. Laodice Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux, Mon pĂšre le reçut comme un prĂ©sent, des dieux, Et sans doute il connut quel Ă©tait l'avantage De pouvoir acquĂ©rir des droits sur son courage, De se l'approprier en se liant Ă vous, En vous donnant enfin le nom de mon Ă©poux. Sans la guerre, il aurait conclu notre hymĂ©nĂ©e; Mais il n'est pas moins sĂ»r, et j'y suis destinĂ©e. Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi, Si jamais les Romains disposeront de moi; Si jamais leur SĂ©nat peut Ă prĂ©sent s'attendre Que de son fier pouvoir le roi veuille dĂ©pendre. Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui Juger si vous aurez besoin de mon appui. ScĂšne III Prusias, Annibal, Amilcar Prusias Enfin, Flaminius va bientĂÂŽt nous instruire Des motifs importants qui peuvent le conduire. Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir, Et dĂ©jĂ je m'apprĂÂȘte Ă l'aller recevoir. Annibal Qu'entends-je? vous, Seigneur! Prusias D'oĂÂč vient cette surprise? Je lui fais un honneur que l'usage autorise J'imite mes pareils. Annibal Et n'ĂÂȘtes-vous pas roi? Prusias Seigneur, ceux dont je parle ont mĂÂȘme rang que moi. Annibal Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaĂtre Des hommes, par abus appelĂ©s rois sans l'ĂÂȘtre; Des esclaves de Rome, et dont la dignitĂ© Est l'ouvrage insolent de son autoritĂ©; Qui, du trĂÂŽne hĂ©ritiers, n'osent y prendre place, Si Rome auparavant n'en a permis l'audace; Qui, sur ce trĂÂŽne assis, et le sceptre Ă la main, S'abaissent Ă l'aspect d'un citoyen romain; Des rois qui, soupçonnĂ©s de dĂ©sobĂ©issance, Prouvent Ă force d'or leur honteuse innocence, Et que d'un fier SĂ©nat l'ordre souvent fatal Expose en criminels devant son tribunal; MĂ©prisĂ©s des Romains autant que mĂ©prisables? VoilĂ ceux qu'un monarque appelle ses semblables! Ces rois dont le SĂ©nat, sans armer de soldats, A de vils concurrents adjuge les Etats; Ces clients, en un mot, qu'il punit et protĂšge, Peuvent de ses agents augmenter le cortĂšge. Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont, Si vous devez encor imiter ce qu'ils font. Prusias Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie, S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie, Ce lĂÂąche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux, Autant qu'Ă vous, Seigneur, me paraĂt odieux Mais donner au SĂ©nat quelque marque d'estime, Rendre Ă ses envoyĂ©s un honneur lĂ©gitime, Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine Ă penser Qu'Ă de honteux Ă©gards ce fĂ»t se rabaisser; Je crois pouvoir enfin les imiter moi-mĂÂȘme, Et n'en garder pas moins les droits du rang suprĂÂȘme. Annibal Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifiĂ©, En courant au-devant des pas d'un envoyĂ©! C'est montrer votre estime, en produire des marques Que vous ne croyez pas indignes des monarques! L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi, Voyez-vous le SĂ©nat? et qu'est-ce donc qu'un roi? Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie L'ĂÂąme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie? Et quel est donc enfin le charme ou le poison Dont Rome semble avoir altĂ©rĂ© leur raison? Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trĂÂŽne, Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne; Et d'un commun accord, ces maĂtres des humains, Sans s'en apercevoir, respectent les Romains! O rois! et ce respect, vous l'appelez estime! Je ne m'Ă©tonne plus si Rome vous opprime. Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement Qui vous fait un devoir de votre abaissement. Vous rĂ©gnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance. Au trĂÂŽne, votre place, attendez sa prĂ©sence. Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain, Laissez-le jusqu'Ă vous poursuivre son chemin. De quel droit le SĂ©nat pourrait-il donc prĂ©tendre Des respects qu'Ă vous-mĂÂȘme il ne voudrait pas rendre? Mais que vous dis-je? Ă Rome, Ă peine un sĂ©nateur Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur, Et vous apercevant dans une foule obscure, Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure. De combien cependant ĂÂȘtes-vous au-dessus De chaque sĂ©nateur!... Prusias Seigneur, n'en parlons plus. J'avais cru faire un pas d'une moindre importance Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance, Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui Des soins moins Ă©clatants m'excusent envers lui. ScĂšne IV Annibal, Amilcar Amilcar Seigneur, nous sommes seuls oserais-je vous dire Ce que le ciel peut-ĂÂȘtre en ce moment m'inspire? Je connais peu le roi; mais sa timiditĂ© Semble vous prĂ©sager quelque infidĂ©litĂ©. Non qu'Ă prĂ©sent son coeur manque pour vous de zĂšle; Sans doute il a dessein de vous ĂÂȘtre fidĂšle Mais un prince Ă qui Rome imprime du respect, De peu de fermetĂ© doit vous ĂÂȘtre suspect. Ces timides Ă©gards vous annoncent un homme Assez faible, Seigneur, pour vous livrer Ă Rome. Qui sait si l'envoyĂ© qu'on attend aujourd'hui Ne vient pas, de sa part, vous demander Ă lui? Pendant que de ces lieux la retraite est facile, M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile; Et sans attendre ici... Annibal Nomme-moi des Etats Plus sĂ»rs pour Annibal que ceux de Prusias. Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides; Je les ai trouvĂ©s tous ou lĂÂąches ou perfides. Amilcar Il en serait peut-ĂÂȘtre encor de gĂ©nĂ©reux Mais une autre raison fait vos dĂ©goĂ»ts pour eux Et si vous n'espĂ©riez d'Ă©pouser Laodice, Peut-ĂÂȘtre Ă quelqu'un d'eux rendriez-vous justice. Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours Que me dicte mon zĂšle et le soin de vos jours. Annibal Crois-tu que l'intĂ©rĂÂȘt d'une amoureuse, flamme Dans cet Ă©garement pĂ»t entraĂner mon ĂÂąme? Penses-tu que ce soit seulement de ce jour Que mon coeur ait appris Ă surmonter l'amour? De ses emportements j'ai sauvĂ© ma jeunesse; J'en pourrai bien encor dĂ©fendre ma vieillesse. Nous tenterions en vain d'empĂÂȘcher que nos coeurs D'un amour imprĂ©vu ne sentent les douceurs. Ce sont lĂ des hasards Ă qui l'ĂÂąme est soumise, Et dont on peut sans honte Ă©prouver la surprise Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien, Et ne font de progrĂšs qu'autant qu'on le veut bien. Ce feu, dont on nous dit la violence extrĂÂȘme, Ne brĂ»le que le coeur qui l'allume lui-mĂÂȘme. Laodice est aimable, et je ne pense pas Qu'avec indiffĂ©rence on pĂ»t voir ses appas. L'hymen doit me donner une Ă©pouse si belle; Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle Et jamais Annibal ne pourra s'Ă©garer Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer. Mais je suis las d'aller mendier un asile, D'affliger mon orgueil d'un opprobre stĂ©rile. OĂÂč conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin. Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime. Je feins qu'il le mĂ©rite; et malgrĂ© sa frayeur, Sa vanitĂ© du moins lui tiendra lieu d'honneur. S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cĂšde, Des crimes de son coeur le mien sait le remĂšde. Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi. Mais sortons. HĂÂątons-nous de rejoindre le roi; Ne l'abandonnons point; il faut mĂÂȘme sans cesse, Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse, L'irriter contre Rome; et mon unique soin Est de me rendre ici son assidu tĂ©moin. Acte II ScĂšne premiĂšre Flavius, Flaminius Flavius Le roi ne paraĂt point, et j'ai peine Ă comprendre, Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre. Et depuis quand les rois font-ils si peu d'Ă©tat Des ministres chargĂ©s des ordres du SĂ©nat? MalgrĂ© la dignitĂ© dont Rome vous honore, Prusias Ă vos yeux ne s'offre point encore? Flaminius N'accuse point le roi de ce superbe accueil; Un roi n'en peut avoir imaginĂ© l'orgueil. J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme Ennemi dĂ©clarĂ© des respects dus Ă Rome. Le roi de son devoir ne serait point sorti; C'est du seul Annibal que ce trait est parti. Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne, Ne croit plus le respect d'usage sur le trĂÂŽne. Annibal, de son rang exagĂ©rant l'honneur, SĂšme avec la fiertĂ© la rĂ©volte en son coeur. Quel que soit le succĂšs qu'Annibal en attende, Les rois rĂ©sistent peu quand le SĂ©nat commande. DĂ©jĂ ce fugitif a dĂ» s'apercevoir. Combien ses volontĂ©s ont sur eux de pouvoir. Flavius Seigneur, Ă ce discours souffrez que je comprenne. Que vous ne venez pas pour le seul ArtamĂšne, Et que la guerre enfin que lui fait Prusias Est le moindre intĂ©rĂÂȘt qui guide ici vos pas. En vous suivant, j'en ai soupçonnĂ© le mystĂšre; Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire. Flaminius DĂ©jĂ mon amitiĂ© te l'eĂ»t dĂ©veloppĂ©, Sans les soins inquiets dont je suis occupĂ©. Je t'apprends donc qu'Ă Rome Annibal doit me suivre, Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre. VoilĂ quel est ici mon vĂ©ritable emploi, Sans d'autres intĂ©rĂÂȘts qui ne touchent que moi. Flavius Quoi! vous? Flaminius Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre. Annibal n'a que trop montrĂ© qu'il est Ă craindre. Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups Que nous devons encor plus au hasard qu'Ă nous. Et s'il n'eĂ»t, autrefois, ralenti son courage, Rome Ă©tait en danger d'obĂ©ir Ă Carthage. Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui Pourraient bien essayer de se servir de lui; Et sur ce qu'il a fait fondant leur espĂ©rance Avec moins de frayeur tenter l'indĂ©pendance Et Rome Ă les punir aurait un embarras Qu'il serait imprudent de ne s'Ă©pargner pas. Nos aigles, en un mot, trop frĂ©quemment dĂ©faites Par ce mĂÂȘme ennemi qui trouve des retraites, Qui n'a jamais craint Rome, et qui mĂÂȘme la voit Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit; Son audace, son nom et sa haine implacable, Tout, jusqu'Ă sa dĂ©faite, est en lui formidable, Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous Qu'il va de Laodice ĂÂȘtre bientĂÂŽt l'Ă©poux. Ce coup est important Rome en est alarmĂ©e. Pour le rompre elle a fait avancer son armĂ©e; Elle exige Annibal, et malgrĂ© le mĂ©pris Que pour les rois tu sais que le SĂ©nat a pris, Son orgueil inquiet en fait un sacrifice, Et livre Ă mon espoir la main de Laodice. Le roi, flattĂ© par lĂ , peut en oublier mieux La valeur d'un dĂ©pĂÂŽt trop suspect en ces lieux. Pour effacer l'affront d'un pareil hymĂ©nĂ©e, Si contraire Ă la loi que Rome s'est donnĂ©e, Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur N'aurait peut-ĂÂȘtre pu sentir le dĂ©shonneur, Cette Rome facile accorde Ă la princesse Le titre qui pouvait excuser ma tendresse, La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas Qu'en faveur de mes feux j'Ă©pargne Prusias. Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-mĂÂȘme D'user ici pour lui d'une rigueur extrĂÂȘme. Il le faut en effet. Flavius Mais depuis quand, Seigneur, BrĂ»lez-vous en secret d'une si tendre ardeur? L'aimable Laodice a-t-elle fait connaĂtre Qu'elle-mĂÂȘme Ă son tour... Flaminius Prusias va paraĂtre; Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer Ce que ma confiance ose te dĂ©clarer. ScĂšne II Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi. Flaminius Rome, qui vous observe, et de qui la clĂ©mence Vous a fait jusqu'ici grĂÂące de sa vengeance, A commandĂ©, Seigneur, que je vinsse vers vous Vous dire le danger oĂÂč vous met son courroux. Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre, Entre ArtamĂšne et vous renouvellent la guerre. Rome la dĂ©sapprouve, et dĂ©jĂ le SĂ©nat Vous en avait, Seigneur, averti sans Ă©clat. Un Romain, de sa part, a dĂ» vous faire entendre Quel parti lĂ -dessus vous feriez bien de prendre; Qu'il souhaitait enfin qu'on eĂ»t, en pareil cas, Recours Ă sa justice, et non Ă des combats. Cet auguste SĂ©nat, qui peut parler en maĂtre, Mais qui donne Ă regret des preuves qu'il peut l'ĂÂȘtre, Crut que, vous Ă©pargnant des ordres rigoureux, Vous n'attendriez pas qu'il vous dĂt je le veux. Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce. Vous allez vous juger en me faisant rĂ©ponse. Ainsi, quand le pardon vous est encore offert, N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd. Pour Ă©carter de vous tout dessein tĂ©mĂ©raire, Empruntez le secours d'un effroi salutaire Voyez en quel Ă©tat Rome a mis tous ces rois Qui d'un coupable orgueil ont Ă©coutĂ© la voix. PrĂ©sentez Ă vos yeux cette foule de princes, Dont les uns vagabonds, chassĂ©s de leurs provinces, Les autres gĂ©missants; abandonnĂ©s aux fers, De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers. VoilĂ , pour imposer silence Ă votre audace, Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse. Vous vaincrez ArtamĂšne, et vos heureux destins Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains. Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente, Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mĂ©contente? Que ferez-vous du vĂÂŽtre, et qui vous sauvera Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra? Restez en paix, rĂ©gnez, gardez votre couronne Le SĂ©nat vous la laisse, ou plutĂÂŽt vous la donne. Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaĂt; Je ne vous connais point de plus grand intĂ©rĂÂȘt. Consultez nos amis ce qu'ils ont de puissance N'est que le prix heureux de leur obĂ©issance. Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition Respecte un roi qui vit sous sa protection. Prusias Seigneur, quand le SĂ©nat s'abstiendrait d'un langage Qui fait Ă tous les rois un si sensible outrage; Que, sans me conseiller le secours de l'effroi, Il dirait simplement ce qu'il attend de moi; Quand le SĂ©nat, enfin, honorerait lui-mĂÂȘme Ce front, qu'avec Ă©clat distingue un diadĂšme, Croyez-moi, le SĂ©nat et son ambassadeur N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur. Vous ne m'Ă©tonnez point, Seigneur, et la menace Fait rarement trembler ceux qui sont Ă ma place. Un roi, sans s'alarmer d'un procĂ©dĂ© si haut, Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut. C'est de ses actions la raison qui dĂ©cide, Et l'outrage jamais ne le rend plus timide. ArtamĂšne avec moi, Seigneur, fit un traitĂ© Qui de sa part encore n'est pas exĂ©cutĂ© Et quand je l'en pressais, j'appris que son armĂ©e Pour venir me surprendre Ă©tait dĂ©jĂ formĂ©e. Son perfide dessein alors m'Ă©tant connu, J'ai rassemblĂ© la mienne, et je l'ai prĂ©venu. Le SĂ©nat pourrait-il approuver l'injustice, Et d'une lĂÂąchetĂ© veut-il ĂÂȘtre complice? Son pouvoir n'est-il pas guidĂ© par la raison? Vos alliĂ©s ont-ils le droit de trahison? Et lorsque je suis prĂÂȘt d'en ĂÂȘtre la victime, M'en dĂ©fendre, Seigneur, est-ce commettre un crime? Flaminius Pourquoi nous dĂ©guiser ce que vous avez fait? A ce traitĂ© vous-mĂÂȘme avez-vous satisfait? Et pourquoi d'ArtamĂšne accuser la conduite, Seigneur, si de la vĂÂŽtre elle n'est que la suite? Vous aviez fait la paix pourquoi dans vos Etats Avez-vous conservĂ©, mĂÂȘme accru vos soldats? PrĂ©tendiez-vous, malgrĂ© cette paix solennelle, Lui laisser soupçonner qu'elle Ă©tait infidĂšle, Et l'engager Ă prendre une prĂ©caution Qui servĂt de prĂ©texte Ă votre ambition? Mais le SĂ©nat a vu votre coupable ruse, Et ne recevra point une frivole excuse. Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux. Songez-y; mais surtout tĂÂąchez de vous dĂ©fendre Du poison des conseils dont on veut vous surprendre. Annibal S'il Ă©coute les miens, ou s'il prend les meilleurs, Rome ira proposer son esclavage ailleurs. Prusias indignĂ© poursuivra la conquĂÂȘte Qu'Ă lui livrer bientĂÂŽt la victoire s'apprĂÂȘte. Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui Que pour ce fier SĂ©nat qui l'insulte aujourd'hui. Si le roi contre lui veut en faire l'Ă©preuve, Moi, qui vous parle, moi, je m'engage Ă la preuve. Flaminius Le projet est hardi. Cependant votre Ă©tat Promet dĂ©jĂ beaucoup en faveur du SĂ©nat; Et votre orgueil, rĂ©duit Ă chercher un asile, Fournit Ă Prusias un espoir bien fragile. Annibal Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal A vanter le SĂ©nat aux dĂ©pens d'Annibal. Cet Ă©tat oĂÂč je suis rappelle une matiĂšre Dont votre Rome aurait Ă rougir la premiĂšre. Ne vous souvient-il plus du temps oĂÂč dans mes mains La victoire avait mis le destin des Romains? Retracez-vous ce temps oĂÂč par moi l'Italie D'Ă©pouvante, d'horreur et de sang fut remplie. Laissons de vains discours, dont le faste menteur De ma chute aux Romains semble donner l'honneur. Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource? Parlez, quelqu'un de vous arrĂÂȘta-t-il ma course? Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis, Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis. De ce peuple insolent, qui veut qu'on obĂ©isse, Le fer et l'esclavage allaient faire justice; Et les rois, que soumet sa superbe amitiĂ©, En verraient Ă prĂ©sent le reste avec pitiĂ©. O Rome! tes destins ont pris une autre face. Ma lenteur, ou plutĂÂŽt mon mĂ©pris te fit grĂÂące NĂ©gligeant des progrĂšs qui me semblaient trop sĂ»rs, Je laissai respirer ton peuple dans tes murs. Il Ă©chappa depuis, et ma seule imprudence Des Romains abattus releva l'espĂ©rance. Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas, Ne sont point assez vains pour mĂ©priser mon bras; Et si Flaminius voulait parler sans feindre, Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'Ă me craindre. En effet, si le roi profite du sĂ©jour Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour, S'il ose pour lui-mĂÂȘme employer mon courage, Je n'en demande pas Ă ces dieux davantage. Le SĂ©nat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui, Pourra voir arriver le danger jusqu'Ă lui. Je sais me corriger; il sera difficile De me rĂ©duire alors Ă chercher un asile. Flaminius Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur, S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur. Du moins, cette lenteur et cette nĂ©gligence Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance; Et l'aspect de nos murs si remplis de hĂ©ros Put bien vous conseiller le parti du repos. Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique? Serait-ce qu'il manquait Ă votre instruction La honte d'ĂÂȘtre encor vaincu par Scipion? Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire, Et vous avez raison quand vous en faites gloire. Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer Tous les rois dont l'audace osera s'y fier. Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre Avait Ă soutenir le fardeau de la guerre. L'univers attentif crut la voir en danger, Douta que ses efforts pussent l'en dĂ©gager. L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre Qu'on ne devait jamais espĂ©rer de la vaincre, Voulut jusqu'Ă ses murs vous ouvrir un chemin, Pour qu'on la crĂ»t encor plus proche de sa fin, Et que la terre aprĂšs, dĂ©trompĂ©e et surprise, ApprĂt Ă l'avenir Ă nous ĂÂȘtre soumise. Annibal A tant de vains discours, je vois votre embarras; Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas. Rome allait succomber son vainqueur la nĂ©glige; Elle en a profitĂ©; voilĂ tout le prodige. Tout le reste est chimĂšre ou pure vanitĂ©, Qui dĂ©shonore Rome et toute sa fiertĂ©. Flaminius Rome de vos mĂ©pris aurait tort de se plaindre Tout est indiffĂ©rent de qui n'est plus Ă craindre. Annibal ArrĂÂȘtez, et cessez d'insulter au malheur D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur; Et quoique sa fortune ait surmontĂ© la mienne, Les grands coups qu'Annibal a portĂ©s Ă la sienne Doivent du moins apprendre aux Romains gĂ©nĂ©reux Qu'il a bien mĂ©ritĂ© d'ĂÂȘtre respectĂ© d'eux. Je sors; je ne pourrais m'empĂÂȘcher de rĂ©pondre A des discours qu'il est trop aisĂ© de confondre. ScĂšne III Prusias, Flaminius, HiĂ©ron Flaminius Seigneur, il me paraĂt qu'il n'Ă©tait pas besoin Que de notre entretien Annibal fĂ»t tĂ©moin, Et vous pouviez, sans lui, faire votre rĂ©ponse Aux ordres que par moi le SĂ©nat vous annonce. J'en ai qui de si prĂšs touchent cet ennemi, Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'Ă demi. Prusias Lui! vous me surprenez, Seigneur de quelle crainte Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte? Flaminius Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitiĂ© Travaille Ă vous sauver de son inimitiĂ©. Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace Ne lui plaĂt point dans ceux qui tiennent votre place. Elle veut que les rois soient soumis au devoir Que leur a dĂšs longtemps imposĂ© son pouvoir. Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait dĂ©fendre; De n'oublier jamais que ses intentions Doivent Ă la rigueur rĂ©gler leurs actions; Et de se regarder comme dĂ©positaires D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dĂšs qu'ils sont tĂ©mĂ©raires. VoilĂ votre devoir, et vous l'observez mal, Quand vous osez chez vous recevoir Annibal. Rome, qui tient ici ce sĂ©vĂšre langage, N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage; Et si les fiers avis offensent votre coeur, Vous pouvez lui rĂ©pondre avec plus de hauteur. Cette Rome s'explique en maĂtresse du monde. Si sur un titre Ă©gal votre audace se fonde, Si vous ĂÂȘtes enfin Ă l'abri de ses coups, Vous pouvez lui parler comme elle parle Ă vous. Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dĂ©pendiez d'elle, Si, lorsqu'elle voudra, votre trĂÂŽne chancelle, Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut, Cette Rome absolue en mĂÂȘme temps le peut, Que son droit soit injuste ou qu'il soit Ă©quitable, Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable. Le faible, s'il Ă©tait le juge du plus fort, Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort. Annibal est chez vous, Rome en est courroucĂ©e Pouvez-vous lĂ -dessus ignorer sa pensĂ©e? Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu? Prusias Seigneur, de vos discours l'excessive licence Semble vouloir ici tenter ma patience. Je sens des mouvements qui vous sont des conseils De ne jamais chez eux mĂ©priser mes pareils. Les rois, dans le haut rang oĂÂč le ciel les fait naĂtre, Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maĂtre; Et sans en appeler Ă l'Ă©quitĂ© des dieux, Leur courroux peut juger de vos droits odieux. J'honore le SĂ©nat; mais, malgrĂ© sa menace, Je me dispenserai d'excuser mon audace. Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaĂt, Et pouvoir ignorer quel est votre intĂ©rĂÂȘt. J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante, Qu'il est avantageux de la rendre contente. Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis Faire ce qu'elle exige, Ă©tant ce que je suis. Mais retranchez ces mots d'ordre, de dĂ©pendance, Qui ne m'invitent pas Ă plus d'obĂ©issance. Flaminius Eh bien! daignez souffrir un avis important Je demande Annibal, et le SĂ©nat l'attend. Prusias Annibal? Flaminius Oui, ma charge est de vous en instruire; Mais, Seigneur, Ă©coutez ce qui me reste Ă dire. Rome pour Laodice a fait choix d'un Ă©poux, Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous. Prusias Lui nommer un Ă©poux! Je puis l'avoir promise. Flaminius En ce cas, du SĂ©nat avouez l'entremise. AprĂšs un tel aveu, je pense qu'aucun roi Ne vous reprochera d'avoir manquĂ© de foi. Mais agrĂ©ez, Seigneur, que l'aimable princesse Sache par moi que Rome Ă son sort s'intĂ©resse, Que sur ce mĂÂȘme choix interrogeant son coeur, Moi-mĂÂȘme... Prusias Vous pouvez l'en avertir, Seigneur, J'admire ici les soins que Rome prend pour elle, Et de son amitiĂ© l'entreprise est nouvelle; Ma fille en peut rĂ©soudre, et je vais consulter Ce que pour Annibal je dois exĂ©cuter. ScĂšne IV Prusias, HiĂ©ron HiĂ©ron Rome de vos desseins est sans doute informĂ©e? Prusias Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmĂ©e. HiĂ©ron Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux En est en mĂÂȘme temps plus terrible pour vous. Prusias Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie Dont cette Rome veut que je souille ma vie? Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour, Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour. Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille, De rendre sa valeur l'appui de ma famille, De confondre Ă jamais son sort avec le mien, Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien. Ce hĂ©ros, qui se fie Ă ces marques d'estime, S'attend-il que mon coeur achĂšve par un crime? Le SĂ©nat qui travaille Ă sĂ©duire ce coeur, En profitant du coup, il en aurait horreur. HiĂ©ron Non de trop de vertu votre esprit le soupçonne, Et ce n'est pas ainsi que ce SĂ©nat raisonne. Ne vous y trompez pas sa superbe fiertĂ© Vous presse d'un devoir, non d'une lĂÂąchetĂ©. Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidĂšle, Puisque lui rĂ©sister c'est se montrer rebelle. D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur, Le pĂ©ril du refus en ĂÂŽte la noirceur. Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire Les dangereux conseils d'une fatale gloire? Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc gĂ©nĂ©reux, Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux? Qui, sacrifiant tout Ă l'affreuse faiblesse D'accomplir sans Ă©gard une injuste promesse, Egorgent par scrupule un monde de sujets, Et ne gardent leur foi qu'Ă force de forfaits? Prusias Ah! lorsqu'Ă ce hĂ©ros j'ai promis Laodice, J'ai cru qu'Ă mes sujets c'Ă©tait rendre un service. Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats De servir ses desseins, de fournir des soldats J'ai donc cru qu'en donnant retraite Ă ce grand homme, Sa valeur gĂÂȘnerait l'insolence de Rome; Que ce guerrier chez moi pourrait l'Ă©pouvanter, Que ce qu'elle en connaĂt m'en ferait respecter; Je me trompais; et c'est son Ă©pouvante mĂÂȘme Qui me plonge aujourd'hui dans un pĂ©ril extrĂÂȘme. Mais n'importe, HiĂ©ron Rome a beau menacer, A rompre mes serments rien ne doit me forcer; Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence Peut produire pour moi la ferme rĂ©sistance. La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit; Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit. Acte III ScĂšne premiĂšre aodice, Egine Laodice Oui, ce Flaminius dont je crus ĂÂȘtre aimĂ©e, Et dont je me repens d'avoir Ă©tĂ© charmĂ©e, Egine, il doit me voir pour me faire accepter Je ne sais quel Ă©poux qu'il vient me prĂ©senter. L'ingrat! je le craignais; Ă prĂ©sent, quand j'y pense, Je ne sais point encor si c'est indiffĂ©rence; Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui Me semble, grĂÂące au ciel, expirer aujourd'hui. Egine Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame, Oserait en ce jour se permettre votre ĂÂąme? Il faudrait l'oublier. Laodice HĂ©las! depuis le jour Que pour Flaminius je sentis de l'amour, Mon coeur tĂÂącha du moins de se rendre le maĂtre De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naĂtre. Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur Puisse avec fermetĂ© vouloir ĂÂȘtre vainqueur? Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force; Et souvent sa dĂ©faite a pour lui tant d'appas, Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas. Ce coeur, Ă la faveur de sa propre imposture, Se dĂ©livre du soin de guĂ©rir sa blessure. C'est ainsi que le mien nourrissait un amour Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour. Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse! Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse. Mais que dis-je? ah! plutĂÂŽt ne la rappelons plus Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius. Egine Contraignez-vous il vient. ScĂšne II Laodice, Flaminius, Egine Flaminius, Ă part. Quelle grĂÂące nouvelle A mes regards surpris la rend encor plus belle! Madame, le SĂ©nat, en m'envoyant au roi, N'a point Ă lui parler limitĂ© mon emploi. Rome, Ă qui la vertu fut toujours respectable, Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable D'un tĂ©moignage ardent dont l'Ă©clat mette au jour Ce qu'elle a pour la vĂÂŽtre et d'estime et d'amour. Je n'ose ici mĂÂȘler mes respects ni mon zĂšle Avec les sentiments que j'explique pour elle. Non, c'est Rome qui parle, et malgrĂ© la grandeur Que me prĂÂȘte le nom de son ambassadeur, Quoique enfin le SĂ©nat n'ait consacrĂ© ce titre Qu'Ă s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre, Il a cru que le soin d'honorer la vertu Ornait la dignitĂ© dont il m'a revĂÂȘtu. Madame, en sa faveur, que votre ĂÂąme indulgente Fasse grĂÂące Ă l'Ă©poux que sa main vous prĂ©sente. Celui qu'il a choisi... Laodice Non, n'allez pas plus loin; Ne dites pas son nom il n'en est pas besoin. Je dois beaucoup aux soins oĂÂč le SĂ©nat s'engage; Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage. Cependant vous dirai-je ici mon sentiment Sur l'estime de Rome et son empressement? Par oĂÂč, s'il ne s'y mĂÂȘle un peu de politique, Ai-je l'honneur de plaire Ă votre rĂ©publique? Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur, Que le SĂ©nat s'emporte Ă cet excĂšs d'honneur. Je n'aurais jamais cru qu'il vĂt comme un prodige Des vertus oĂÂč mon rang, oĂÂč mon sexe m'oblige. Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains, En prive-t-il le coeur du reste des humains? Et nous a-t-il fait naĂtre avec tant d'infortune, Qu'il faille nous louer d'une vertu commune? Si tel est notre sort, du moins Ă©pargnez-nous L'honneur humiliant d'ĂÂȘtre admirĂ©s de vous. Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'ĂÂȘtre ingrate, Je rends grĂÂące au SĂ©nat, et son zĂšle me flatte! Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant Le choix de cet Ă©poux dont il me fait prĂ©sent. C'est en dire beaucoup une telle entreprise De trop de libertĂ© pourrait ĂÂȘtre reprise; Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner. Non, son zĂšle a tout fait, et ce zĂšle l'excuse; Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse; Et c'est trop, entre nous, prĂ©sumer des effets Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits, S'il pense que mon coeur, par un excĂšs de joie, Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie. Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumĂ© Est trop fait aux honneurs pour en ĂÂȘtre charmĂ©. D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme Qui va, pour m'obtenir, me demander Ă Rome; Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas Pour n'oser dĂ©clarer qu'il ne me choisit pas; Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon pĂšre! Non il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire. Flaminius Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet Ă©poux Vous aime, et ne veut ĂÂȘtre agréé que de vous. Quand les dieux, le SĂ©nat, et le roi votre pĂšre, HĂÂąteraient en ce jour une union si chĂšre, Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux, Il vous aimerait trop pour vouloir ĂÂȘtre heureux. Un feu moins gĂ©nĂ©reux serait-il votre ouvrage? Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage PĂ»t Ă tant de rĂ©volte encourager son coeur, Qu'il voulĂ»t malgrĂ© vous usurper son bonheur? Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous prĂ©sente, Ne voyez qu'une ardeur timide, obĂ©issante, FidĂšle, et qui, bravant l'injure des refus, Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus. Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie. Arbitre de l'amant dont vous ĂÂȘtes chĂ©rie, Que le courroux du moins n'ait, dans ce mĂÂȘme instant, Nulle part dangereuse Ă l'arrĂÂȘt qu'il attend. Je vous ai tu son nom; mais mon rĂ©cit peut-ĂÂȘtre, Et le vif intĂ©rĂÂȘt que j'ai laissĂ© paraĂtre, Sans en expliquer plus, vous instruisent assez. Laodice Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez, Et n'Ă©claircissez point ce que j'ignore encore. J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore. Le reste est un secret oĂÂč je ne dois rien voir. Flaminius Vous m'entendez assez pour m'ĂÂŽter tout espoir; Il faut vous l'avouer je vous ai trop aimĂ©e, Et pour dire encore plus, toujours trop estimĂ©e, Pour me laisser surprendre Ă la crĂ©dule erreur De supposer quelqu'un digne de votre coeur. Il est vrai qu'Ă nos voeux le ciel souvent propice Pouvait en ma faveur disposer Laodice Mais aprĂšs vos refus, qui ne m'ont point surpris, Je ne m'attendais pas encor Ă des mĂ©pris, Ni que vous feignissiez de ne point reconnaĂtre L'infortunĂ© penchant que vous avez vu naĂtre. Laodice Un pareil entretien a durĂ© trop longtemps, Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants; Je voudrais que pour eux le sort plus favorable EĂ»t destinĂ© mon coeur Ă leur ĂÂȘtre Ă©quitable. Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux, Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous. Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre? Vous rougiriez du mien, je rougirais du vĂÂŽtre. Flaminius Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus! N'ĂÂȘtes-vous pas Romaine avec tant de vertus? Ah! pourvu que ce coeur partageĂÂąt ma tendresse... Laodice Non, Seigneur; c'est en vain que le vĂÂŽtre m'en presse; Et quand mĂÂȘme l'amour nous unirait tous deux... Flaminius Achevez; qui pourrait m'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre heureux? Vous aurait-on promise? et le roi votre pĂšre Aurait-il?... Laodice N'accusez nulle cause Ă©trangĂšre. Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons. ScĂšne III Flaminius, seul. Enfin, elle me fuit, et Rome mĂ©prisĂ©e A permettre mes feux s'est en vain abaissĂ©e. Et moi, je l'aime encore, aprĂšs tant de refus, Ou plutĂÂŽt je sens bien que je l'aime encor plus. Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue? Quel secret allait-elle exposer Ă ma vue? Et quand un mĂÂȘme amour nous unirait tous deux... OĂÂč tendait ce discours qu'elle a laissĂ© douteux? Aurait-on fait Ă Rome un rapport trop fidĂšle? Serait-ce qu'Annibal est destinĂ© pour elle, Et que, sans cet hymen, je pourrais espĂ©rer...? Mais Ă quel piĂšge ici vais-je encor me livrer? N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse, M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse? Le roi vient; et je vois Annibal avec lui. Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui. ScĂšne IV Prusias, Annibal, Flaminius Prusias J'ignorais qu'en ces lieux... Flaminius Non avant que j'Ă©coute, RĂ©pondez-moi, de grĂÂące, et tirez-moi d'un doute. L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain. A quel heureux Ă©poux destinez-vous sa main? Prusias Que dites-vous, Seigneur? Flaminius Est-ce donc un mystĂšre? Prusias Ce que vous exigez ne regarde qu'un pĂšre. Flaminius Rome y prend intĂ©rĂÂȘt, je vous l'ai dĂ©jĂ dit; Et je crois qu'avec vous cet intĂ©rĂÂȘt suffit. Prusias Quelque intĂ©rĂÂȘt, Seigneur, que votre Rome y prenne, Est-il juste, aprĂšs tout, que sa bontĂ© me gĂÂȘne? Flaminius AbrĂ©geons ces discours. RĂ©pondez, Prusias Quel est donc cet Ă©poux que vous ne nommez pas? Prusias Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice; Mais qu'importe au SĂ©nat que je l'en avertisse, Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagĂ©? Annibal De qui dĂ©pendez-vous, pour ĂÂȘtre interrogĂ©? Flaminius Et vous qui rĂ©pondez, instruisez-moi, de grĂÂące Est-ce Ă vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place? Qu'y faites-vous enfin? Annibal J'y viens dĂ©fendre un roi Dont le coeur gĂ©nĂ©reux s'est signalĂ© pour moi; D'un roi dont Annibal embrasse la fortune, Et qu'avec trop d'excĂšs votre orgueil importune. Je blesse ici vos yeux, dites-vous je le croi; Mais j'y suis Ă bon titre, et comme ami du roi. Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraĂtre, Je suis donc son ministre, et je le fais mon maĂtre. Flaminius DĂ»t-il de votre fille ĂÂȘtre bientĂÂŽt l'Ă©poux, Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux? Qu'en dites-vous, Seigneur? Prusias Il me marque son zĂšle, Et vous dit ce qu'inspire une amitiĂ© fidĂšle. Annibal Instruisez le SĂ©nat, rendez-lui la frayeur Que son agent voudrait jeter dans votre coeur DĂ©clarez avec qui votre foi vous engage J'en rĂ©ponds, cet aveu vaudra bien un outrage. Flaminius Qui doit donc Ă©pouser Laodice? Annibal C'est moi. Flaminius Annibal? Annibal Oui, c'est lui qui dĂ©fendra le roi; Et puisque sa bontĂ© m'accorde Laodice, Puisque de sa rĂ©volte Annibal est complice, Le parti le meilleur pour Rome est dĂ©sormais De laisser ce rebelle et son complice en paix. A Prusias. Seigneur, vous avez vu qu'il Ă©tait nĂ©cessaire De finir par l'aveu que je viens de lui faire, Et vous devez juger, par son empressement, Que Rome a des soupçons de notre engagement. J'ose dire encor plus l'intĂ©rĂÂȘt d'ArtamĂšne Ne sert que de prĂ©texte au motif qui l'amĂšne; Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur, Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur; Que Rome craint de voir conclure un hymĂ©nĂ©e Qui m'attache Ă jamais Ă votre destinĂ©e, Qui me remet encor les armes Ă la main, Qui de Rome peut-ĂÂȘtre expose le destin, Qui contre elle du moins fait revivre un courage Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage. Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi; Mais ses prĂ©cautions trahissent son effroi. Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice D'un orgueil alarmĂ© vous montrent l'artifice. Son SĂ©nat en bienfaits serait moins libĂ©ral, S'il ne s'agissait pas d'Ă©carter Annibal. En vous dĂ©veloppant sa timide prudence, Ce n'est pas que, saisi de quelque dĂ©fiance, Je veuille encourager votre honneur Ă©tonnĂ© A confirmer l'espoir que vous m'avez donnĂ©. Non, je mĂ©riterais une amitiĂ© parjure, Si j'osais un moment vous faire cette injure. Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi? Est-ce d'ĂÂȘtre vaincu, de cesser d'ĂÂȘtre roi? Si vous n'exercez pas les droits du rang suprĂÂȘme, Si vous portez des fers avec un diadĂšme, Et si de vos enfants vous ne disposez pas, Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats. Mais vous les dĂ©fendrez et j'ose encor vous dire Qu'un prince Ă qui le ciel a commis un empire, Pour qui cent mille bras peuvent se rĂ©unir, Doit braver les Romains, les vaincre et les punir. Flaminius Annibal est vaincu; je laisse Ă sa colĂšre Le faible amusement d'une vaine chimĂšre. Epuisez votre adresse Ă tromper Prusias; Pressez; Rome commande et ne dispute pas; Et ce n'est qu'en faisant Ă©clater sa vengeance, Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance. Le refus d'obĂ©ir Ă ses augustes lois N'intĂ©resse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois. C'est donc Ă Prusias Ă qui seul il importe De se rendre docile aux ordres que j'apporte. Poursuivez vos discours, je n'y rĂ©pondrai rien; Mais laissez-nous aprĂšs un moment d'entretien. Je vous cĂšde l'honneur d'une vaine querelle, Et je dois de mon temps un compte plus fidĂšle. Annibal Oui, je vais m'Ă©loigner mais prouvez-lui, Seigneur, Qu'il ne rend pas ici justice Ă votre coeur. ScĂšne V Flaminius, Prusias Flaminius Gardez-vous d'Ă©couter une audace frivole, Par qui son dĂ©sespoir follement se console. Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui Vous demande Annibal, sans en vouloir Ă lui. Elle avait dĂ©fendu qu'on lui donnĂÂąt retraite; Non qu'elle eĂ»t, comme il dit, une frayeur secrĂšte Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous Fasse grĂÂące aux vaincus que proscrit son courroux. Apaisez-la, Seigneur une nombreuse armĂ©e Pour venir vous surprendre a dĂ» s'ĂÂȘtre formĂ©e; Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats; L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas. Vous, de son dĂ©sespoir instrument et ministre, Qui n'en pĂ©nĂ©trez pas le mystĂšre sinistre, Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil Se cherche, en vous perdant, un Ă©clatant Ă©cueil, Vous pĂ©rirez, Seigneur; et bientĂÂŽt ArtamĂšne, AidĂ© de son cĂÂŽtĂ© des troupes qu'on lui mĂšne, DĂ©pouillera ce front de ce bandeau royal, ConfiĂ© sans prudence aux fureurs d'Annibal. Annonçant du SĂ©nat la volontĂ© suprĂÂȘme, J'ai parlĂ© jusqu'ici comme il parle lui-mĂÂȘme; J'ai dĂ» de son langage observer la rigueur Je l'ai fait; mais jugez s'il en coĂ»te Ă mon coeur. Connaissez-le, Seigneur Laodice m'est chĂšre; Il doit m'ĂÂȘtre bien dur de menacer son pĂšre. Oui, vous voyez l'Ă©poux proposĂ© dans ce jour, Et dont Rome n'a pas dĂ©sapprouvĂ© l'amour. Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre. Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi, Et vous ne risquez rien ne refusant que moi. Mon ĂÂąme Ă vous servir n'en sera pas moins prĂÂȘte; Mais, par reconnaissance, Ă©pargnez votre tĂÂȘte. Oui, malgrĂ© vos refus et malgrĂ© ma douleur, Je vous promets des soins d'une Ă©ternelle ardeur. A prĂ©sent trop frappĂ© des malheurs que j'annonce, Peut-ĂÂȘtre auriez-vous peine Ă me faire rĂ©ponse; Songez-y; mais sachez qu'aprĂšs cet entretien, Je pars, si dans ce jour vous ne rĂ©solvez rien. ScĂšne VI Prusias, seul. Il aime Laodice! Imprudente promesse, Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse! Dois-je vous immoler le sang de mes sujets, Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits? Toi, dont j'admirai trop la fortune passĂ©e, Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversĂ©e? Abattu sous le faix de l'ĂÂąge et du malheur, Quel fruit espĂšres-tu d'une infirme valeur? Tristes rĂ©flexions, qu'il n'est plus temps de faire! Quand je me suis perdu, la sagesse m'Ă©claire Sa lumiĂšre importune, en ce fatal moment, N'est plus une ressource, et n'est qu'un chĂÂątiment. En vain s'ouvre Ă mes yeux un affreux prĂ©cipice; Si je ne suis un traĂtre, il faut que j'y pĂ©risse. Oui, deux partis encore Ă mon choix sont offerts Je puis vivre en infĂÂąme, ou mourir dans les fers. Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude? Tu n'es dĂ©jĂ qu'un lĂÂąche Ă ton incertitude! Mais ne puis-je, aprĂšs tout, balancer sur le choix? Impitoyable honneur, examinons tes droits. Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne, AssurĂ© de ma perte, et certain de la sienne? Quel projet insensĂ©! La raison et les dieux Me font-ils un devoir d'un transport furieux? O ciel! j'aurais peut-ĂÂȘtre, au grĂ© d'une chimĂšre SacrifiĂ© mon peuple et conclu sa misĂšre. Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressĂ© Non, ce peuple t'Ă©chappe, et ton charme a cessĂ©. Le parti que je prends, dĂ»t-il mĂÂȘme ĂÂȘtre infĂÂąme, Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blĂÂąme. Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains, Et je vais donc livrer Annibal aux Romains, L'exposer aux affronts que Rome lui destine! Ah! ne vaut-il pas mieux rĂ©soudre ma ruine? Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour? Non, de Flaminius sollicitons l'amour. Mais Annibal revient, et son ĂÂąme inquiĂšte Peut-ĂÂȘtre a pressenti ce que Rome projette. ScĂšne VII Prusias, Annibal Annibal J'ai vu sortir l'ambassadeur. De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur? Sans doute il aura fait des menaces nouvelles? Son SĂ©nat... Prusias Il voulait terminer vos querelles Mais il ne m'a tenu que les mĂÂȘmes discours, Dont vos longs diffĂ©rends interrompaient le cours. Il demande la paix, et m'a parlĂ© sans cesse De l'intĂ©rĂÂȘt que Rome a pris Ă la princesse. Il la verra peut-ĂÂȘtre, et je vais, de ce pas, D'un pareil entretien prĂ©venir l'embarras. ScĂšne VIII Annibal, seul. Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiĂ©tude Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec Ă©tude. Observons tout la mort n'est pas ce que je crains; Mais j'avais espĂ©rĂ© de punir les Romains. Le succĂšs Ă©tait sĂ»r, si ce prince timide Prend mon expĂ©rience ou ma haine pour guide. Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux. Acte IV ScĂšne premiĂšre aodice, seule. Quel agrĂ©able espoir vient me luire en ce jour! Le roi de mon amant approuve donc l'amour! Auteur de mes serments, il les romprait lui-mĂÂȘme, Et je pourrais sans crime Ă©pouser ce que j'aime. Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaitĂ© Que mon pĂšre m'ordonne une infidĂ©litĂ©. Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne. Mais que vois-je? Annibal! ScĂšne II Laodice, Annibal Annibal Enfin voici l'instant OĂÂč tout semble annoncer qu'un outrage m'attend. Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame, Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon ĂÂąme. Dans un pareil danger, il doit m'ĂÂȘtre permis, Sans craindre d'ĂÂȘtre vain, d'exposer qui je suis. J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mĂ©moire D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire; Et qu'Ă ce souvenir votre coeur excitĂ©, Redouble encor pour moi sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Je ne vous dirai plus de presser votre pĂšre De tenir les serments qu'il a voulu me faire. Ces serments me flattaient du bonheur d'ĂÂȘtre Ă vous; VoilĂ ce que mon coeur y trouvait de plus doux. Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte; Mais j'ignore oĂÂč s'Ă©tend le coup qu'elle me porte. Instruisez Annibal; il n'a que vous ici. Par qui de ses projets il puisse ĂÂȘtre Ă©clairci. Des devoirs oĂÂč pour moi votre foi vous oblige, Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige. Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux L'incorruptible ami que me laissent les dieux. On vous offre un Ă©poux, sans doute; mais j'ignore Tout ce qu'Ă Prusias Rome demande encore. Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui Que la foi qui le lie est un fardeau pour lui, Et je vous l'avouerai, mon courage s'Ă©tonne Des desseins oĂÂč l'effroi peut-ĂÂȘtre l'abandonne. Sans quelque tendre espoir qui retarde ma main, Sans Rome que je hais, j'assurais mon destin. Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse La faveur que ma gloire attend de Laodice. Quel est donc cet Ă©poux que l'on vient vous offrir? Puis-je vivre, ou faut-il me hĂÂąter de mourir? Laodice Vivez, Seigneur, vivez; j'estime trop moi-mĂÂȘme Et la gloire et le coeur de ce hĂ©ros qui m'aime Pour ne l'instruire pas, si jamais dans ces lieux Quelqu'un lui rĂ©servait un sort injurieux. Oui, puisque c'est Ă moi que ce hĂ©ros se livre, Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai jurĂ© de vivre, Vous devez ĂÂȘtre sĂ»r qu'un coeur tel que le mien Prendra les sentiments qui conviennent au sien; Et que, me conformant Ă votre grand courage, Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage, Et que la seule mort pĂ»t vous en garantir, Mes larmes couleraient pour vous en avertir. Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles Les dieux m'Ă©pargneront des larmes si cruelles; Mon pĂšre est vertueux; et si le sort jaloux S'opposait aux desseins qu'il a formĂ©s pour nous, Si par de fiers tyrans sa vertu traversĂ©e A faillir envers vous est aujourd'hui forcĂ©e, Gardez-vous cependant de penser que son coeur PĂ»t d'une trahison mĂ©diter la noirceur. Annibal Je vous entends la main qui me fut accordĂ©e, Pour un nouvel Ă©poux Rome l'a demandĂ©e, VoilĂ quel est le soin que Rome prend de vous. Mais, dites-moi, de grĂÂące, aimez-vous cet Ă©poux? Vous faites-vous pour moi la moindre violence? Madame, honorez-moi de cette confidence. Parlez-moi sans dĂ©tour content d'ĂÂȘtre estimĂ©, Je me connais trop bien pour vouloir ĂÂȘtre aimĂ©. Laodice C'est Ă vous cependant que je dois ma tendresse. Annibal Et moi, je la refuse, adorable Princesse, Et je n'exige point qu'un coeur si vertueux S'immole en remplissant un devoir rigoureux; Que d'un si noble effort le prix soit un supplice. Non, non, je vous dĂ©gage, et je me fais justice; Et je rends Ă ce coeur, dont l'amour me fut dĂ», Le pĂ©nible prĂ©sent que me fait sa vertu. Ce coeur est prĂ©venu, je m'aperçois qu'il aime. Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui-mĂÂȘme. Si je le mĂ©ritais, et que l'offre du mien PĂ»t plaire Ă Laodice et me valoir le sien, Je n'aurais consacrĂ© mon courage et ma vie Qu'Ă m'acquĂ©rir ce bien que je lui sacrifie. Il n'est plus temps, Madame, et dans ce triste jour, Je serais un ingrat d'en croire mon amour. Je verrai Prusias, rĂ©solu de lui dire Qu'aux dĂ©sirs du SĂ©nat son effroi peut souscrire, Et je vais le presser d'Ă©claircir un soupçon Que mon ĂÂąme inquiĂšte a pris avec raison. Peut-ĂÂȘtre cependant ma crainte est-elle vaine; Peut-ĂÂȘtre notre hymen est tout ce qui le gĂÂȘne Quoi qu'il en soit enfin, je remets en vos mains Un sort livrĂ© peut-ĂÂȘtre aux fureurs des Romains. Quand mĂÂȘme je fuirais, la retraite est peu sĂ»re. Fuir, c'est en pareil cas donner jour Ă l'injure; C'est enhardir le crime; et pour l'Ă©pouvanter, Le parti le plus sĂ»r c'est de m'y prĂ©senter. Il ne m'importe plus d'ĂÂȘtre informĂ©, Madame, Du reste des secrets que j'ai lus dans votre ĂÂąme; Et ce serait ici fatiguer votre coeur Que de lui demander le nom de son vainqueur. Non, vous m'avez tout dit en gardant le silence, Et je n'ai pas besoin de cette confidence. Je sors si dans ces lieux on n'en veut qu'Ă mes jours, Laissez mes ennemis en terminer le cours. Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire Un trop pĂ©nible aveu des faiblesses d'un pĂšre. S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras CĂšde Ă mes ennemis le soin de mon trĂ©pas, Et que, de leur effroi victime glorieuse, J'en assure, en mourant, la mĂ©moire honteuse, Et qu'on sache Ă jamais que Rome et son SĂ©nat Ont portĂ© cet effroi jusqu'Ă l'assassinat. Mais je vous quitte, on vient. Laodice Seigneur, le temps me presse. Mais, quoique vous ayez pĂ©nĂ©trĂ© ma faiblesse, Vous m'estimez assez pour ne prĂ©sumer pas Qu'on puisse m'obtenir aprĂšs votre trĂ©pas. ScĂšne III Laodice, Flaminius Laodice J'ai cru trouver en vous une ĂÂąme bienfaisante; De mon estime ici remplirez-vous l'attente? Flaminius Oui, commandez, Madame. Oserais-je douter De l'Ă©quitĂ© des lois que vous m'allez dicter? Laodice On vous a dit Ă qui ma main fut destinĂ©e? Flaminius Ah! de ce triste coup ma tendresse Ă©tonnĂ©e... Laodice Eh bien! le roi, jaloux de ramener la paix Dont trop longtemps la guerre a privĂ© ses sujets, En faveur de son peuple a bien voulu se rendre Aux dĂ©sirs que par vous Rome lui fait entendre. Notre hymen est rompu. Flaminius Ah! je rends grĂÂące aux dieux, Qui dĂ©tournent le roi d'un dessein odieux. Annibal me suivra sans doute? Mais, Madame, Le roi ne fait-il rien en faveur de ma flamme? Laodice Oui, Seigneur, vous serez content Ă votre tour, Si vous ne trahissez vous-mĂÂȘme votre amour. Flaminius Moi, le trahir! ĂÂŽ ciel! Laodice Ecoutez ce qui reste. Votre emploi dans ces lieux Ă ma gloire est funeste. Ce hĂ©ros qu'aujourd'hui vous demandez au roi, Songez, Flaminius, songez qu'il eut ma foi; Que de sa sĂ»retĂ© cette foi fut le gage; Que vous m'insulteriez en lui faisant outrage. Les droits qu'il eut sur moi sont transportĂ©s Ă vous; Mais enfin ce guerrier dut ĂÂȘtre mon Ă©poux. Il porte un caractĂšre Ă mes yeux respectable, Dont je lui vois toujours la marque ineffaçable. Sauvez donc ce hĂ©ros ma main est Ă ce prix. Flaminius Mais, songez-vous, Madame, Ă l'emploi que j'ai pris? Pourquoi proposez-vous un crime Ă ma tendresse? Est-ce de votre haine une fatale adresse? Cherchez-vous un refus, et votre cruautĂ© Veut-elle ici m'en faire une nĂ©cessitĂ©? Votre main est pour moi d'un prix inestimable, Et vous me la donnez si je deviens coupable! Ah! vous ne m'offrez rien. Laodice Vous vous trompez, Seigneur; Et j'en ai cru le don plus cher Ă votre coeur. Mais Ă me refuser quel motif vous engage? Flaminius Mon devoir. Laodice Suivez-vous un devoir si sauvage Qui vous inspire ici des sentiments outrĂ©s, Qu'un tyrannique orgueil ose rendre sacrĂ©s? Annibal, chargĂ© d'ans, va terminer sa vie. S'il ne meurt outragĂ©, Rome est-elle trahie? Quel devoir! Flaminius Vous savez la grandeur des Romains, Et jusqu'oĂÂč sont portĂ©s leurs augustes destins. De l'univers entier et la crainte et l'hommage Sont moins de leur valeur le formidable ouvrage Qu'un effet glorieux de l'amour du devoir, Qui sur Flaminius borne votre pouvoir. Je pourrais tromper Rome; un rapport peu sincĂšre En surprendrait sans doute un ordre moins sĂ©vĂšre Mais je lui ravirais, si j'osais la trahir, L'avantage important de se faire obĂ©ir. Lui dĂ©guiser des rois et l'audace et l'offense, C'est conjurer sa perte et saper sa puissance. Rome doit sa durĂ©e aux chĂÂątiments vengeurs Des crimes rĂ©vĂ©lĂ©s par ses ambassadeurs; Et par lĂ nos avis sont la source fĂ©conde De l'effroi que sa foudre entretient dans le monde; Et lorsqu'elle poursuit sur un roi rĂ©voltĂ© Le mĂ©pris imprudent de son autoritĂ©, La valeur seulement achĂšve la victoire Dont un rapport fidĂšle a mĂ©nagĂ© la gloire. Nos austĂšres vertus ont mĂ©ritĂ© des dieux... Laodice Ah! les consultez-vous, Romains ambitieux? Ces dieux, Flaminius, auraient cessĂ© de l'ĂÂȘtre S'ils voulaient ce que veut le SĂ©nat, votre maĂtre. Son orgueil, ses succĂšs sur de malheureux rois, VoilĂ les dieux dont Rome emprunte tous ses droits; VoilĂ les dieux cruels Ă qui ce coeur austĂšre Immole son amour, un hĂ©ros et mon pĂšre, Et pour qui l'on rĂ©pond que l'offre de ma main N'est pas un bien que puisse accepter un Romain. Cependant cet hymen que votre coeur rejette, MĂ©ritez-vous, ingrat, que le mien le regrette? Vous ne rĂ©pondez rien? Flaminius C'est avec dĂ©sespoir Que je vais m'acquitter de mon triste devoir. NĂ© Romain, je gĂ©mis de ce noble avantage, Qui force Ă des vertus d'un si cruel usage. Voyez l'Ă©garement oĂÂč m'emportent mes feux; Je gĂ©mis d'ĂÂȘtre nĂ© pour ĂÂȘtre vertueux. Je n'en suis point confus ce que je sacrifie Excuse mes regrets, ou plutĂÂŽt les expie; Et ce serait peut-ĂÂȘtre une fĂ©rocitĂ© Que d'oser aspirer Ă plus de fermetĂ©. Mais enfin, pardonnez Ă ce coeur qui vous aime Des refus dont il est si dĂ©chirĂ© lui-mĂÂȘme. Ne rougiriez-vous pas de rĂ©gner sur un coeur Qui vous aimerait plus que sa foi, son honneur? Laodice Ah! Seigneur, oubliez cet honneur chimĂ©rique, Crime que d'un beau nom couvre la politique. Songez qu'un sentiment et plus juste et plus doux D'un lien Ă©ternel va m'attacher Ă vous. Ce n'est pas tout encor songez que votre amante Va trouver avec vous cette union charmante, Et que je souhaitais de vous avoir donnĂ© Cet amour dont le mien vous avait soupçonnĂ©. Vous devez aujourd'hui l'aveu de ma tendresse Aux pĂ©rils du hĂ©ros pour qui je m'intĂ©resse Mais, Seigneur, qu'avec vous mon coeur s'est Ă©cartĂ© Des bornes de l'aveu qu'il avait projetĂ©! N'importe; plus je cĂšde Ă l'amour qui m'inspire, Et plus sur vous peut-ĂÂȘtre obtiendrai-je d'empire. Me trompĂ©-je, Seigneur? Ai-je trop prĂ©sumĂ©? Et vous aurais-je en vain si tendrement aimĂ©? Vous soupirez! Grands dieux! c'est vous qui dans nos ĂÂąmes VoulĂ»tes allumer de mutuelles flammes; Contre mon propre amour en vain j'ai combattu; Justes dieux! dans mon coeur vous l'avez dĂ©fendu. Qu'il soit donc un bienfait et non pas un supplice. Oui, Seigneur, qu'avec soin votre ĂÂąme y rĂ©flĂ©chisse. Vous ne prĂ©voyez pas, si vous me refusez, Jusqu'oĂÂč vont les tourments oĂÂč vous vous exposez. Vous ne sentez encor que la perte Ă©ternelle Du bonheur oĂÂč l'amour aujourd'hui nous appelle; Mais l'Ă©tat douloureux oĂÂč vous laissez mon coeur, Vous n'en connaissez pas le souvenir vengeur. Flaminius Quelle Ă©preuve! Laodice Ah! Seigneur, ma tendresse l'emporte! Flaminius Dieux! que ne peut-elle ĂÂȘtre aujourd'hui la plus forte! Mais Rome... Laodice Ingrat! cessez d'excuser vos refus Mon coeur vous garde un prix digne de vos vertus. ScĂšne IV Flaminius, seul. Elle fuit; je soupire, et mon ĂÂąme abattue A presque perdu Rome et son devoir de vue. Vil Romain, homme nĂ© pour les soins amoureux, Rome est donc le jouet de tes transports honteux! ScĂšne V Prusias, Flaminius Flaminius Prince, vous seriez-vous flattĂ© de l'espĂ©rance De pouvoir par l'amour vaincre ma rĂ©sistance? Quand vous la combattez par des efforts si vains, Savez-vous bien quel sang anime les Romains? Savez-vous que ce sang instruit ceux qu'il anime, Non Ă fuir, c'est trop peu, mais Ă haĂÂŻr le crime; Qu'Ă l'honneur de ce sang je n'ai point satisfait, S'il s'est joint un soupir au refus que j'ai fait? Ce sont lĂ nos devoirs avec nous, dans la suite, Sur ces instructions rĂ©glez votre conduite. A quoi donc Ă prĂ©sent ĂÂȘtes-vous rĂ©solu? J'ai donnĂ© tout le temps que vous avez voulu Pour juger du parti que vous aviez Ă prendre... Mais quoi! sans Annibal ne pouvez-vous m'entendre? ScĂšne VI Prusias, Annibal, Flaminius Annibal J'interromps vos secrets; mais ne vous troublez pas Je sors, et n'ai qu'un mot Ă dire Ă Prusias. Restez, de grĂÂące; il m'est d'une importance extrĂÂȘme Que ce qu'il rĂ©pondra vous l'entendiez vous-mĂÂȘme. A Prusias. Laodice est Ă moi, si vous ĂÂȘtes jaloux De tenir le serment que j'ai reçu de vous. Mais enfin ce serment pĂšse Ă votre courage, Et je vois qu'il est temps que je vous en dĂ©gage. Jamais je n'exigeai de vous cette faveur, Et si vous aviez su connaĂtre votre coeur, Sans doute vous n'auriez osĂ© me la promettre Et ne rougiriez pas de vous la voir remettre. Mais il vous reste encore un autre engagement, Qui doit m'importer plus que ce premier serment. Vous jurĂÂątes alors d'avoir soin de ma gloire, Et quelque juste orgueil m'aida mĂÂȘme Ă vous croire, Puisque aprĂšs tout, Seigneur, pour tenir votre foi, Je vis que vous n'aviez qu'Ă vous servir de moi. Comment penser, d'ailleurs, que vous seriez parjure! Vous, qu'Annibal pouvait payer avec usure; Vous qui, si le sort mĂÂȘme eĂ»t trahi votre appui, Vous assuriez l'honneur de tomber avec lui? Vous me fuyez pourtant; le SĂ©nat vous menace, Et de vos procĂ©dĂ©s la raison m'embarrasse. Seigneur, je suis chez vous y suis-je en sĂ»retĂ©? Ou bien y dois-je craindre une infidĂ©litĂ©? Prusias Ici? n'y craignez rien, Seigneur. Annibal Je me retire. C'en est assez; voilĂ ce que j'avais Ă dire. ScĂšne VII Flaminius, Prusias Flaminius Ce que dans ce moment vous avez rĂ©pondu, M'apprend trop qu'il est temps... Prusias J'ai dit ce que j'ai dĂ»... ArrĂÂȘtez. Le SĂ©nat n'aura point Ă se plaindre. Flaminius Eh! comment Annibal n'a-t-il plus rien Ă craindre? Que pensez-vous? Prusias Seigneur, je ne m'explique pas; Mais vous serez bientĂÂŽt content de Prusias. Vous devrez l'ĂÂȘtre, au moins. ScĂšne VIII Flaminius, seul. Quel est donc ce mystĂšre Dont Ă m'instruire ici sa prudence diffĂšre? Quoi qu'il en soit, ĂÂŽ Rome! approuve que mon coeur Souhaite que ce prince Ă©chappe Ă son malheur. Acte V ScĂšne premiĂšre Prusias, HiĂ©ron Prusias Je vais donc rĂ©tracter la foi que j'ai donnĂ©e, Peut-ĂÂȘtre d'Annibal trancher la destinĂ©e. Dieux! quel coup va frapper ce hĂ©ros malheureux! HiĂ©ron Non, Seigneur, Annibal a le coeur gĂ©nĂ©reux. Du courroux du SĂ©nat la nouvelle est semĂ©e; On sait que l'ennemi forme une double armĂ©e. Le peuple Ă©pouvantĂ© murmure, et ce hĂ©ros Doit, en se retirant, faire notre repos; Et vous verrez, Seigneur, Flaminius souscrire Aux doux tempĂ©raments que le ciel vous inspire. Prusias Mais si l'ambassadeur le poursuit, HiĂ©ron? HiĂ©ron Eh! Seigneur, Ă©loignez ce scrupuleux soupçon Des fautes du hasard ĂÂȘtes-vous responsable? Mais le voici. Prusias Grands dieux! sa prĂ©sence m'accable. Je me sens pĂ©nĂ©trĂ© de honte et de douleur. HiĂ©ron C'est la faute du sort, et non de votre coeur. ScĂšne II Prusias, Annibal, HiĂ©ron Prusias Enfin voici le temps de rompre le silence Qui porte votre esprit Ă tant de mĂ©fiance? Depuis que dans ces lieux vous ĂÂȘtes arrivĂ©, Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvĂ© L'amitiĂ© dont pour vous mon ĂÂąme Ă©tait remplie, Et que je garderai le reste de ma vie. Mais un coup imprĂ©vu retarde les effets De ces mĂÂȘmes serments que mon coeur vous a faits. De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre; Le sort mĂÂȘme avec eux travaille Ă me confondre, Et semble leur avoir indiquĂ© le moment OĂÂč leurs armes pourront triompher sĂ»rement. ArtamĂšne est vaincu, sa dĂ©faite est entiĂšre; Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtriĂšre, Tant de sang fut versĂ© dans nos derniers combats, Que la victoire mĂÂȘme affaiblit mes Etats. A mes propres malheurs je serais peu sensible; Mais de mon peuple entier la perte est infaillible Je suis son roi; les dieux qui me l'ont confiĂ© Veulent qu'Ă ses pĂ©rils cĂšde notre amitiĂ©. De ces pĂ©rils, Seigneur, vous seul ĂÂȘtes la cause. Je ne vous dirai point ce que Rome propose. Mon coeur en a frĂ©mi d'horreur et de courroux; Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous. Fuyez pour quelque temps, et conjurons l'orage Essayons ce moyen pour ralentir leur rage Attendons que le ciel, plus propice Ă nos voeux, Nous mette en libertĂ© de nous revoir tous deux. Sans doute qu'Ă vous yeux Prusias excusable N'aura point... Annibal Oui, Seigneur, vous ĂÂȘtes pardonnable. Pour surmonter l'effroi dont il est abattu, Sans doute votre coeur a fait ce qu'il a pu. Si, malgrĂ© ses efforts, tant d'Ă©pouvante y rĂšgne, C'est de moi, non de vous, qu'il faut que je me plaigne. J'ai tort, et j'aurais dĂ» prĂ©voir que mon destin DĂ©pendrait avec vous de l'aspect d'un Romain. Mais je suis libre encor, et ma folle espĂ©rance N'avait pas mĂ©ritĂ© de vous tant d'indulgence. Prusias Seigneur, je le vois bien, trop coupable Ă vos yeux... Annibal VoilĂ ce que je puis vous rĂ©pondre de mieux Mais voulez-vous m'en croire? oublions l'un et l'autre Ces serments que mon coeur dut refuser du vĂÂŽtre, Je me suis cru prudent; vous prĂ©sumiez de vous, Et ces mĂÂȘmes serments dĂ©posent contre nous. Ainsi n'y pensons plus. Si Rome vous menace, Je pars, et ma retraite obtiendra votre grĂÂące. En violant les droits de l'hospitalitĂ©, Vous allez du SĂ©nat rappeler la bontĂ©. Prusias Que sur nos ennemis votre ĂÂąme, moins Ă©mue, Avec attention daigne jeter la vue. Annibal Je changerai beaucoup, si quelque lĂ©gion, Qui loin d'ici s'assemble avec confusion, Si quelques escadrons dĂ©jĂ mis en dĂ©route Me paraissent jamais dignes qu'on les redoute. Mais, Seigneur, finissons cet entretien fĂÂącheux, Nous voyons ces objets diffĂ©remment tous deux. Je pars; pour quelque temps cachez-en la nouvelle. Prusias Oui, Seigneur; mais un jour vous connaĂtrez mon zĂšle. ScĂšne III Annibal, seul. Ton zĂšle! homme sans coeur, esclave couronnĂ©! A quels rois l'univers est-il abandonnĂ©! Tu les charges de fers, ĂÂŽ Rome! et, je l'avoue, Leur bassesse en effet mĂ©rite qu'on t'en loue. Mais tu pars, Annibal. Imprudent! oĂÂč vas-tu? Cet infidĂšle roi ne t'a-t-il pas vendu? Il n'en faut point douter, il mĂ©dite ce crime; Mais le lĂÂąche, qui craint les yeux de sa victime, Qui n'ose s'exposer Ă mes regards vengeurs, M'Ă©carte avec dessein de me livrer ailleurs. Mais qui vient? ScĂšne IV Laodice, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, Annibal Annibal Ah! c'est vous, gĂ©nĂ©reuse Princesse. Vous pleurez votre coeur accomplit sa promesse. Les voilĂ donc ces pleurs, mon unique secours, Qui devaient m'avertir du pĂ©ril que je cours! Laodice Oui, je vous rends enfin ce funeste service; Mais de la trahison le roi n'est point complice. FidĂšle Ă votre gloire, il veut la garantir Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir. Quelques avis certains m'ont dĂ©couvert qu'un traĂtre Qui pense qu'un forfait obligera son maĂtre, Qu'HiĂ©ron en secret informe les Romains; Qu'en un mot vous risquez de tomber en leurs mains. Annibal Je dois beaucoup aux dieux ils m'ont comblĂ© de gloire, Et j'en laisse aprĂšs moi l'Ă©clatante mĂ©moire. Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux, C'est ce dernier secours qu'ils me laissaient en vous. Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore, Et je fais vanitĂ© d'un aveu qui m'honore. Je ne pouvais jamais espĂ©rer de retour, Mais votre coeur me donne autant que son amour. Eh! que dis-je? l'amour vaut-il donc mon partage? Non, ce coeur gĂ©nĂ©reux m'a donnĂ© davantage J'ai pour moi sa vertu, dont la fidĂ©litĂ© Voulut mĂÂȘme immoler le feu qui l'a flattĂ©. Eh quoi! vous gĂ©missez, vous rĂ©pandez des larmes! Ah! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes! Que d'estime pour moi me dĂ©couvrent vos pleurs! Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs? Cessez pourtant, cessez d'en verser, Laodice; Que l'amour de ma gloire Ă prĂ©sent les tarisse. Puisque la mort m'arrache aux injures du sort, Puisque vous m'estimez, ne pleurez pas ma mort. Laodice Ah! Seigneur, cet aveu me glace d'Ă©pouvante. Ne me prĂ©sentez point cette image sanglante. Sans doute que le ciel m'a dĂ©robĂ© l'horreur De ce funeste soin que vous devait mon coeur. Si le terrible effet en eĂ»t frappĂ© ma vue, Ah! jamais jusqu'ici je ne serais venue. Annibal Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort. Laodice Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort, Qu'auprĂšs du roi... Annibal Madame, il serait inutile; Les moments me sont chers, je cours Ă mon asile. Laodice A votre asile! ĂÂŽ ciel! Seigneur oĂÂč courez-vous? Annibal MĂ©riter tous vos soins. Laodice Quelle honte pour nous! Annibal Je ne vous dis plus rien; la vertu, quand on l'aime, Porte de nos bienfaits le salaire elle-mĂÂȘme. Mon admiration, mon respect, mon amour, VoilĂ ce que je puis vous offrir en ce jour; Mais vous les mĂ©ritez. Je fuis, quelqu'un s'avance. Adieu, chĂšre Princesse. ScĂšne V Laodice, seule. O ciel! quelle constance! Tes devoirs tant vantĂ©s, ministre des Romains, Etaient donc d'outrager le plus grand des humains! De quel indigne amant mon ĂÂąme possĂ©dĂ©e Avec tant de plaisir gardait-elle l'idĂ©e? ScĂšne VI Laodice, Flaminius, Flavius Flaminius Eh quoi! vous me fuyez, Madame? Laodice Laissez-moi. HĂÂątez-vous d'achever votre barbare emploi Portez les derniers coups Ă l'honneur de mon pĂšre; Des dieux que vous bravez mĂ©ritez la colĂšre. Mes pleurs vont les presser d'accorder Ă mon coeur Le pardon d'un penchant qui doit leur faire horreur. ScĂšne VII Flaminius, Flavius Flaminius Il me serait heureux de l'ignorer encore, Cet aveu d'un penchant que votre coeur abhorre. Poursuivons mon dessein. Flavius, va savoir Si sans aucun tĂ©moin Annibal veut me voir. ScĂšne VIII Flaminius, seul. J'ai satisfait aux soins que m'imposait ta cause; Souffre ceux qu'Ă son tour la vertu me propose, Rome! Laisse mon coeur favoriser ses feux, Quand sans crime il peut ĂÂȘtre et tendre et gĂ©nĂ©reux. Je puis, sans t'offenser, prouver Ă Laodice Que, s'il m'est dĂ©fendu de lui rendre un service, Sensible cependant Ă sa juste douleur, Du soin de l'adoucir j'occupe encor mon coeur. Annibal vient ĂÂŽ ciel! ce que je sacrifie Vaut bien qu'Ă me cĂ©der ta bontĂ© te convie. Le motif qui m'engage Ă le persuader Est digne du succĂšs que j'ose demander. ScĂšne IX Annibal, Flaminius Flaminius Seigneur, puis-je espĂ©rer qu'oubliant l'un et l'autre Tout ce qui peut aigrir mon esprit et le vĂÂŽtre, Et que nous confiant, en hommes gĂ©nĂ©reux, L'estime qu'aprĂšs tout nous mĂ©ritons tous deux, Vous voudrez bien ici que je vous entretienne D'un projet que pour vous vient de former la mienne? Annibal Seigneur, si votre estime a conçu ce projet, FĂ»t-il vain, je le tiens dĂ©jĂ pour un bienfait. Flaminius Ce que Rome en ces lieux m'a commandĂ© de faire, Pour Annibal peut-ĂÂȘtre est encore un mystĂšre. Seigneur, je viens ici vous demander au roi; Vous n'en devez pas ĂÂȘtre irritĂ© contre moi. Tel Ă©tait mon devoir; je l'ai fait avec zĂšle, Et vous m'approuverez d'avoir Ă©tĂ© fidĂšle. Prusias, retenu par son engagement, A cru qu'il suffirait de votre Ă©loignement. Il a pensĂ© que Rome en serait satisfaite, Et n'exigerait rien aprĂšs votre retraite. Je pouvais l'accepter, et vous ne doutez pas Qu'il ne me fĂ»t aisĂ© d'envoyer sur vos pas; D'autant plus qu'HiĂ©ron aux Romains de ma suite Promet de rĂ©vĂ©ler le jour de votre fuite. Mais, Seigneur, le SĂ©nat veut bien moins vous avoir Qu'il ne veut que le roi fasse ici son devoir Et l'univers jaloux, de qui l'oeil nous contemple, De sa soumission aurait perdu l'exemple. J'ai donc refusĂ© tout, et Prusias, alors, AprĂšs avoir tentĂ© d'inutiles efforts, Pour me donner enfin sa rĂ©ponse prĂ©cise, Ne m'a plus demandĂ© qu'une heure de remise. Seigneur, je suis certain du parti qu'il prendra, Et ce prince, en un mot, vous abandonnera. S'il demande du temps, ce n'est pas qu'il hĂ©site; Mais de son embarras il se fait un mĂ©rite. Il croit que vous serez content de sa vertu, Quand vous saurez combien il aura combattu. Et vous, que jusque-lĂ le destin persĂ©cute, Tombez, mais d'un hĂ©ros mĂ©nagez-vous la chute. Vous l'ĂÂȘtes, Annibal, et l'aveu m'en est doux. Pratiquez les vertus que ce nom veut de vous. Voudriez-vous attendre ici la violence? Non, non; qu'une superbe et pleine confiance, Digne de l'ennemi que vous vous ĂÂȘtes fait, Que vous honorerez par ce gĂ©nĂ©reux trait, Vous invitant Ă fuir des retraites peu sĂ»res, OĂÂč vous deviez, Seigneur, prĂ©sager vos injures, Vous guide jusqu'Ă Rome, et vous jette en des bras Plus fidĂšles pour vous que ceux de Prusias. VoilĂ , Seigneur, voilĂ la chute la plus fiĂšre Que puisse se choisir votre audace guerriĂšre. A votre place enfin, voilĂ le seul Ă©cueil OĂÂč, mĂÂȘme en se brisant, se maintient votre orgueil. N'hĂ©sitez point, venez; achevez de connaĂtre Ces vainqueurs que dĂ©jĂ vous estimez peut-ĂÂȘtre. Puisque autrefois, Seigneur, vous les avez vaincus, C'est pour vous honorer une raison de plus. Montrez-leur Annibal; qu'il vienne les convaincre Qu'un si noble vaincu mĂ©rita de les vaincre. Partons sans diffĂ©rer; venez les rendre tous D'une action si noble admirateurs jaloux. Annibal Oui, le parti sans doute est glorieux Ă prendre, Et c'est avec plaisir que je viens de l'entendre. Il m'oblige. Annibal porte en effet un coeur Capable de donner ces marques de grandeur, Et je crois vos Romains, mĂÂȘme aprĂšs ma dĂ©faite, Dignes que de leurs murs je fisse ma retraite. Il ne me restait plus, persĂ©cutĂ© du sort, D'autre asile Ă choisir que Rome ou que la mort. Mais enfin c'en est fait, j'ai cru que la derniĂšre Avec assez d'honneur finissait ma carriĂšre. Le secours du poison... Flaminius Je l'avais pressenti Du hĂ©ros dĂ©sarmĂ© c'est le dernier parti. Ah! souffrez qu'un Romain, dont l'estime est sincĂšre, Regrette ici l'honneur que vous pouviez nous faire. Le roi s'avance; ĂÂŽ ciel! sa fille en pleurs le suit. ScĂšne X et derniĂšre Tous les acteurs Prusias, Ă Annibal. Seigneur, serait-il vrai ce qu'Amilcar nous dit? Annibal Prusias car enfin je ne crois pas qu'un homme LĂÂąche assez pour n'oser dĂ©sobĂ©ir Ă Rome, InfidĂšle Ă son rang, Ă sa parole, Ă moi, EspĂšre qu'Annibal daigne en lui voir un roi, Prusias, pensez-vous que ma mort vous dĂ©livre Des hasards qu'avec moi vous avez craint de suivre? Quand mĂÂȘme vous m'eussiez remis entre ses mains, Quel fruit en pouviez-vous attendre des Romains? La paix? Vous vous trompiez. Rome va vous apprendre Qu'il faut la mĂ©riter pour oser y prĂ©tendre. Non, non; de l'Ă©pouvante esclave dĂ©clarĂ©, A des malheurs sans fin vous vous ĂÂȘtes livrĂ©. Que je vous plains! Je meurs, et ne perds que la vie. A la Princesse. Du plus grand des malheurs vous l'avez garantie, Et j'expire honorĂ© des soins de la vertu. Adieu, chĂšre Princesse. Laodice, Ă Flaminius. Enfin Rome a vaincu. Il meurt, et vous avez consommĂ© l'injustice, Barbare! et vous osiez demander Laodice! Flaminius MalgrĂ© tout le courroux qui trouble votre coeur, Plus Ă©quitable un jour, vous plaindrez mon malheur. Quoique de vos refus ma tendresse soupire, Ils ont droit de paraĂtre, et je dois y souscrire. HĂ©las! un doux espoir m'amena dans ces lieux; Je ne suis point coupable, et j'en sors odieux. La Surprise de l'amour Acteurs de la comĂ©die ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 3 mai 1722. Acteurs de la comĂ©die La Comtesse LĂ©lio Le Baron, ami de LĂ©lio Colombine, suivante de la Comtesse Arlequin, valet de LĂ©lio Jacqueline, servante de LĂ©lio Pierre, jardinier de la Comtesse La scĂšne est dans une maison de campagne. Acte premier ScĂšne premiĂšre Pierre, Jacqueline Pierre. - Tiens, Jacqueline, t'as une himeur qui me fĂÂąche. ParguĂ©, encore faut-il dire queuque parole d'amiquiĂ© aux gens. Jacqueline. - Mais, qu'est-ce qu'il te faut donc? Tu me veux pour ta femme eh bian, est-ce que je recule Ă cela? Pierre. - Bon, qu'est-ce que ça dit! Est-ce que toutes les filles n'aimont pas Ă devenir la femme d'un homme? Jacqueline. - Tredame! c'est donc un oisiau bien rare qu'un homme, pour en ĂÂȘtre si envieuse? Pierre. - HĂ© lĂ , lĂ , je parle en discourant, je savons bian que l'oisiau n'est pas rare; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d'en avoir un, et il n'y a pas de mal à ça, Jacqueline, car ça est vrai, et tu n'iras pas lĂ contre. Jacqueline. - Acoute, n'ons-je pas d'autre amoureux que toi? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolĂ©s de moi tous deux? Est-ce qu'ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi? Pierre. - Eh mais, je pense qu'oui. Jacqueline. - Eh bian, butor, je te baille la parfarence, qu'as-tu Ă dire à ça? Pierre. - C'est que tu m'aimes mieux qu'eux tant seulement; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fĂÂącherait-il? Jacqueline. - Oh dame, t'en veux trop. Pierre. - Eh morguenne, voilĂ le tu autem; je veux de l'amiquiĂ© pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire Jacqueline, Ă©pouse-moi; je voudrais que tu fis bravement la grimace Ă tout le village, et que tu lui disi Nennin-da, je veux ĂÂȘtre la femme de Piarre, et pis c'est tout. Pour ce qui est d'en cas de moi, si j'allais ĂÂȘtre un parfide, je voudrais que ça te fĂÂąchit rudement, et que t'en pleurisse tout ton soĂ»l; et velĂ marguĂ© ce qu'en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t'allais me changer, il n'y aurait pu de çarvelle cheux moi, c'est de l'amiquiĂ© que ça. TatiguĂ© que je serais content si tu pouvais itout devenir folle! Ah! que ça serait touchant! Ma pauvre Jacqueline, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l'esprit. Jacqueline. - Va, va, Piarre, je ne dis rian mais je n'en pense pas moins. Pierre. - Eh, penses-tu que tu m'aimes, par hasard? Dis-moi oui ou non. Jacqueline. - Devine lequel. Pierre. - Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris tout comme si tu disais oui; hĂ©, hĂ©, hĂ©, qu'en dis-tu? Jacqueline. - Eh, je dis franchement que je serais bian empĂÂȘchĂ©e de ne pas t'aimer, car t'es bien agriable. Pierre. - Eh, jarni, velĂ dire les mots et les paroles. Jacqueline. - Je t'ai toujours trouvĂ© une bonne philosomie d'homme tu m'as fait l'amour, et franchement ça m'a fait plaisir; mais l'honneur des filles les empĂÂȘche de parler aprĂšs ça, ma tante disait toujours qu'un amant, c'est comme un homme qui a faim pu il a faim, et pu il a envie de manger; pu un homme a de peine aprĂšs une fille, et pu il l'aime. Pierre. - Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai; car je meurs de faim, je t'en avertis, Jacqueleine. Jacqueline. - Tant mieux, je t'aime de cette himeur-lĂ , pourvu qu'alle dure; mais j'ai bian peur que M. LĂ©lio, mon maĂtre, ne consente Ă noute mariage, et qu'il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t'aime; car il nous a dit qu'il ne voulait point voir d'amourette parmi nous. Pierre. - Et pourquoi donc ça, est-ce qu'il y a du mal Ă aimer son prochain? Et morguĂ© je m'en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien mĂ©chants. Jacqueline. - Oh, c'est pis qu'un Turc, Ă cause d'une dame de Paris qui l'aimait beaucoup, et qui li a tournĂ© casaque pour un autre galant plus mal bĂÂąti que li noute monsieur a fait du tapage; il li a dit qu'alle devait ĂÂȘtre honteuse; alle lui a dit qu'alle ne voulait pas l'ĂÂȘtre. Et voilĂ bian de quoi! ç'a-t-elle fait. Et pis des injures ous ĂÂȘtes cun indeigne. Et voyez donc cet impertinent! Et je me vengerai. Et moi, je m'en gausse. Tant y a qu'Ă la parfin alle li a farmĂ© la porte sur le nez li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe, car velĂ comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d'amour, il semble qu'en l'Ă©corche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dĂ©goĂ»tĂ© quand il voit une fille Ă droite, ce drĂÂŽle de corps se baille les airs d'aller Ă gauche, Ă cause de queuque mijaurĂ©e de chambriĂšre qui li a, Ă ce qu'il dit, vendu du noir. Pierre. - Quiens, vĂ©ritablement c'est une piquiĂ© que ça, il n'y a pas de police; au punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velĂ ton maĂtre, parle-li. Jacqueline. - Non, il a la face triste, c'est peut-ĂÂȘtre qu'il rĂÂȘve aux femmes; je sis d'avis que j'attende que ça soit passĂ© va, va, il y a bonne espĂ©rance, pisque ta maĂtresse est arrivĂ©e, et qu'alle a dit qu'alle lui en parlerait. ScĂšne II LĂ©lio, Arlequin, tous deux d'un air triste. LĂ©lio. - Le temps est sombre aujourd'hui. Arlequin. - Ma foi oui, il est aussi mĂ©lancolique que nous. LĂ©lio. - Oh, on n'est pas toujours dans la mĂÂȘme disposition, l'esprit aussi bien que le temps est sujet Ă des nuages. Arlequin. - Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m'embarrasse guĂšre du brouillard. LĂ©lio. - Tout le monde en est assez de mĂÂȘme. Arlequin. - Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste. LĂ©lio. - C'est que tu as quelque chose qui te chagrine. Arlequin. - Non. LĂ©lio. - Tu n'as donc point de tristesse? Si fait. LĂ©lio. - Dis donc pourquoi? Arlequin. - Pourquoi? En vĂ©ritĂ© je n'en sais rien; c'est peut-ĂÂȘtre que je suis triste de ce que je ne suis pas gai. LĂ©lio. - Va, tu ne sais ce que tu dis. Arlequin. - Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien. LĂ©lio. - Ah, si tu es malade, c'est une autre affaire. Arlequin. - Je ne suis pas malade, non plus. LĂ©lio. - Es-tu fou? Si tu n'es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien? Arlequin. - Tenez, Monsieur, je bois Ă merveille, je mange de mĂÂȘme, je dors comme une marmotte, voilĂ ma santĂ©. LĂ©lio. - C'est une santĂ© de crocheteur, un honnĂÂȘte homme serait heureux de l'avoir. Arlequin. - Cependant je me sens pesant et lourd, j'ai une fainĂ©antise dans les membres, je bĂÂąille sans sujet, je n'ai du courage qu'Ă mes repas, tout me dĂ©plaĂt; je ne vis pas, je traĂne; quand le jour est venu, je voudrais qu'il fĂ»t nuit; quand il est nuit, je voudrais qu'il fĂ»t jour voilĂ ma maladie; voilĂ comment je me porte bien et mal. LĂ©lio. - Je t'entends, c'est un peu d'ennui qui t'a pris; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu'on m'a envoyĂ© de Paris...? RĂ©ponds donc! Arlequin. - Monsieur, avec votre permission, que je passe de l'autre cĂÂŽtĂ©. LĂ©lio. - Que veux-tu donc? Qu'est-ce que cette cĂ©rĂ©monie? Arlequin. - C'est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux; cela me tracasse, j'ai jurĂ© de ne plus faire l'*amour; mais quand je le vois faire, j'ai presque envie de manquer de parole Ă mon serment cela me raccommode avec ces pestes de femmes, et puis c'est le diable de me refĂÂącher contre elles. LĂ©lio. - Eh, mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiĂ©tudes-lĂ ? Je me ressouviens qu'il y a des femmes au monde, qu'elles sont aimables, et ce ressouvenir-lĂ ne va pas sans quelques Ă©motions de coeur; mais ce sont ces Ă©motions-lĂ qui me rendent inĂ©branlable dans la rĂ©solution de ne plus voir de femmes. Arlequin. - Pardi, cela me fait tout le contraire, Ă moi; quand ces Ă©motions-lĂ me prennent, c'est alors que ma rĂ©solution branle. Enseignez-moi donc Ă en faire mon profit comme vous. LĂ©lio. - Oui-da, mon ami je t'aime; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L'infidĂ©litĂ© de ta maĂtresse t'a rebutĂ© de l'amour, la trahison de la mienne m'en a rebutĂ© de mĂÂȘme; tu m'as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m'es devenu cher par la conformitĂ© de ton gĂ©nie avec le mien, et par la ressemblance de nos aventures. Arlequin. - Et moi, Monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, Ă cause que vous avez la bontĂ© de m'aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous, cela n'a point de conscience; j'ai pensĂ© crever de l'infidĂ©litĂ© de Margot les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m'ont un peu remis. Je n'aime plus cette Margot, seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tĂÂȘte; mais quand je ne songe point Ă elle, je n'y gagne rien; car je pense Ă toutes les femmes en gros, et alors les Ă©motions de coeur que vous dites viennent me tourmenter je cours, je saute, je chante, je danse, je n'ai point d'autre secret pour me chasser cela; mais ce secret-lĂ n'est que de l'*onguent miton-mitaine je suis dans un grand danger; et puisque vous m'aimez tant, ayez la charitĂ© de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible. LĂ©lio. - Ce pauvre garçon me fait pitiĂ©. Ah! sexe trompeur, tourmente ceux qui t'approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient! Arlequin. - Cela est tout raisonnable, pourquoi faire du mal Ă ceux qui ne te font rien? LĂ©lio. - Quand quelqu'un me vante une femme aimable et l'amour qu'il a pour elle, je crois voir un frĂ©nĂ©tique qui me fait l'Ă©loge d'une vipĂšre, qui me dit qu'elle est charmante, et qu'il a le bonheur d'en ĂÂȘtre mordu. Arlequin. - Fi donc, cela fait mourir. LĂ©lio. - Eh, mon cher enfant, la vipĂšre n'ĂÂŽte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre libertĂ©, notre repos; vous nous ravissez Ă nous-mĂÂȘmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilĂ -t-il pas des hommes en bel Ă©tat aprĂšs? Des pauvres fous, des hommes troublĂ©s, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et Ă qui appartiennent ces esclaves? Ă des femmes! Et qu'est-ce que c'est qu'une femme? Pour la dĂ©finir il faudrait la connaĂtre nous pouvons aujourd'hui en commencer la dĂ©finition, mais je soutiens qu'on n'en verra le bout qu'Ă la fin du monde. Arlequin. - En vĂ©ritĂ©, c'est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat, c'est dommage qu'il ait tant de griffes. LĂ©lio. - Tu as raison, c'est dommage; car enfin, est-il dans l'univers de figure plus charmante? Que de grĂÂąces, et que de variĂ©tĂ© dans ces grĂÂąces! Arlequin. - C'est une crĂ©ature Ă manger. LĂ©lio. - Voyez ces ajustements, jupes Ă©troites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tĂÂȘte, et toutes les modes les plus extravagantes mettez-les sur une femme, dĂšs qu'elles auront touchĂ© sa figure enchanteresse, c'est l'Amour et les GrĂÂąces qui l'ont habillĂ©e, c'est de l'esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n'est-il pas bien singulier? Arlequin. - Oh, cela est vrai; il n'y a mardi! pas de livre qui ait tant d'esprit qu'une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles. LĂ©lio. - Quel aimable dĂ©sordre d'idĂ©es dans la tĂÂȘte! que de vivacitĂ©! quelles expressions! que de naĂÂŻvetĂ©! L'homme a le bon sens en partage, mais ma foi l'esprit n'appartient qu'Ă la femme. A l'Ă©gard de son coeur, ah! si les plaisirs qu'il nous donne Ă©taient durables, ce serait un sĂ©jour dĂ©licieux que la terre. Nous autres hommes, la plupart, nous sommes jolis en amour nous nous rĂ©pandons en petits sentiments doucereux; nous avons la marotte d'ĂÂȘtre dĂ©licats, parce que cela donne un air plus tendre; nous faisons l'amour rĂ©glĂ©ment, tout comme on fait une charge; nous nous faisons des mĂ©thodes de tendresse; nous allons chez une femme, pourquoi? Pour l'aimer, parce que c'est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire! Une femme ne veut ĂÂȘtre ni tendre ni dĂ©licate, ni fĂÂąchĂ©e ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu'elle ne veut pas le dire, morbleu, nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui passe Ă travers son silence? Arlequin. - Ah! Monsieur, je m'en souviens, Margot avait si bonne grĂÂące Ă faire comme cela la nigaude! LĂ©lio. - Sans l'aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre coeur Ă nous autres est un vrai paralytique nous restons lĂ comme des eaux dormantes, qui attendent qu'on les remue pour se remuer. Le coeur d'une femme se donne sa secousse Ă lui-mĂÂȘme; il part sur un mot qu'on dit, sur un mot qu'on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu'elle aime; le rĂ©pĂšte-t-elle, vous l'apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiĂ©tude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s'enivrer du plaisir que cela donne? Le moyen de se voir adorer sans que la tĂÂȘte vous tourne? Pour moi, j'Ă©tais tout aussi sot que les autres amants; je me croyais un petit prodige, mon mĂ©rite m'Ă©tonnait ah! qu'il est mortifiant d'en rabattre! C'est aujourd'hui ma bĂÂȘtise qui m'Ă©tonne; l'homme prodigieux a disparu, et je n'ai trouvĂ© qu'une dupe Ă la place. Arlequin. - Eh bien, Monsieur, queussi, queumi, voilĂ mon histoire; j'Ă©tais tout aussi sot que vous vous faites pourtant un portrait qui fait venir l'envie de l'original. LĂ©lio. - Butor que tu es! Ne t'ai-je pas dit que la femme Ă©tait aimable, qu'elle avait le coeur tendre, et beaucoup d'esprit? Arlequin. - Oui, est-ce que tout cela n'est pas bien joli? LĂ©lio. - Non, tout cela est affreux. Arlequin. - Bon, bon, c'est que vous voulez m'attraper peut-ĂÂȘtre. LĂ©lio. - Non, ce sont lĂ les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l'argent d'abord, un peu plus loin de l'or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisĂt Ă la caverne d'un monstre, d'un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haĂÂŻrais pas cet argent, cet or et ces perles? Arlequin. - Je ne suis pas si dĂ©goĂ»tĂ©, je trouverais cela fort bon; il n'y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas, mais je prendrais vitement quelques milliers d'Ă©cus dans mes poches, je laisserais lĂ le reste, et je dĂ©camperais bravement aprĂšs. LĂ©lio. - Oui, mais tu ne saurais point qu'il y a un tigre au bout, et tu n'auras pas plutĂÂŽt ramassĂ© un Ă©cu, que tu ne pourras t'empĂÂȘcher de vouloir le reste. Arlequin. - Fi, par la morbleu, c'est bien dommage voilĂ un sot trĂ©sor, de se trouver sur ce chemin-lĂ . Pardi, qu'il aille au diable, et l'animal avec. LĂ©lio. - Mon enfant, cet argent que tu trouves d'abord sur ton chemin, c'est la beautĂ©, ce sont les agrĂ©ments d'une femme qui t'arrĂÂȘtent; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espĂ©rances qu'elle te donne; enfin ces perles, c'est son coeur qu'elle t'abandonne avec tous ses transports. Arlequin. - Ahi! ahi! gare l'animal. LĂ©lio. - Le tigre enfin paraĂt aprĂšs les perles, et ce tigre, c'est un caractĂšre perfide retranchĂ© dans l'ĂÂąme de ta maĂtresse; il se montre, il t'arrache son coeur, il dĂ©chire le tien; adieu tes plaisirs, il te laisse aussi misĂ©rable que tu croyais ĂÂȘtre heureux. Arlequin. - Ah, c'est justement la bĂÂȘte que Margot a lĂÂąchĂ©e sur moi, pour avoir aimĂ© son argent, son or et ses perles. LĂ©lio. - Les aimeras-tu encore? Arlequin. - HĂ©las, Monsieur, je ne songeais pas Ă ce diable qui m'attendait au bout. Quand on n'a pas Ă©tudiĂ©, on ne voit pas plus loin que son nez. LĂ©lio. - Quand tu seras tentĂ© de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes Ă©motions de coeur comme une envie fatale d'aller sur sa route, et de te perdre. Arlequin. - Oh, voilĂ qui est fait; je renonce Ă toutes les femmes, et Ă tous les trĂ©sors du monde, et je m'en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensĂ©e. ScĂšne III LĂ©lio, Jacqueline, Pierre LĂ©lio. - Que me veux-tu, Jacqueline? Jacqueline. - Monsieur, c'est que je voulions vous parler d'une petite affaire. LĂ©lio. - De quoi s'agit-il? Jacqueline. - C'est que, ne vous dĂ©plaise... mais vous vous fĂÂącherez. LĂ©lio. - Voyons. Jacqueline. - Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j'eussions de galants. LĂ©lio. - Non, je ne veux point voir d'amour dans ma maison. Jacqueline. - Je vians pourtant vous demander un petit privilĂšge. LĂ©lio. - Quel est-il? Jacqueline. - C'est que, rĂ©vĂ©rence parler, j'avons le coeur tendre. LĂ©lio. - Tu as le coeur tendre? voilĂ un plaisant aveu; et qui est le nigaud qui est amoureux de toi? Pierre. - Eh, eh, eh, c'est moi, Monsieur. LĂ©lio. - Ah, c'est toi, maĂtre Pierre, je t'aurais cru plus raisonnable. Eh bien, Jacqueline, c'est donc pour lui que tu as le coeur tendre? Jacqueline. - Oui, Monsieur, il y a bien deux ans en ça que ça m'est venu... mais, dis toi-mĂÂȘme, je ne sis pas assez effrontĂ©e de mon naturel. Pierre. - Monsieur, franchement, c'est qu'Ă me trouve gentil; et si ce n'Ă©tait qu'alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocĂ©s. LĂ©lio. - Tu es fou, maĂtre Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera lĂ crois-moi, ne t'attache point Ă elle; laisse-la lĂ , tu cherches malheur. Jacqueline. - Bon, voilĂ de biaux contes qu'ous li faites-lĂ , Monsieur. Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent Ă tout vent? Allez, allez, si quelqu'un de nous deux se plante lĂ , ce sera li qui me plantera, et non pas moi. A tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage, c'est pour ça que j'avons prins la libertĂ© de vous attaquer. Pierre. - Oui, Monsieur, voilĂ tout fin dret ce que c'est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grĂÂące, et pour l'amour de son sarvice, et de sti-lĂ de son pĂšre et de sa mĂšre, qui vous ont tant sarvi quand ils n'Ă©tient pas encore dĂ©funts, tant y a, Monsieur excusez l'importunance, c'est que je sommes pauvres, et tout franchement, pour vous le couper court... LĂ©lio. - AchĂšve donc, il y a une heure que tu traĂnes. Jacqueline. - Parguenne, aussi tu t'embarbouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et Monsieur pard la patience. C'est donc, ne vous en dĂ©plaise, que je voulons nous marier; et, comme ce dit l'autre, ce n'est pas le tout qu'un pourpoint, s'il n'y a des manches; c'est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref... LĂ©lio. - Eh non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tĂÂŽt fait. Jacqueline. - C'est que j'avons queuque espĂ©rance que vous nous baillerez queuque chose en entrĂ©e de mĂ©nage. LĂ©lio. - Soit, je le veux; nous verrons cela une autre fois, et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi. ScĂšne IV Arlequin, LĂ©lio, Pierre, Jacqueline Pierre, prenant Arlequin Ă l'Ă©cart. - Arlequin, par charitĂ©, recommandez-nous Ă Monsieur c'est que je nous aimons, Jacqueline et moi; je n'avons pas de grands moyens, et... Arlequin. - Tout beau, maĂtre Pierre; dis-moi, as-tu son coeur? Pierre. - Parguienne oui, Ă la parfin alle m'a lĂÂąchĂ© son amiquiĂ©. Arlequin. - Ah malheureux, que je te plains! voilĂ le caractĂšre perfide qui va venir; je t'expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien adieu, pauvre homme, je n'ai plus rien Ă te dire, ton mal est sans remĂšde. Jacqueline. - Queu tripotage est-ce qu'il fait donc lĂ , avec ce remĂšde et ce caractĂšre? Pierre. - MarguiĂ©, tous ces discours me chiffonnont malheur je varrons ce qui en est par un petit tour d'adresse. Allons-nous-en, Jacqueline, madame la comtesse fera mieux que nous. ScĂšne V LĂ©lio, Arlequin Arlequin, revenant Ă son maĂtre. - Monsieur, mon cher maĂtre, il y a une mauvaise nouvelle. LĂ©lio. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a achetĂ© depuis un an cette belle maison prĂšs de la vĂÂŽtre? LĂ©lio. - Oui. Arlequin. - Eh bien, on m'a dit que cette comtesse est ici, et qu'elle veut vous parler j'ai mauvaise opinion de cela. LĂ©lio. - Eh morbleu, toujours des femmes! Et que me veut-elle? Arlequin. - Je n'en sais rien; mais on dit qu'elle est belle et veuve, et je gage qu'elle est encline Ă faire du mal. LĂ©lio. - Et moi enclin Ă l'Ă©viter je ne me soucie ni de sa beautĂ©, ni de son veuvage. Arlequin. - Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition. Ouf! LĂ©lio. - Qu'as-tu? Arlequin. - C'est qu'on dit qu'il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilĂ mes Ă©motions de coeur qui me prennent. LĂ©lio. - BenĂÂȘt! une femme te fait peur? Arlequin. - HĂ©las, Monsieur, j'espĂšre en vous et en votre assistance. LĂ©lio. - Je crois que les voilĂ qui se promĂšnent, retirons-nous. Ils se retirent. ScĂšne VI La Comtesse, Colombine, Arlequin La Comtesse, parlant de LĂ©lio. - VoilĂ un jeune homme bien sauvage. Colombine, arrĂÂȘtant Arlequin. - Un petit mot, s'il vous plaĂt. Oserait-on vous demander d'oĂÂč vient cette fĂ©rocitĂ© qui vous prend Ă vous et Ă votre maĂtre? Arlequin. - A cause d'un proverbe qui dit, que chat Ă©chaudĂ© craint l'eau froide. La Comtesse. - Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il? Arlequin. - C'est que nous savons ce qu'en vaut l'aune. Colombine. - Remarquez-vous qu'il n'ose nous regarder, Madame? Allons, allons, levez la tĂÂȘte, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire. Arlequin, la regardant doucement. - Par la jarni, qu'elle est jolie! La Comtesse. - Laisse-le lĂ , je crois qu'il est imbĂ©cile. Colombine. - Et moi je crois que c'est malice. Parleras-tu? Arlequin. - C'est que mon maĂtre a fait voeu de fuir les femmes, parce qu'elles ne valent rien. Colombine. - Impertinent! Arlequin. - Ce n'est pas votre faute, c'est la nature qui vous a bĂÂąties comme cela, et moi j'ai fait voeu aussi. Nous avons souffert comme des misĂ©rables Ă cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre coeur. Colombine. - HĂ©las! quelle lamentable histoire! Et comment te tireras-tu d'affaire avec moi? Je suis une espiĂšgle, et j'ai envie de te rendre un peu misĂ©rable de ma façon. Arlequin. - Prrr! il n'y a pas pied. La Comtesse. - Va, mon ami, va dire Ă ton maĂtre que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler. Arlequin. - Je le vois lĂ qui m'attend, je m'en vais l'appeler. Monsieur, Madame dit qu'elle ne se soucie point de vous vous n'avez qu'Ă venir, elle veut vous dire un mot. Ah! comme cela m'accrocherait, si je me laissais faire. ScĂšne VII La Comtesse, LĂ©lio, Colombine LĂ©lio. - Madame, puis-je vous rendre quelque service? La Comtesse. - Monsieur, je vous demande pardon de la libertĂ© que j'ai prise; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas Ă ce mariage ils m'ont priĂ©e de vous engager Ă les aider de quelque libĂ©ralitĂ©, comme de mon cĂÂŽtĂ© j'ai dessein de le faire. VoilĂ , Monsieur, tout ce que j'avais Ă vous dire quand vous vous ĂÂȘtes retirĂ©. LĂ©lio. - Madame, j'aurai tous les Ă©gards que mĂ©rite votre recommandation, et je vous prie de m'excuser si j'ai fui; mais je vous avoue que vous ĂÂȘtes d'un sexe avec qui j'ai cru devoir rompre pour toute ma vie cela vous paraĂtra bien bizarre; je ne chercherai point Ă me justifier; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d'entamer une matiĂšre qui me met toujours de mauvaise humeur; et si je parlais, il pourrait, malgrĂ© moi, m'Ă©chapper des traits d'une incivilitĂ© qui vous dĂ©plairait, et que mon respect vous Ă©pargne. Colombine. - Mort de ma vie, Madame, est-ce que ce discours-lĂ ne vous remue pas la bile? Allez, Monsieur, tous les renĂ©gats font mauvaise fin vous viendrez quelque jour crier misĂ©ricorde et ramper aux pieds de vos maĂtres, et ils vous Ă©craseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse. LĂ©lio. - Si Madame n'Ă©tait pas prĂ©sente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime. La Comtesse. - Ne vous gĂÂȘnez point, Monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s'adresse point Ă vous; regardons-nous comme hors d'intĂ©rĂÂȘt. Et sur ce pied-lĂ , peut-on vous demander ce qui vous fĂÂąche si fort contre les femmes? LĂ©lio. - Ah! Madame, dispensez-moi de vous le dire; c'est un rĂ©cit que j'accompagne ordinairement de rĂ©flexions oĂÂč votre sexe ne trouve pas son compte. La Comtesse. - Je vous devine, c'est une infidĂ©litĂ© qui vous a donnĂ© tant de colĂšre. LĂ©lio. - Oui, Madame, c'est une infidĂ©litĂ©; mais affreuse, mais dĂ©testable. La Comtesse. - N'allons point si vite. Votre maĂtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre? LĂ©lio. - En doutez-vous, Madame? La simple infidĂ©litĂ© serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l'assaisonnement de la perfidie. La Comtesse. - Quoi! vous eĂ»tes un successeur? Elle en aima un autre? LĂ©lio. - Oui, Madame. Comment, cela vous Ă©tonne? VoilĂ pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance. Colombine. - Le petit blasphĂ©mateur! La Comtesse. - Oui, votre maĂtresse est une indigne, et l'on ne saurait trop la mĂ©priser. Colombine. - D'accord, qu'il la mĂ©prise, il n'y a pas Ă tortiller c'est une coquine celle-lĂ . La Comtesse. - J'ai cru d'abord, moi, qu'elle n'avait fait que se dĂ©goĂ»ter de vous, et de l'amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu'elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en gĂ©nĂ©ral. Colombine. - Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux. LĂ©lio. - Comment, Madame, ce n'est donc rien, Ă votre compte, que de cesser sans raison d'avoir de la tendresse pour un homme? La Comtesse. - C'est beaucoup, au contraire; cesser d'avoir de l'amour pour un homme, c'est Ă mon compte connaĂtre sa faute, s'en repentir, en avoir honte, sentir la misĂšre de l'idole qu'on adorait, et rentrer dans le respect qu'une femme se doit Ă elle-mĂÂȘme. J'ai bien vu que nous ne nous entendions point si votre maĂtresse n'avait fait que renoncer Ă son attachement ridicule, eh! il n'y aurait rien de plus louable; mais ne faire que changer d'objet, ne guĂ©rir d'une folie que par une extravagance, eh fi! Je suis de votre sentiment, cette femme-lĂ est tout Ă fait mĂ©prisable. Amant pour amant, il valait autant que vous dĂ©shonorassiez sa raison qu'un autre. LĂ©lio. - Je vous avoue que je ne m'attendais pas Ă cette chute-lĂ . Colombine. - Ah, ah, ah, il faudrait bien des conversations comme celle-lĂ pour en faire une raisonnable. Courage, Monsieur, vous voilĂ tout dĂ©ferrĂ© dĂ©cochez-lui-moi quelque trait bien hĂ©tĂ©roclite, qui sente bien l'original. Eh! vous avez fait des merveilles d'abord. LĂ©lio. - C'est assurĂ©ment mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d'une femme l'idĂ©e est neuve. Colombine. - Elle ne fera pas fortune chez vous. LĂ©lio. - On voit bien que vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e, Madame. La Comtesse. - Moi, Monsieur! Je n'ai point Ă me plaindre des hommes; je ne les hais point non plus. HĂ©las, la pauvre espĂšce! elle est, pour qui l'examine, encore plus comique que haĂÂŻssable. Colombine. - Oui-da, je crois que nous trouverons plus de ressource Ă nous en divertir, qu'Ă nous fĂÂącher contre elle. LĂ©lio. - Mais, qu'a-t-elle donc de si comique? La Comtesse. - Ce qu'elle a de comique? Mais y songez-vous, Monsieur? Vous ĂÂȘtes bien curieux d'ĂÂȘtre humiliĂ© dans vos confrĂšres. Si je parlais, vous seriez tout Ă©tonnĂ© de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espĂšce a de comique, qui, pour se mettre Ă son aise, a eu besoin de se rĂ©server un privilĂšge d'indiscrĂ©tion, d'impertinence et de fatuitĂ©; qui suffoquerait si elle n'Ă©tait babillarde, si sa misĂ©rable vanitĂ© n'avait pas ses coudĂ©es franches; s'il ne lui Ă©tait pas permis de dĂ©shonorer un sexe qu'elle ose mĂ©priser pour les mĂÂȘmes choses dont l'indigne qu'elle est fait sa gloire. Oh! l'admirable engeance qui a trouvĂ© la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargĂ©es du soin de les porter ne voilĂ -t-il pas de beaux titres de supĂ©rioritĂ© sur nous? et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles! Fiez-vous Ă moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misĂšre, j'oserai vous le dire vous voilĂ bien irritĂ© contre les femmes; je suis peut-ĂÂȘtre, moi, la moins aimable de toutes. Tout hĂ©rissĂ© de rancune que vous croyez ĂÂȘtre, moyennant deux ou trois coups d'oeil flatteurs qu'il m'en coĂ»terait, grĂÂące Ă la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comĂ©die. LĂ©lio. - Oh! je vous dĂ©fie de me faire payer ce tribut de folie-lĂ . Colombine. - Ma foi, Madame, cette expĂ©rience-lĂ vous porterait malheur. LĂ©lio. - Ah, ah, cela est plaisant! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous, vous l'ĂÂȘtes tout autant que je suis sĂ»r que vous croyez l'ĂÂȘtre; mais s'il n'y a que la comĂ©die dont vous parlez qui puisse vous rĂ©jouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie. Colombine. - En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comĂ©die. Cependant, si j'Ă©tais Ă la place de Madame, le dĂ©fi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le dĂ©menti. La Comtesse. - Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnĂ©e. Mais comme Ă la campagne il faut voir quelqu'un, soyons amis pendant que nous y resterons; je vous promets sĂ»retĂ© nous nous divertirons, vous Ă mĂ©dire des femmes, et moi Ă mĂ©priser les hommes. LĂ©lio. - Volontiers. Colombine. - Le joli commerce! on n'a qu'Ă vous en croire; les hommes tireront Ă l'orient, les femmes Ă l'occident; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh morbleu! pourquoi prĂÂȘcher la fin du monde? Cela coupe la gorge Ă tout soyons raisonnables; condamnez les amants dĂ©loyaux, les conteurs de sornettes, Ă ĂÂȘtre jetĂ©s dans la riviĂšre une pierre au col; Ă merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidĂšles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez! Adieu, pauvres brebis Ă©garĂ©es; pour moi, je vais travailler Ă la conversion d'Arlequin. A votre Ă©gard, que le ciel vous assiste, mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie, je vous y attends. La Comtesse. - La folle! Je vous quitte, Monsieur; j'ai quelque ordre Ă donner n'oubliez pas, de grĂÂące, ma recommandation pour ces paysans. ScĂšne VIII Le Baron, ami de LĂ©lio, La Comtesse, LĂ©lio Le Baron. - Ne me trompĂ©-je point? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse? La Comtesse. - Oui, Monsieur, c'est moi-mĂÂȘme. Le Baron. - Quoi! avec notre ami LĂ©lio! Cela se peut-il? La Comtesse. - Que trouvez-vous donc lĂ de si Ă©trange? LĂ©lio. - Je n'ai l'honneur de connaĂtre Madame que depuis un instant. Et d'oĂÂč vient ta surprise? Le Baron. - Comment, ma surprise! voici peut-ĂÂȘtre le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivĂ©. LĂ©lio. - En quoi? Le Baron. - En quoi? Morbleu, je n'en saurais revenir; c'est le fait le plus curieux qu'on puisse imaginer dĂšs que je serai Ă Paris, oĂÂč je vais, je le ferai mettre dans la gazette. LĂ©lio. - Mais, que veux-tu dire? Le Baron. - Songez-vous Ă tous les millions de femmes qu'il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, EuropĂ©ennes, Asiatiques, Africaines, AmĂ©ricaines, blanches, noires, basanĂ©es, de toutes les couleurs? Nos propres expĂ©riences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l'homme, que la nature l'a pourvue de bonne volontĂ© pour lui; la nature n'a manquĂ© que Madame, le soleil n'Ă©claire qu'elle chez qui notre espĂšce n'ait point rencontrĂ© grĂÂące, et cette seule exception de la loi gĂ©nĂ©rale se rencontre avec un personnage unique, je te le dis en ami; avec-un homme qui nous a donnĂ© l'exemple d'un fanatisme tout neuf; qui seul de tous les hommes n'a pu s'accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde; enfin qui s'est condamnĂ© Ă venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu'il a fait quand il en a vu. Oh! je ne sache point d'aventure qui aille de pair avec la vĂÂŽtre. LĂ©lio, riant. - Ah! ah! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde. La Comtesse, riant. - Pour moi, je me sais bon grĂ© que la nature m'ait manquĂ©e, et je me passerai bien de la façon qu'elle aurait pu me donner de plus; c'est autant de sauvĂ©, c'est un ridicule de moins. Le Baron, sĂ©rieusement. - Madame, n'appelez point cette faiblesse-lĂ ridicule; mĂ©nageons les termes il peut venir un jour oĂÂč vous serez bien aise de lui trouver une Ă©pithĂšte plus honnĂÂȘte. La Comtesse. - Oui, si l'esprit me tourne. Le Baron. - Eh bien, il vous tournera c'est si peu de chose que l'esprit! AprĂšs tout, il n'est pas encore sĂ»r que la nature vous ait absolument manquĂ©e. HĂ©las! peut-ĂÂȘtre jouez-vous de votre reste aujourd'hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d'abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire! Je suis un homme Ă pronostic voulez-vous que je vous dise; tenez, je crois que votre merveilleux est Ă fin de terme. LĂ©lio. - Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien; les fous sont quelquefois inspirĂ©s. La Comtesse. - Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez. Le Baron, Ă LĂ©lio. - Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l'histoire romaine? LĂ©lio. - Oui, qu'en veux-tu faire, de ton histoire romaine? Le Baron. - Te souviens-tu qu'un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu'il traça autour de lui, et lui dĂ©clara la guerre s'il en sortait avant qu'il eĂ»t rĂ©pondu Ă sa demande? LĂ©lio. - Oui, je m'en ressouviens. Le Baron. - Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle Ă l'imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l'Amour, qui vaut bien la rĂ©publique de Rome, je t'ordonne de n'en sortir que soupirant pour les beautĂ©s de Madame; voyons si tu oseras broncher. LĂ©lio passe le cercle. - Tiens, je suis hors du cercle, voilĂ ma rĂ©ponse va-t'en la porter Ă ton benĂÂȘt d'Amour. La Comtesse. - Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu'il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu. Le Baron. - Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrottĂ© Ă votre char; il vous aime de ce moment-ci, il a obĂ©i. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle; il avait plus de peur qu'Antiochus. LĂ©lio, riant. - Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu'il vous plaira, mon amour n'est point jaloux. La Comtesse, embarrassĂ©e. - Messieurs, j'entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant. Le Baron. - Vous montrez lĂ certaine impatience qui pourra venir Ă bien faisons-la profiter par un petit tour de cercle. Il l'enferme aussi. La Comtesse, sortant du cercle. - Laissez-moi, qu'est-ce que cela signifie? Baron, ne lisez jamais d'histoire, puisqu'elle ne vous apprend que des polissonneries. LĂ©lio rit. Le Baron. - Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s'il vous plaĂt, Madame. LĂ©lio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maĂtresse insensible. La Comtesse, sĂ©rieusement. - Cherchez-lui donc une maĂtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici. LĂ©lio. - Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l'apprendre; aprĂšs tout, votre antipathie ne me fait point trembler. Le Baron. - Bon, voilĂ de l'amour qui prĂ©lude par du dĂ©pit. La Comtesse, Ă LĂ©lio. - Vous seriez fort Ă plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous Ă©taient indiffĂ©rents. Le Baron. - Ah le beau duo! Vous ne savez pas encore combien il est tendre. La Comtesse, s'en allant doucement. - En vĂ©ritĂ©, vos folies me poussent Ă bout, Baron. Le Baron. - Oh, Madame, nous aurons l'honneur, LĂ©lio et moi, de vous reconduire jusque chez vous. ScĂšne IX Le Baron, La Comtesse, LĂ©lio, Colombine Colombine, arrivant. Bonjour, Monsieur le Baron. Comme vous voilĂ rouge, Madame. Monsieur LĂ©lio est tout je ne sais comment aussi il a l'air d'un homme qui veut ĂÂȘtre fier, et qui ne peut pas l'ĂÂȘtre. Qu'avez-vous donc tous deux? La Comtesse, sortant. - L'Ă©tourdie! Le Baron. - Laissez-les lĂ , Colombine, ils sont de mĂ©chante humeur; ils viennent de se faire une dĂ©claration d'amour l'un Ă l'autre, et le tout en se fĂÂąchant. ScĂšne X Colombine, Arlequin, avec un Ă©quipage de chasseur. Colombine, qui a Ă©coutĂ© un peu leur conversation. - Je vois bien qu'ils nous apprĂÂȘteront Ă rire. Mais oĂÂč est Arlequin? Je veux qu'il m'amuse ici. J'entends quelqu'un, ne serait-ce pas lui? Arlequin. - Ouf, ce gibier-lĂ mĂšne un chasseur trop loin je me perdrais, tournons d'un autre cĂÂŽtĂ©... Allons donc... Euh! me voilĂ justement sur le chemin du tigre, maudits soient l'argent, l'or et les perles! Colombine. - Quelle heure est-il, Arlequin? Arlequin. - Ah! la fine mouche je vois bien que tu cherches midi Ă quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie. Colombine. - Il ne me plaĂt pas, moi passe-le toi-mĂÂȘme. Arlequin. - Oh pardi, Ă bon chat bon rat, je veux rester ici. Colombine. - Eh le fou, qui perd l'esprit en voyant une femme! Arlequin. - Va-t'en, va-t'en demander ton portrait Ă mon maĂtre, il te le donnera pour rien tu verras si tu n'es pas une vipĂšre. Colombine. - Ton maĂtre est un visionnaire, qui te fait faire pĂ©nitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitiĂ©; c'est dommage qu'un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice... Arlequin. - Je n'en ai non plus qu'un poulet. Colombine. - C'est dommage qu'il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance; car, dis la vĂ©ritĂ©, tu t'ennuies ici, tu pĂÂątis? Arlequin. - Oh! cela n'est pas croyable. Colombine. - Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie? Arlequin. - Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous ĂÂȘtes; si vous Ă©tiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n'y a plus de bon temps pour moi, et c'est vous qui en ĂÂȘtes la cause; et malgrĂ© tout cela, il ne s'en faut de rien que je ne t'aime. La sotte chose que le coeur de l'homme! Colombine. - Cet original qui dispute contre son coeur comme un honnĂÂȘte homme. Arlequin. - N'as-tu pas de honte d'ĂÂȘtre si jolie et si traĂtresse? Colombine. - Comme si on devait rougir de ses bonnes qualitĂ©s! Au revoir, nigaud; tu me fuis, mais cela ne durera pas. Acte II ScĂšne premiĂšre Colombine, La Comtesse, Colombine, en regardant sa montre. - Cela est singulier! La Comtesse. - Quoi? Colombine. - Je trouve qu'il y a un quart d'heure que nous nous promenons sans rien dire entre deux femmes, cela ne laisse pas d'ĂÂȘtre fort. Sommes-nous bien dans notre Ă©tat naturel? La Comtesse. - Je ne sache rien d'extraordinaire en moi. Colombine. - Vous voilĂ pourtant bien rĂÂȘveuse. La Comtesse. - C'est que je songe Ă une chose. Colombine. - Voyons ce que c'est; suivant l'espĂšce de la chose, je ferai l'estime de votre silence. La Comtesse. - C'est que je songe qu'il n'est pas nĂ©cessaire que je voie si souvent LĂ©lio. Colombine. - Hum, il y a du LĂ©lio votre taciturnitĂ© n'est pas si belle que je le pensais. La mienne, Ă vous dire le vrai, n'est pas plus mĂ©ritoire. Je me taisais Ă peu prĂšs dans le mĂÂȘme goĂ»t; je ne rĂÂȘve pas Ă LĂ©lio, mais je suis autour de cela, je rĂÂȘve au valet. La Comtesse. - Mais que veux-tu dire? Quel mal y a-t-il Ă penser Ă ce que je pense? Colombine. - Oh! pour du mal, il n'y en a pas; mais je croyais que vous ne disiez mot par pure paresse de langue, et je trouvais cela beau dans une femme; car on prĂ©tend que cela est rare. Mais pourquoi jugez-vous qu'il n'est pas nĂ©cessaire que vous voyiez si souvent LĂ©lio? La Comtesse. - Je n'ai d'autres raisons pour lui parler que le mariage de ces jeunes gens il ne m'a point dit ce qu'il veut donner Ă la fille; je suis bien aise que le neveu de mon fermier trouve quelque avantage; mais sans nous parler, LĂ©lio peut me faire savoir ses intentions, et je puis le faire informer des miennes. Colombine. - L'imagination de cela est tout Ă fait plaisante. La Comtesse. - Ne vas-tu pas faire un commentaire lĂ -dessus? Colombine. - Comment? il n'y a pas de commentaire Ă cela. Malepeste, c'est un joli trait d'esprit que cette invention-lĂ . Le chemin de tout le monde, quand on a affaire aux gens, c'est d'aller leur parler; mais cela n'est pas commode. Le plus court est de l'entretenir de loin; vraiment on s'entend bien mieux lui parlerez-vous avec une sarbacane, ou par procureur? La Comtesse. - Mademoiselle Colombine, vos fades railleries ne me plaisent point du tout; je vois bien les petites idĂ©es que vous avez dans l'esprit. Colombine. - Je me doute, moi, que vous ne vous doutez pas des vĂÂŽtres, mais cela viendra. La Comtesse. - Taisez-vous. Colombine. - Mais aussi de quoi vous avisez-vous, de prendre un si grand tour pour parler Ă un homme? Monsieur, soyons amis tant que nous resterons ici; nous nous amuserons, vous Ă mĂ©dire des femmes, moi Ă mĂ©priser les hommes, voilĂ ce que vous lui avez dit tantĂÂŽt. Est-ce que l'amusement que vous avez choisi ne vous plaĂt plus? La Comtesse. - Il me plaira toujours; mais j'ai songĂ© que je mettrai LĂ©lio plus Ă son aise en ne le voyant plus. D'ailleurs la conversation que nous avons eue tantĂÂŽt ensemble, jointe aux plaisanteries que le Baron a continuĂ© de faire chez moi, pourraient donner matiĂšre Ă de nouvelles scĂšnes que je suis bien aise d'Ă©viter tiens, prends ce billet. Colombine. - Pour qui? La Comtesse. - Pour LĂ©lio. C'est de cette paysanne dont il s'agit; je lui demande rĂ©ponse. Colombine. - Un billet Ă monsieur LĂ©lio, exprĂšs pour ne point donner matiĂšre Ă la plaisanterie! Mais voilĂ des prĂ©cautions d'un jugement!... La Comtesse. - Fais ce que je te dis. Colombine. - Madame, c'est une maladie qui commence votre coeur en est Ă son premier accĂšs de fiĂšvre. Tenez, le billet n'est plus nĂ©cessaire, je vois LĂ©lio qui s'approche. La Comtesse. - Je me retire, faites votre commission. ScĂšne II LĂ©lio, Arlequin, Colombine LĂ©lio. - Pourquoi donc madame la Comtesse se retire-t-elle en me voyant? Colombine, prĂ©sentant le billet. - Monsieur... ma maĂtresse a jugĂ© Ă propos de rĂ©duire sa conversation dans ce billet. A la campagne on a l'esprit ingĂ©nieux. LĂ©lio. - Je ne vois pas la finesse qu'il peut y avoir Ă me laisser lĂ , quand j'arrive, pour m'entretenir dans des papiers. J'allais prendre des mesures avec elle pour nos paysans; mais voyons ses raisons. Arlequin. - Je vous conseille de lui rĂ©pondre sur une carte, cela sera bien aussi drĂÂŽle. LĂ©lio lit. - Monsieur, depuis que nous nous sommes quittĂ©s, j'ai fait rĂ©flexion qu'il Ă©tait assez inutile de nous voir. Oh! trĂšs inutile; je l'ai pensĂ© de mĂÂȘme. Je prĂ©vois que cela vous gĂÂȘnerait; et moi, Ă qui il n'ennuie pas d'ĂÂȘtre seule, je serais fĂÂąchĂ©e de vous contraindre. Vous avez raison, Madame; je vous remercie de votre attention. Vous savez la priĂšre que je vous ai faite tantĂÂŽt au sujet du mariage de nos jeunes gens; je vous prie de vouloir bien me marquer lĂ -dessus quelque chose de positif. Volontiers, Madame, vous n'attendrez point. VoilĂ la femme du caractĂšre le plus passable que j'aie vue de ma vie; si j'Ă©tais capable d'en aimer quelqu'une, ce serait elle. Arlequin. - Par la morbleu, j'ai peur que ce tour-lĂ ne vous joue d'un mauvais tour. LĂ©lio. - Oh non; l'Ă©loignement qu'elle a pour moi me donne en vĂ©ritĂ© beaucoup d'estime pour elle; cela est dans mon goĂ»t je suis ravi que la proposition vienne d'elle, elle m'Ă©pargne, Ă moi, la peine de la lui faire. Arlequin. - Pour cela oui, notre dessein Ă©tait de lui dire que nous ne voulions plus d'elle. Colombine. - Quoi! ni de moi non plus? Arlequin. - Oh! je suis honnĂÂȘte; je ne veux point dire aux gens des injures Ă leur nez. Colombine. - Eh bien, Monsieur, faites-vous rĂ©ponse? LĂ©lio. - Oui, ma chĂšre enfant, j'y cours; vous pouvez lui dire, puisqu'elle choisit le papier pour le champ de bataille de nos conversations, que j'en ai prĂšs d'une rame chez moi, et que le terrain ne me manquera de longtemps. Arlequin. - Eh! eh! eh! nous verrons Ă qui aura le dernier. Colombine. - Vous ĂÂȘtes distrait, Monsieur, vous me dites que vous courez faire rĂ©ponse, et vous voilĂ encore. LĂ©lio. - J'ai tort, j'oublie les choses d'un moment Ă l'autre. Attendez lĂ un moment. Colombine, l'arrĂÂȘtant. - C'est-Ă -dire que vous ĂÂȘtes bien charmĂ© du parti que prend ma maĂtresse? Arlequin. - Pardi, cela est admirable! LĂ©lio. - Oui, assurĂ©ment cela me fera plaisir. Colombine. - Cela se passera, allez. LĂ©lio. - Il faut bien que cela se passe. Arlequin. - Emmenez-moi avec vous; car je ne me fie point Ă elle. Colombine. - Oh! je n'attendrai point, si je suis seule je veux causer. LĂ©lio. - Fais-lui l'honnĂÂȘtetĂ© de rester avec elle, je vais revenir. ScĂšne III Arlequin, Colombine Arlequin. - J'ai bien affaire, moi, d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte Ă mes dĂ©pens. Colombine. - Et que crains-tu? Tu ne m'aimes point, tu ne veux point m'aimer. Arlequin. - Non, je ne veux point t'aimer; mais je n'ai que faire de prendre la peine de m'empĂÂȘcher de le vouloir. Colombine. - Tu m'aimerais donc, si tu ne t'en empĂÂȘchais? Arlequin. - Laissez-moi en repos, mademoiselle Colombine; promenez-vous d'un cĂÂŽtĂ©, et moi d'un autre; sinon, je m'enfuirai, car je rĂ©ponds tout de travers. Colombine. - Puisqu'on ne peut avoir l'honneur de ta compagnie qu'Ă ce prix-lĂ , je le veux bien, promenons-nous. Et puis Ă part et en se promenant, comme Arlequin fait de son cĂÂŽtĂ©. Tout en badinant cependant, me voilĂ dans la fantaisie d'ĂÂȘtre aimĂ©e de ce petit corps-lĂ . Arlequin, dĂ©concertĂ©, et se promenant de son cĂÂŽtĂ©. - C'est une malĂ©diction que cet amour il m'a tourmentĂ© quand j'en avais, et il me fait encore du mal Ă cette heure que je n'en veux point. Il faut prendre patience et faire bonne mine. Il chante. Turlu, turluton. Colombine, le rencontrant sur le thĂ©ĂÂątre, et s'arrĂÂȘtant. - Mais vraiment, tu as la voix belle sais-tu la musique? Arlequin, s'arrĂÂȘtant aussi. - Oui, je commence Ă lire les paroles. Il chante. Tourleroutoutou. Colombine, continuant de se promener. - Peste soit du petit coquin! SĂ©rieusement je crois qu'il me pique. Arlequin, de son cĂÂŽtĂ©. - Elle me regarde, elle voit bien que je fais semblant de ne pas songer Ă elle. Colombine. - Arlequin? Arlequin. - Hom. Colombine. - Je commence Ă me lasser de la promenade. Arlequin. - Cela se peut bien. Colombine. - Comment te va le coeur? Arlequin. - Ah! je ne prends pas garde Ă cela. Colombine. - Gageons que tu m'aimes? Arlequin. - Je ne gage jamais, je suis trop malheureux, je perds toujours. Colombine, allant Ă lui. - Oh! tu m'ennuies, je veux que tu me dises franchement que tu m'aimes. Arlequin. - Encore un petit tour de promenade. Colombine. - Non, parle, ou je te hais. Arlequin. - Et que t'ai-je fait pour me haĂÂŻr? Colombine. - Savez-vous bien, monsieur le butor, que je vous trouve Ă mon grĂ©, et qu'il faut que vous soupiriez pour moi? Arlequin. - Je te plais donc? Colombine. - Oui; ta petite figure me revient assez. Arlequin. - Je suis perdu, j'Ă©touffe, adieu ma mie, sauve qui peut... Ah! Monsieur, vous voilĂ ? ScĂšne IV LĂ©lio, Arlequin, Colombine LĂ©lio. - Qu'as-tu donc? Arlequin. - HĂ©las! c'est ce lutin-lĂ qui me prend Ă la gorge elle veut que je l'aime. LĂ©lio. - Et ne saurais-tu lui dire que tu ne veux pas? Arlequin. - Vous en parlez bien Ă votre aise elle a la malice de me dire qu'elle me haĂÂŻra. Colombine. - J'ai entrepris la guĂ©rison de sa folie, il faut que j'en vienne Ă bout. Va, va, c'est partie Ă remettre. Arlequin. - Voyez la belle guĂ©rison; je suis de la moitiĂ© plus fou que je n'Ă©tais. LĂ©lio. - Bon courage, Arlequin. Tenez, Colombine, voilĂ la rĂ©ponse au billet de votre maĂtresse. Colombine. - Monsieur, ne l'avez-vous pas faite un peu trop fiĂšre? LĂ©lio. - Eh! pourquoi la ferais-je fiĂšre? Je la fais indiffĂ©rente. Ai-je quelque intĂ©rĂÂȘt de la faire autrement? Colombine. - Ecoutez, je vous parle en amie. Les plus courtes folies sont les meilleures l'homme est faible; tous les philosophes du temps passĂ© nous l'ont dit, et je m'en fie bien Ă eux. Vous vous croyez leste et gaillard, vous n'ĂÂȘtes point cela; ce que vous ĂÂȘtes est cachĂ© derriĂšre tout cela si j'avais besoin d'indiffĂ©rence et qu'on en vendĂt, je ne ferais pas emplette de la vĂÂŽtre, j'ai bien peur que ce ne soit une drogue de charlatan, car on dit que l'Amour en est un, et franchement vous m'avez tout l'air d'avoir pris de son mithridate. Vous vous agitez, vous allez et venez, vous riez du bout des dents, vous ĂÂȘtes sĂ©rieux tout de bon; tout autant de symptĂÂŽmes d'une indiffĂ©rence amoureuse. LĂ©lio. - Et laissez-moi, Colombine, ce discours-lĂ m'ennuie. Colombine. - Je pars; mais mon avis est que vous avez la vue trouble attendez qu'elle s'Ă©claircisse, vous verrez mieux votre chemin; n'allez pas vous jeter dans quelque orniĂšre, vous embourber dans quelque pas. Quand vous soupirerez, vous serez bien aise de trouver un Ă©cho qui vous rĂ©ponde n'en dites rien, ma maĂtresse est Ă©tourdie du bateau; la bonne dame bataille, et c'est autant de battu. Motus, Monsieur. Je suis votre servante. Elle s'en va. ScĂšne V LĂ©lio, Arlequin LĂ©lio. - Ah! ah! ah! cela ne te fait-il pas rire? Arlequin. - Non. LĂ©lio. - Cette folle, qui me vient dire qu'elle croit que sa maĂtresse s'humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit, et qui me fuit moi prĂ©sent! Oh! parbleu, madame la Comtesse, vos maniĂšres sont tout Ă fait de mon goĂ»t, je les trouve pourtant un peu sauvages; car enfin, l'on n'Ă©crit pas Ă un homme de qui l'on n'a pas Ă se plaindre Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m'ĂÂȘtes insupportable. Et voilĂ le sens du billet, tout mitigĂ© qu'il est. Oh! la vĂ©ritĂ© est que je ne croyais pas ĂÂȘtre si haĂÂŻssable. Qu'en dis-tu, Arlequin? Arlequin. - Eh! Monsieur, chacun a son goĂ»t. LĂ©lio. - Parbleu, je suis content de la rĂ©ponse que j'ai faite au billet et de l'air dont je l'ai reçu mais trĂšs content. Arlequin. - Cela ne vaut pas la peine d'ĂÂȘtre si content, Ă moins qu'on ne soit fĂÂąchĂ©. Tenez-vous ferme, mon cher maĂtre; car si vous tombez, me voilĂ Ă bas. LĂ©lio. - Moi, tomber? Je pars dĂšs demain pour Paris voilĂ comme je tombe. Arlequin. - Ce voyage-lĂ pourrait bien ĂÂȘtre une culbute Ă gauche, au lieu d'une culbute Ă droite. LĂ©lio. - Point du tout, cette femme croirait peut-ĂÂȘtre que je serais sensible Ă son amour, et je veux la laisser lĂ pour lui prouver que non. Arlequin. - Que ferai-je donc, moi? LĂ©lio. - Tu me suivras. Arlequin. - Mais je n'ai rien Ă prouver Ă Colombine. LĂ©lio. - Bon, ta Colombine! il s'agit bien de Colombine Veux-tu encore aimer, dis? Ne te souvient-il plus de ce que c'est qu'une femme? Arlequin. - Je n'ai non plus de mĂ©moire qu'un liĂšvre, quand je vois cette fille-lĂ . LĂ©lio, avec distraction. - Il faut avouer que les bizarreries de l'esprit d'une femme sont des piĂšges bien finement dressĂ©s contre nous! Arlequin. - Dites-moi, Monsieur, j'ai fait un gros serment de n'ĂÂȘtre plus amoureux; mais si Colombine m'ensorcelle, je n'ai pas mis cet article dans mon marchĂ© mon serment ne vaudra rien, n'est-ce pas? LĂ©lio, distrait. - Nous verrons. Ce qui m'arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des Ă©tincelles de passion dans le coeur d'un autre? Oh! sans l'inimitiĂ© que j'ai vouĂ©e Ă l'amour, j'extravaguerais actuellement, peut-ĂÂȘtre je sens bien qu'il ne m'en faudrait pas davantage, je serais piquĂ©, j'aimerais Cela irait tout de suite. Arlequin. - J'ai toujours entendu dire Il a du coeur comme un CĂ©sar; mais si ce CĂ©sar Ă©tait Ă ma place, il serait bien sot. LĂ©lio, continuant. - Le hasard me fit connaĂtre une femme qui hait l'amour; nous lions cependant commerce d'amitiĂ©, qui doit durer pendant notre sĂ©jour ici je la conduis chez elle, nous nous quittons en bonne intelligence; nous avons Ă nous revoir; je viens la trouver indiffĂ©remment; je ne songe non plus Ă l'amour qu'Ă m'aller noyer, j'ai vu sans danger les charmes de sa personne voilĂ qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n'est pas fini; j'ai maintenant affaire Ă des caprices, Ă des fantaisies; Ă©quipages d'esprit que toute femme apporte en naissant madame la comtesse se met Ă rĂÂȘver, et l'idĂ©e qu'elle imagine en se jouant serait la ruine de mon repos, si j'Ă©tais capable d'y ĂÂȘtre sensible. Arlequin. - Mon cher maĂtre, je crois qu'il faudra que je saute le bĂÂąton. LĂ©lio. - Un billet m'arrĂÂȘte en chemin, billet diabolique, empoisonnĂ©, oĂÂč l'on Ă©crit que l'on ne veut plus me voir, que ce n'est pas la peine. M'Ă©crire cela Ă moi, qui suis en pleine sĂ©curitĂ©, qui n'ai rien fait Ă cette femme s'attend-on Ă cela? Si je ne prends garde Ă moi, si je raisonne Ă l'ordinaire, qu'en arrivera-t-il? Je serai Ă©tonnĂ©, dĂ©concertĂ©; premier degrĂ© de folie, car je vois cela tout comme si j'y Ă©tais. AprĂšs quoi, l'amour-propre s'en mĂÂȘle; je me croirais mĂ©prisĂ©, parce qu'on s'estime un peu; je m'aviserai d'ĂÂȘtre choquĂ©; me voilĂ fou complet. Deux jours aprĂšs, c'est de l'amour qui se dĂ©clare; d'oĂÂč vient-il? pourquoi vient-il? D'une petite fantaisie magique qui prend Ă une femme; et qui plus est, ce n'est pas sa faute Ă elle la nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idĂ©es; son esprit ne peut se retourner qu'Ă notre dommage, sa vocation est de nous mettre en dĂ©mence elle fait sa charge involontairement. Ah! que je suis heureux, dans cette occasion, d'ĂÂȘtre Ă l'abri de tous ces pĂ©rils! Le voilĂ , ce billet insultant, malhonnĂÂȘte; mais cette rĂ©flexion-lĂ me met de mauvaise humeur; les mauvais procĂ©dĂ©s m'ont toujours dĂ©plu, et le vĂÂŽtre est un des plus dĂ©plaisants, madame la Comtesse; je suis bien fĂÂąchĂ© de ne l'avoir pas rendu Ă Colombine. Arlequin, entendant nommer sa maĂtresse. - Monsieur, ne me parlez plus d'elle; car, voyez-vous, j'ai dans mon esprit qu'elle est amoureuse, et j'enrage. LĂ©lio. - Amoureuse! elle amoureuse? Arlequin. - Oui, je la voyais tantĂÂŽt qui badinait, qui ne savait que dire; elle tournait autour du pot, je crois mĂÂȘme qu'elle a tapĂ© du pied; tout cela est signe d'amour, tout cela mĂšne un homme Ă mal. LĂ©lio. - Si je m'imaginais que ce que tu dis fĂ»t vrai, nous partirions tout Ă l'heure pour Constantinople. Arlequin. - Eh! mon maĂtre, ce n'est pas la peine que vous fassiez ce chemin-lĂ pour moi; je ne mĂ©rite pas cela, et il vaut mieux que j'aime que de vous coĂ»ter tant de dĂ©pense. LĂ©lio. - Plus j'y rĂÂȘve, et plus je vois qu'il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, aprĂšs son billet et son procĂ©dĂ©. Arlequin. - Son billet! De qui parlez-vous? LĂ©lio. - D'elle. Arlequin. - Eh bien, ce billet n'est pas d'elle. LĂ©lio. - Il ne vient pas d'elle? Arlequin. - Pardi non, c'est de la comtesse. LĂ©lio. - Eh! de qui diantre me parles-tu donc, butor? Arlequin. - Moi? de Colombine ce n'Ă©tait donc pas Ă cause d'elle que vous vouliez me mener Ă Constantinople? LĂ©lio. - Peste soit de l'animal, avec son galimatias! Arlequin. - Je croyais que c'Ă©tait pour moi que vous vouliez voyager. LĂ©lio. - Oh! qu'il ne t'arrive plus de faire de ces mĂ©prises-lĂ ; car j'Ă©tais certain que tu n'avais rien remarquĂ© pour moi dans la comtesse. Arlequin. - Si fait, j'ai remarquĂ© qu'elle vous aimera bientĂÂŽt. LĂ©lio. - Tu rĂÂȘves. Arlequin. - Et je remarque que vous l'aimerez aussi. LĂ©lio. - Moi, l'aimer! moi, l'aimer! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions oĂÂč elle se trouve; car je veux savoir Ă quoi m'en tenir et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son coeur une ombre de penchant pour moi, vite Ă cheval je pars. Arlequin. - Bon! et vous partez demain pour Paris! LĂ©lio. - Qu'est-ce qui t'a dit cela? Arlequin. - Vous il n'y a qu'un moment; mais c'est que la mĂ©moire vous faille, comme Ă moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisĂ© de voir que le coeur vous dĂ©mange; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long; vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les ĂÂŽtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc. Pardi, quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je aprĂšs? Quand je vois mon maĂtre qui perd l'esprit, le mien s'en va de compagnie. LĂ©lio. - Je te dis qu'il ne me reste plus qu'une simple curiositĂ©, c'est de savoir s'il ne se passerait pas quelque chose dans le coeur de la comtesse, et je donnerais tout Ă l'heure cent Ă©cus pour avoir soupçonnĂ© juste. TĂÂąchons de le savoir. Arlequin. - Mais encore une fois, je vous dis que Colombine m'attrapera, je le sens bien. LĂ©lio. - Ecoute; aprĂšs tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille-lĂ , je ne t'ai jamais conseillĂ© l'impossible. Arlequin. - Par la mardi, vous parlez d'or, vous m'ĂÂŽtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, Monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon entre nous, je la crois plus ratiĂšre que malicieuse. Je m'en vais tĂÂącher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire je ne veux pas l'aimer; mais si j'ai tant de peine Ă me retenir, adieu panier, je me laisserai aller. Si vous m'en croyez, vous ferez de mĂÂȘme. Etre amoureux et ne l'ĂÂȘtre pas, ma foi, je donnerai le choix pour un liard. C'est misĂšre j'aime mieux la misĂšre gaillarde que la misĂšre triste. Adieu, je vais travailler pour vous. LĂ©lio. - Attends tiens, ce n'est pas la peine que tu y ailles. Arlequin. - Pourquoi? LĂ©lio. - C'est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m'aime, que m'importe? Si elle ne m'aime pas, je n'ai pas besoin de le savoir; ainsi, je ferai mieux de rester comme je suis. Arlequin. - Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu'on dise toujours tel valet, tel maĂtre. Je ne m'embarrasse pas d'ĂÂȘtre un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achĂšve par bonheur que vous ĂÂȘtes dĂ©jĂ bien avancĂ©, et cela me fait un grand plaisir. Je m'en vais voir l'air du bureau. ScĂšne VI LĂ©lio, Jacqueline LĂ©lio. - Je ne le querelle point, car il est dĂ©jĂ tout Ă©garĂ©. Jacqueline. - Monsieur? LĂ©lio, distrait. - Je prierai pourtant la comtesse d'ordonner Ă Colombine de laisser ce malheureux en repos; mais peut-ĂÂȘtre elle est bien aise elle-mĂÂȘme que l'autre travaille Ă lui dĂ©traquer la cervelle, car madame la Comtesse n'est pas dans le goĂ»t de m'obliger. Jacqueline. - Monsieur? LĂ©lio, d'un air fĂÂąchĂ© et agitĂ©. - Eh bien, que veux-tu? Jacqueline. - Je vians vous demander mon congĂ©. LĂ©lio, sans l'entendre. - Morbleu, je n'entends parler que d'amour. Eh, laissez-moi respirer, vous autres! Vous me laissez, faites comme il vous plaira; j'ai la tĂÂȘte remplie de femmes et de tendresses Ces maudites idĂ©es-lĂ me suivent partout, elles m'assiĂšgent; Arlequin d'un cĂÂŽtĂ©, les folies de la comtesse de l'autre, et toi aussi. Jacqueline. - Monsieur, c'est que je vians vous dire que je veux m'en aller. LĂ©lio. - Pourquoi? Jacqueline. - C'est que Piarre ne m'aime plus, ce mĂ©sĂ©rable-lĂ s'est amourachĂ© de la fille Ă Thomas tenez, Monsieur, ce que c'est que la cruautĂ© des hommes, je l'ai vu qui batifolait avec elle; moi, pour le faire venir, je lui ai fait comme ça avec le bras Et y allons donc, et le vilain qu'il est m'a fait comme cela un geste du coude; cela voulait dire Va te promener. Oh que les hommes sont traĂtres! VoilĂ qui est fait, j'en suis si soĂ»le, si soĂ»le, que je n'en veux plus entendre parler; et je vians pour cet effet vous demander mon congĂ©. LĂ©lio. - De quoi s'avise ce coquin-lĂ d'ĂÂȘtre infidĂšle? Jacqueline. - Je ne comprends pas cela, il m'est avis que c'est un rĂÂȘve. LĂ©lio. - Tu ne le comprends pas? C'est pourtant un vice dont il a plu aux femmes d'enrichir l'humanitĂ©. Jacqueline. - Qui que ce soit, voilĂ de belles richesses qu'on a boutĂ©es lĂ dans le monde. LĂ©lio. - Va, va, Jacqueline, il ne faut pas que tu t'en ailles. Jacqueline. - Oh, Monsieur, je ne veux pas rester dans le village, car on est si faible Si ce garçon-lĂ me recharchait, je ne sis pas rancuneuse, il y aurait du rapatriage, et je prĂ©tends ĂÂȘtre brouillĂ©e. LĂ©lio. - Ne te presse pas, nous verrons ce que dira la comtesse. Jacqueline. - Hom! la voilĂ , cette comtesse. Je m'en vas, Piarre est son valet, et ça me fĂÂąche itou contre elle. ScĂšne VII LĂ©lio, La Comtesse, qui cherche Ă terre avec application. LĂ©lio, la voyant chercher. - Elle m'a fui tantĂÂŽt si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j'ai remarquĂ© son procĂ©dĂ©; comme il n'en est rien, il est bon de lui paraĂtre tout aussi indiffĂ©rent que je le suis. Continuons de rĂÂȘver, je n'ai qu'Ă ne lui point parler pour remplir les conditions du billet. La Comtesse, cherchant toujours. - Je ne trouve rien. LĂ©lio. - Ce voisinage-lĂ me dĂ©plaĂt, je crois que je ferai fort bien de m'en aller, dĂ»t-elle en penser ce qu'elle voudra. Et puis la voyant approcher. Oh parbleu, c'en est trop, Madame, vous m'avez fait l'honneur de m'Ă©crire qu'il Ă©tait inutile de nous revoir, et j'ai trouvĂ© que vous pensiez juste; mais je prendrai la libertĂ© de vous reprĂ©senter que vous me mettez hors d'Ă©tat de vous obĂ©ir. Le moyen de ne vous point voir? Je me trouve prĂšs de vous, Madame, vous venez jusqu'Ă moi; je me trouve irrĂ©gulier sans avoir tort! La Comtesse. - HĂ©las, Monsieur, je ne vous voyais pas. AprĂšs cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d'approcher de l'endroit oĂÂč vous ĂÂȘtes, et je ne me dĂ©tournerais pas de mon chemin Ă cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet; il ne signifiait pas HaĂÂŻssons-nous, soyons-nous odieux. Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l'ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l'entendez, ce n'est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m'avoir vue; vous souffrez apparemment, et j'en suis fĂÂąchĂ©e; mais vous avez le champ libre, voilĂ de la place pour fuir, dĂ©livrez-vous de ma vue. Quant Ă moi, Monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n'ai ni chagrin ni plaisir Ă vous voir, vous trouverez bon que j'aille mon train; que vous me soyez un objet parfaitement indiffĂ©rent, et que j'agisse tout comme si vous n'Ă©tiez pas lĂ . Je cherche mon portrait, j'ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boĂte; je l'ai prise pour les envoyer dĂ©monter Ă Paris, et Colombine, Ă qui je l'ai donnĂ© pour le remettre Ă un de mes gens qui part exprĂšs, l'a perdu; voilĂ ce qui m'occupe. Et si je vous avais aperçu lĂ , il ne m'en aurait coĂ»tĂ© que de vous prier trĂšs froidement et trĂšs poliment de vous dĂ©tourner; peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme m'aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez lĂ ; car je n'aurais pas devinĂ© que ma prĂ©sence vous affligeait; Ă prĂ©sent que je le sais, je n'userai point d'une priĂšre incivile fuyez vite, Monsieur, car je continue. LĂ©lio. - Madame, je ne veux point ĂÂȘtre incivil non plus; et je reste, puisque je puis vous rendre service, je vais chercher avec vous. La Comtesse. - Ah non, Monsieur, ne vous contraignez pas; allez-vous-en, je vous dis que vous me haĂÂŻssez, je vous l'ai dit, vous n'en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m'en vais. LĂ©lio. - Parbleu, Madame, c'est trop souffrir de rebuts en un jour; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, Madame, je suis votre serviteur. La Comtesse. - Monsieur, je suis votre servante. Quand il est parti, elle dit Mais Ă propos, cet Ă©tourdi qui s'en va, et qui n'a point marquĂ© positivement dans son billet ce qu'il voulait donner Ă sa fermiĂšre il me dit simplement qu'il verra ce qu'il doit faire. Ah! je ne suis pas d'humeur Ă mettre toujours la main Ă la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu'il me parle. Dans l'instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-mĂÂȘme. Quoi! vous revenez, Monsieur? LĂ©lio, d'un air agitĂ©. - Oui, Madame, je reviens, j'ai quelque chose Ă vous dire; et puisque vous voilĂ , ce sera un billet d'Ă©pargnĂ© et pour vous et pour moi. La Comtesse. - A la bonne heure, de quoi s'agit-il? LĂ©lio. - C'est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir; car cela finit le peu de commerce forcĂ© que nous avons ensemble. La Comtesse. - Le commerce forcĂ©? Vous ĂÂȘtes bien difficile, Monsieur, et vos expressions sont bien naĂÂŻves! Mais passons. Pourquoi donc, s'il vous plaĂt, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme? Que signifie ce caprice-lĂ ? LĂ©lio. - Ce que signifie un caprice? Je vous le demande, Madame; cela n'est point Ă mon usage, et vous le dĂ©finiriez mieux que moi. La Comtesse. - Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-ci, si vous vouliez il est de votre ouvrage apparemment; je me mĂÂȘlais de leur mariage, cela vous fatiguait, vous avez tout arrĂÂȘtĂ©. Je vous suis obligĂ©e de vos Ă©gards. LĂ©lio. - Moi, Madame! La Comtesse. - Oui, Monsieur, il n'Ă©tait pas nĂ©cessaire de vous y prendre de cette façon-lĂ ; cependant je ne trouve point mauvais que le peu d'intĂ©rĂÂȘt que j'avais Ă vous voir fĂ»t Ă charge je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi; et sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m'auriez vue de votre vie, si j'avais pu. LĂ©lio. - Eh, je n'en doute pas, Madame, je n'en doute pas. La Comtesse. - Non, Monsieur, de votre vie; et pourquoi en douteriez-vous? En vĂ©ritĂ©, je ne vous comprends pas! Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes vous n'avez pas changĂ© de sentiments, n'est-il pas vrai? d'oĂÂč vient donc que j'en changerais? Sur quoi en changerais-je? Y songez-vous? Oh! mettez-vous dans l'esprit que mon opiniĂÂątretĂ© vaut bien la vĂÂŽtre, et que je n'en dĂ©mordrai point. LĂ©lio. - Eh Madame, vous m'en avez accablĂ©, de preuves d'opiniĂÂątretĂ©; ne m'en donnez plus, voilĂ qui est fini. Je ne songe Ă rien, je vous assure. La Comtesse. - Qu'appelez-vous, Monsieur, vous ne songez Ă rien? mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m'annoncer une mauvaise nouvelle? Eh bien, Monsieur, vous ne m'aimerez jamais, cela est-il si triste? Oh! je le vois bien, je vous ai Ă©crit qu'il ne fallait plus nous voir, et je veux mourir si vous n'avez pris cela pour quelque agitation de coeur; assurĂ©ment vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m'assurez que vous n'en aurez jamais pour moi vous croyez me mortifier, vous le croyez, monsieur LĂ©lio, vous le croyez, vous dis-je, ne vous en dĂ©fendez point. J'espĂ©rais que vous me divertiriez en m'aimant vous avez pris un autre tour, je ne perds point au change, et je vous trouve trĂšs divertissant comme vous ĂÂȘtes. LĂ©lio, d'un air riant et piquĂ©. - Ma foi, Madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble; si je vous rĂ©jouis, vous n'ĂÂȘtes point ingrate Vous espĂ©riez que je vous divertirais, mais vous ne m'aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu'il en soit, brisons lĂ -dessus; la comĂ©die ne me plaĂt pas longtemps, et je ne veux ĂÂȘtre ni acteur ni spectateur. La Comtesse, d'un ton badin. - Ecoutez, Monsieur, vous m'avouerez qu'un homme Ă votre place, qui se croit aimĂ©, surtout quand il n'aime pas, se met en prise? LĂ©lio. - Je ne pense point que vous m'aimez, Madame; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goĂ»t. N'usez point de prĂ©texte, je vous ai dĂ©plu d'abord; moi spĂ©cialement, je l'ai remarquĂ© et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-ĂÂȘtre le plus humiliĂ©, le plus raillĂ©, et le plus Ă plaindre. La Comtesse. - D'oĂÂč vous vient cette idĂ©e-lĂ ? Vous vous trompez, je serais fĂÂąchĂ©e que vous m'aimassiez, parce que j'ai rĂ©solu de ne point aimer Mais quelque chose que j'aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer. LĂ©lio. - J'ai bien de la peine Ă le croire. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes injuste, je ne suis pas sans discernement Mais Ă quoi bon faire cette supposition, que si vous m'aimiez je vous traiterais plus mal qu'un autre? La supposition est inutile, puisque vous n'avez point envie de faire l'essai de mes maniĂšres; que vous importe ce qui en arriverait? Cela vous doit ĂÂȘtre indiffĂ©rent; vous ne m'aimez pas? car enfin, si je le pensais... LĂ©lio. - Eh! je vous prie, point de menace, Madame vous m'avez tantĂÂŽt offert votre amitiĂ©, je ne vous demande que cela, je n'ai besoin que de cela Ainsi vous n'avez rien Ă craindre. La Comtesse, d'un air froid. - Puisque vous n'avez besoin que de cela, Monsieur, j'en suis ravie; je vous l'accorde, j'en serai moins gĂÂȘnĂ©e avec vous. LĂ©lio. - Moins gĂÂȘnĂ©e? Ma foi, Madame, il ne faut pas que vous la soyez du tout; et tout bien pesĂ©, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet. La Comtesse. - Oh, de tout mon coeur allons, Monsieur, ne nous voyons plus. Je fais prĂ©sent de cent pistoles au neveu de mon fermier; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner Ă la fille, et je verrai si je souscrirai Ă ce mariage, dont notre rupture va lever l'obstacle que vous y avez mis. Soyons-nous inconnus l'un Ă l'autre; j'oublie que je vous ai vu; je ne vous reconnaĂtrai pas demain. LĂ©lio. - Et moi, Madame, je vous reconnaĂtrai toute ma vie; je ne vous oublierai point vos façons avec moi vous ont gravĂ© pour jamais dans ma mĂ©moire. La Comtesse. - Vous m'y donnerez la place qu'il vous plaira, je n'ai rien Ă me reprocher; mes façons ont Ă©tĂ© celles d'une femme raisonnable. LĂ©lio. - Morbleu, Madame, vous ĂÂȘtes une dame raisonnable, Ă la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos premiĂšres honnĂÂȘtetĂ©s et avec vos offres d'amitiĂ©; cela est inconcevable, aujourd'hui votre ami, demain rien. Pour moi, Madame, je ne vous ressemble pas, et j'ai le coeur aussi jaloux en amitiĂ© qu'en amour ainsi nous ne nous convenons point. La Comtesse. - Adieu, Monsieur, vous parlez d'un air bien dĂ©gagĂ© et presque offensant, si j'Ă©tais vaine Cependant, et si j'en crois Colombine, je vaux quelque chose, Ă vos yeux mĂÂȘmes. LĂ©lio. - Un moment; vous ĂÂȘtes de toutes les dames que j'ai vues celle qui vaut le mieux; je sens mĂÂȘme que j'ai du plaisir Ă vous rendre cette justice-lĂ . Colombine vous en a dit davantage; c'est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vĂÂŽtre, Madame, je vous en avertis. Ainsi n'en croyez jamais au rapport de vos domestiques. La Comtesse. - Comment! Que dites-vous, Monsieur? Colombine vous aurait fait entendre... Ah l'impertinente! je la vois qui passe. Colombine, venez ici. ScĂšne VIII La Comtesse, LĂ©lio, Colombine Colombine arrive. - Que me voulez-vous, Madame? La Comtesse. - Ce que je veux? Colombine. - Si vous ne voulez rien, je m'en retourne. La Comtesse. - Parlez, quels discours avez-vous tenus Ă Monsieur sur mon compte? Colombine. - Des discours trĂšs sensĂ©s, Ă mon ordinaire. La Comtesse. - Je vous trouve bien hardie d'oser, suivant votre petite cervelle; tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j'aime Monsieur, Ă qui vous l'avez dit. Colombine. - N'est-ce que cela? Je vous jure que je l'ai cru comme je l'ai dit, et je l'ai dit pour le bien de la chose; c'Ă©tait pour abrĂ©ger votre chemin Ă l'un et Ă l'autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira lĂ , et si la chose arrive, je n'aurai fait aucun mal. A votre Ă©gard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j'ai pensĂ© que vous aimiez... La Comtesse, lui coupant la parole. - Je vous dĂ©fends de parler. LĂ©lio, d'un air doux et modeste. - Je suis honteux d'ĂÂȘtre la cause de cette explication-lĂ , mais vous pouvez ĂÂȘtre persuadĂ©e que ce qu'elle a pu me dire ne m'a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m'aimez point, et j'en suis convaincu; et je vous avouerai mĂÂȘme, dans le moment oĂÂč je suis, que cette conviction m'est nĂ©cessaire. Je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux puisque vous vous intĂ©ressez Ă leur mariage, je me ferai un plaisir de le hĂÂąter; et j'aurai l'honneur de vous porter tantĂÂŽt ma rĂ©ponse, si vous me le permettez. La Comtesse, quand il est parti. - Juste ciel! que vient-il de me dire? Et d'oĂÂč vient que je suis Ă©mue de ce que je viens d'entendre? Cette conviction m'est absolument nĂ©cessaire. Non, cela ne signifie rien, et je n'y veux rien comprendre. Colombine, Ă part. - Oh, notre amour se fait grand! il parlera bientĂÂŽt bon français. Acte III ScĂšne premiĂšre Arlequin, Colombine Colombine, Ă part les premiers mots. - Battons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n'y manque, hors le portrait que monsieur LĂ©lio a gardĂ©. C'est un grand bonheur que vous ayez trouvĂ© cela; je vous rends la boĂte, il est juste que vous la donniez vous-mĂÂȘme Ă madame la Comtesse adieu, je suis pressĂ©e. Arlequin l'arrĂÂȘte. - Eh lĂ , lĂ , ne vous en allez pas si vite, je suis de si bonne humeur. Colombine. - Je vous ai dit ce que je pensais de ma maĂtresse Ă l'Ă©gard de votre maĂtre Bonjour. Arlequin. - Eh bien, dites Ă cette heure ce que vous pensez de moi, hĂ©, hĂ©, hĂ©. Colombine. - Je pense de vous que vous m'ennuieriez si je restais plus longtemps. Arlequin. - Fi, la mauvaise pensĂ©e! Causons pour chasser cela, c'est une migraine. Colombine. - Je n'ai pas le temps, monsieur Arlequin. Arlequin. - Et allons donc, faut-il avoir des maniĂšres comme cela avec moi? Vous me traitez de Monsieur, cela est-il honnĂÂȘte? Colombine. - TrĂšs honnĂÂȘte; mais vous m'amusez, laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici? Arlequin. - Me dire comment je me porte, par exemple; me faire de petites questions Arlequin par-ci, Arlequin par-lĂ ; me demander comme tantĂÂŽt si je vous aime que sait-on? peut-ĂÂȘtre je vous rĂ©pondrai que oui. Colombine. - Oh! je ne m'y fie plus. Arlequin. - Si fait, si fait; fiez-vous-y pour voir. Colombine. - Non, vous haĂÂŻssez trop les femmes. Arlequin. - Cela m'a passĂ©, je leur pardonne. Colombine. - Et moi, Ă compter d'aujourd'hui, je me brouille avec les hommes; dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-ĂÂȘtre avec ces nigauds-lĂ . Arlequin. - Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-lĂ les bras croisĂ©s Ă vous voir venir, moi? Colombine. - Voyez-moi venir dans la posture qu'il vous plaira que m'importe que vos bras soient croisĂ©s ou ne le soient pas? Arlequin. - Par la sambille, j'enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand coeur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette! Colombine, riant. - Ah! je vous entends! Vous m'aimez; j'en suis fĂÂąchĂ©e, mon ami; le ciel vous assiste! Arlequin. - Mardi oui, je t'aime. Mais laisse-moi faire; tiens, mon chien d'amour s'en ira, je m'Ă©tranglerais plutĂÂŽt je m'en vais ĂÂȘtre ivrogne, je jouerai Ă la boule toute la journĂ©e, je prierai mon maĂtre de m'apprendre le piquet; je jouerai avec lui ou avec moi, je dormirai plutĂÂŽt que de rester sans rien faire. Tu verras, va; je cours tirer bouteille, pour commencer. Colombine. - Tu mĂ©riterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis gĂ©nĂ©reuse. Tu as mĂ©prisĂ© toutes les suivantes de France en ma personne, je les reprĂ©sente. Il faut une rĂ©paration Ă cette insulte; Ă mon Ă©gard, je t'en quitterais volontiers; mais je ne puis trahir les intĂ©rĂÂȘts et l'honneur d'un corps si respectable pour toi; fais-lui donc satisfaction. Demande-lui Ă genoux pardon de toutes tes impertinences, et la grĂÂące t'est accordĂ©e. Arlequin. - M'aimeras-tu aprĂšs cette autre impertinence-lĂ ? Colombine. - Humilie-toi, et tu seras instruit. Arlequin, se mettant Ă genoux. - Pardi, je le veux bien je demande pardon Ă ce drĂÂŽle de corps pour qui tu parles. Colombine. - En diras-tu du bien? Arlequin. - C'est une autre affaire. Il est dĂ©fendu de mentir. Colombine. - Point de grĂÂące. Arlequin. - Accommodons-nous. Je n'en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait? Colombine. - HĂ©! la rĂ©paration est un peu cavaliĂšre; mais le corps n'est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lĂšve-toi. Tu me parais vraiment repentant, cela me fait plaisir. Arlequin, relevĂ©. - Tu m'aimeras, au moins? Colombine. - Je l'espĂšre. Arlequin, sautant. - Je me sens plus lĂ©ger qu'une plume. Colombine. - Ecoute, nous avons intĂ©rĂÂȘt de hĂÂąter l'amour de nos maĂtres, il faut qu'ils se marient ensemble. Arlequin. - Oui, afin que je t'Ă©pouse par-dessus le marchĂ©. Colombine. - Tu l'as dit n'oublions rien pour les conduire Ă s'avouer qu'ils s'aiment. Quand tu rendras la boĂte Ă la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maĂtre en garde le portrait. Je la vois qui rĂÂȘve, retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu'en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d'intelligence. J'ai dessein de la faire parler; je veux qu'elle sache qu'elle aime, son amour en ira mieux, quand elle se l'avouera. ScĂšne II La Comtesse, Colombine La Comtesse, d'un air de mĂ©chante humeur. - Ah! vous voilĂ a-t-on trouvĂ© mon portrait? Colombine. - Je n'en sais rien, Madame, je le fais chercher. La Comtesse. - Je viens de rencontrer Arlequin, ne vous a-t-il point parlĂ©? n'a-t-il rien Ă me dire de la part de son maĂtre? Colombine. - Je ne l'ai pas vu. La Comtesse. - Vous ne l'avez pas vu? Colombine. - Non, Madame. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes donc aveugle? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse? Colombine. - Moi? non, vraiment. La Comtesse. - Et pourquoi, s'il vous plaĂt? Colombine. - Faute de savoir deviner. La Comtesse. - Comment, deviner? Faut-il tant de fois vous rĂ©pĂ©ter les choses? Colombine. - Ce qui n'a jamais Ă©tĂ© dit n'a pas Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ©, Madame, cela est clair demandez cela Ă tout le monde. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes une grande raisonneuse! Colombine. - Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part? Mais je m'en vais avertir le cocher. La Comtesse. - Il n'est plus temps. Colombine. - Il ne faut qu'un instant. La Comtesse. - Je vous dis qu'il est trop tard. Colombine. - Peut-on vous demander oĂÂč vous vouliez aller, Madame? La Comtesse. - Chez ma soeur, qui est Ă sa terre J'avais dessein d'y passer quelques jours. Colombine. - Et la raison de ce dessein-lĂ ? La Comtesse. - Pour quitter LĂ©lio, qui s'avise de m'aimer, je pense. Colombine. - Oh! rassurez-vous, Madame, je crois maintenant qu'il n'en est rien. La Comtesse. - Il n'en est rien? Je vous trouve plaisante de me venir dire qu'il n'en est rien, vous de qui je sais la chose en partie. Colombine. - Cela est vrai, je l'avais cru; mais je vois que je me suis trompĂ©e. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes faite aujourd'hui pour m'impatienter. Colombine. - Ce n'est pas mon intention. La Comtesse. - Non, d'aujourd'hui vous ne m'avez rĂ©pondu que des impertinences. Colombine. - Mais, Madame, tout le monde se peut tromper. La Comtesse. - Je vous dis encore une fois que cet homme-lĂ m'aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me rĂ©pondrez de cet amour-lĂ , au moins? Colombine. - Moi, Madame, m'a-t-il donnĂ© son coeur en garde? Eh, que vous importe qu'il vous aime? La Comtesse. - Ce n'est pas son amour qui m'importe, je ne m'en soucie guĂšre; mais il m'importe de ne point prendre de fausses idĂ©es des gens, et de n'ĂÂȘtre pas la dupe Ă©ternelle de vos Ă©tourderies! Colombine. - VoilĂ un sujet de querelle furieusement tirĂ© par les cheveux cela est bien subtil! La Comtesse. - En vĂ©ritĂ©, je vous admire dans vos rĂ©cits! Monsieur LĂ©lio vous aime, Madame, j'en suis certaine, votre billet l'a piquĂ©, il l'a reçu en colĂšre, il l'a lu de mĂÂȘme, il a pĂÂąli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu'un homme est amoureux? Cependant il n'en est rien, il ne plaĂt plus Ă Mademoiselle que cela soit, elle s'est trompĂ©e. Moi, je compte lĂ -dessus, je prends des mesures pour me retirer. Mesures perdues. Colombine. - Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, Madame? Si vos ballots sont faits, ce n'est encore qu'en idĂ©e, et cela ne dĂ©range rien. Au bout du compte, tant mieux s'il ne vous aime point. La Comtesse. - Oh! vous croyez que cela va comme votre tĂÂȘte, avec votre tant mieux! Il serait Ă souhaiter qu'il m'aimĂÂąt, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis dĂ©solĂ©e d'avoir accusĂ© un homme d'un amour qu'il n'a pas. Mais si vous vous ĂÂȘtes trompĂ©e, pourquoi LĂ©lio m'a-t-il fait presque entendre qu'il m'aimait? Parlez donc, me prenez-vous pour une bĂÂȘte? Colombine. - Le ciel m'en prĂ©serve! La Comtesse. - Que signifie le discours qu'il m'a tenu en me quittant? Madame, vous ne m'aimez point, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nĂ©cessaire; n'est-ce pas tout comme s'il m'avait dit Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous puissiez m'aimer vous-mĂÂȘme? Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites, c'est de l'amour que ce sentiment-lĂ . Colombine. - Cela est plaisant! Je donnerais Ă ces paroles-lĂ , moi, toute une autre interprĂ©tation, tant je les trouve Ă©quivoques! La Comtesse. - Oh! je vous prie, gardez votre belle interprĂ©tation, je n'en suis point curieuse, je vois d'ici qu'elle ne vaut rien. Colombine. - Je la crois pourtant aussi naturelle que la vĂÂŽtre, Madame. La Comtesse. - Pour la raretĂ© du fait, voyons donc. Colombine. - Vous savez que monsieur LĂ©lio fuit les femmes; cela posĂ©, examinons ce qu'il vous dit Vous ne m'aimez pas, Madame, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nĂ©cessaire; c'est-Ă -dire Pour rester oĂÂč vous ĂÂȘtes, j'ai besoin d'ĂÂȘtre certain que vous ne m'aimez pas, sans quoi je dĂ©camperais. C'est une pensĂ©e dĂ©sobligeante, entortillĂ©e dans un tour honnĂÂȘte cela me paraĂt assez net. La Comtesse, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Cette fille-lĂ n'a jamais eu d'esprit que contre moi; mais, Colombine, l'air affectueux et tendre qu'il a joint Ă cela?... Colombine. - Cet air-lĂ , Madame, peut ne signifier encore qu'un homme honteux de dire une impertinence, et qui l'adoucit le plus qu'il peut. La Comtesse. - Non, Colombine, cela ne se peut pas; tu n'y Ă©tais point, tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-lĂ je t'assure qu'il les a dites d'un ton de coeur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement? J'y Ă©tais, je m'y connais, ou bien LĂ©lio est le plus fourbe de tous les hommes; et s'il ne m'aime pas, je fais voeu de dĂ©tester son caractĂšre. Oui, son honneur y est engagĂ©, il faut qu'il m'aime, ou qu'il soit un malhonnĂÂȘte homme; car il a donc voulu me faire prendre le change? Colombine. - Il vous aimait peut-ĂÂȘtre, et je lui avais dit que vous pourriez l'aimer; mais vous vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e, et j'ai dĂ©truit mon ouvrage. J'ai dit tantĂÂŽt Ă Arlequin que vous ne songiez nullement Ă lui; que j'avais voulu flatter son maĂtre pour me divertir, et qu'enfin monsieur LĂ©lio Ă©tait l'homme du monde que vous aimeriez le moins. La Et cela n'est pas vrai! de quoi vous mĂÂȘlez-vous, Colombine? Si monsieur LĂ©lio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d'aller mortifier un homme Ă qui je ne veux point de mal, que j'estime? Il faut avoir le coeur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nĂ©cessitĂ©! En vĂ©ritĂ©, vous avez jurĂ© de me dĂ©sobliger. Colombine. - Tenez, Madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme Ă qui vous ne voulez point de mal! Oui, vous l'aimez. La Comtesse, d'un ton froid. - Retirez-vous. Colombine. - Je vous demande pardon. La Comtesse. - Retirez-vous, vous dis-je, j'aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer Ă Paris. Colombine. - Madame, il n'y a que l'intention de punissable, et je fais serment que je n'ai eu nul dessein de vous fĂÂącher; je vous respecte et je vous aime, vous le savez. La Comtesse. - Colombine, je vous passe encore cette sottise-lĂ observez-vous bien dorĂ©navant. Colombine, Ă part les premiers mots. - Voyons la fin de cela. Je vous l'avoue, une seule chose me chagrine c'est de m'apercevoir que vous manquez de confiance pour moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grĂÂące, ma chĂšre maĂtresse, ne me donnez plus ce chagrin-lĂ , rĂ©compensez mon zĂšle pour vous, ouvrez-moi votre coeur, vous n'en serez point fĂÂąchĂ©e. Colombine approchant de sa maĂtresse et la caressant. La Comtesse. - Ah! Colombine. - Eh bien! voilĂ un soupir c'est un commencement de franchise; achevez donc! La Comtesse. - Colombine! Colombine. - Madame? La Comtesse. - AprĂšs tout, aurais-tu raison? Est-ce que j'aimerais? Colombine. - Je crois que oui mais d'oĂÂč vient vous faire un si grand monstre de cela? Eh bien, vous aimez, voilĂ qui est bien rare! La Comtesse. - Non, je n'aime point encore. Colombine. - Vous avez l'Ă©quivalent de cela. La Comtesse. - Quoi! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d'inquiĂ©tudes, de chagrins? moi, moi! Non, Colombine, cela n'est pas fait encore, je serais au dĂ©sespoir. Quand je suis venue ici, j'Ă©tais triste; tu me demandais ce que j'avais ah Colombine! c'Ă©tait un pressentiment du malheur qui devait m'arriver. Colombine. - Voici Arlequin qui vient Ă nous, renfermez vos regrets. ScĂšne III Arlequin, La Comtesse, Colombine Arlequin. - Madame, mon maĂtre m'a dit que vous avez perdu une boĂte de portrait; je sais un homme qui l'a trouvĂ©e; de quelle couleur est-elle? combien y-a-t-il de diamants? sont-ils gros ou petits? Colombine. - Montre, nigaud! te mĂ©fies-tu de Madame? Tu fais lĂ d'impertinentes questions! Arlequin. - Mais c'est la coutume d'interroger le monde pour plus grande sĂ»retĂ© je n'y pense point Ă mal. La Comtesse. - OĂÂč est-elle, cette boĂte? Arlequin, la montrant. - La voilĂ , Madame un autre que vous ne la verrait pas, mais vous ĂÂȘtes une femme de bien. La Comtesse. - C'est la mĂÂȘme tiens, prends cela en revanche. Arlequin. - Vivent les revanches! le ciel vous soit en aide! La Comtesse. - Le portrait n'y est pas! Arlequin. - Chut, il n'est pas perdu, c'est mon maĂtre qui le garde. La Comtesse. - Il me garde mon portrait! Qu'en veut-il faire? Arlequin. - C'est pour vous mirer quand il ne vous voit plus; il dit que ce portrait ressemble Ă une cousine qui est morte, et qu'il aimait beaucoup. Il m'a dĂ©fendu d'en rien dire, et de vous faire accroire qu'il est perdu; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus, le pauvre homme en tient. Colombine. - Madame, la cousine dont il parle peut ĂÂȘtre morte, mais la cousine qu'il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n'est pas votre parent. Arlequin. - Eh! eh! eh! La Comtesse. - De quoi ris-tu? Arlequin. - De ce drĂÂŽle de cousin mon maĂtre croit bonnement qu'il garde le portrait Ă cause de la cousine; et il ne sait pas que c'est Ă cause de vous, cela est risible, il fait des quiproquos d'apothicaire. La Comtesse. - Eh! que sais-tu si c'est Ă cause de moi? Arlequin. - Je vous dis que la cousine est un conte Ă dormir debout. Est-ce qu'on dit des injures Ă la copie d'une cousine qui est morte? Colombine. - Comment, des injures? Arlequin. - Oui, je l'ai laissĂ© lĂ -bas qui se fĂÂąche contre le visage de Madame; il le querelle tant qu'il peut de ce qu'il aime. Il y a Ă mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu'il dit Oh! de ces soupirs-lĂ , la cousine dĂ©funte n'en tĂÂąte que d'une dent. La Comtesse. - Colombine, il faut absolument qu'il me rende mon portrait, cela est de consĂ©quence pour moi je vais lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d'un homme. OĂÂč se promĂšne-t-il? Arlequin. - De ce cĂÂŽtĂ©-lĂ ; vous le trouverez sans faute Ă droite ou Ă gauche. ScĂšne IV LĂ©lio, Colombine, Arlequin Arlequin. - Son coeur va-t-il bien? Colombine. - Oh, je te rĂ©ponds qu'il va grand train. Mais voici ton maĂtre, laisse-moi faire. LĂ©lio arrive. - Colombine, oĂÂč est madame la Comtesse? je souhaiterais lui parler. Colombine. - Madame la Comtesse va, je pense, partir tout Ă l'heure pour Paris. LĂ©lio. - Quoi, sans me voir? sans me l'avoir dit? Colombine. - C'est bien Ă vous Ă vous apercevoir de cela; n'avez-vous pas dessein de vivre en sauvage? de quoi vous plaignez-vous? LĂ©lio. - De quoi je me plains? La question est singuliĂšre, mademoiselle Colombine voilĂ donc le penchant que vous lui connaissez pour moi. Partir sans me dire adieu, et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m'accommode de cela, moi! Non, les procĂ©dĂ©s bizarres me rĂ©volteront toujours. Colombine. - Si elle ne vous a pas dit adieu, c'est qu'entre amis on en agit sans façon. LĂ©lio. - Amis! oh doucement, je veux du vrai dans mes amis, des maniĂšres franches et stables, et je n'en trouve point lĂ ; dorĂ©navant je ferai mieux de n'ĂÂȘtre ami de personne, car je vois bien qu'il n'y a que du faux partout. Colombine. - Lui ferai-je vos compliments? Arlequin. - Cela sera honnĂÂȘte. LĂ©lio. - Et moi, je ne suis point aujourd'hui dans le goĂ»t d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte, je suis las de la bagatelle. Colombine. - Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte, il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, madame la Comtesse ne part pas; elle attend, pour se dĂ©terminer, qu'elle sache si vous l'aimez ou non; mais dites-moi naturellement vous-mĂÂȘme ce qui en est; c'est le plus court. LĂ©lio. - C'est le plus court, il est vrai; mais j'y trouve pourtant de la difficultĂ© car enfin, dirai-je que je ne l'aime pas? Colombine. - Oui, si vous le pensez. LĂ©lio. - Mais, madame la Comtesse est aimable, et ce serait une grossiĂšretĂ©. Arlequin. - Tirez votre rĂ©ponse Ă la courte paille. Colombine. - Eh bien, dites que vous l'aimez. LĂ©lio. - Mais en vĂ©ritĂ©, c'est une tyrannie que cette alternative-lĂ ; si je vais dire que je l'aime, cela dĂ©rangera peut-ĂÂȘtre madame la Comtesse, cela la fera partir. Si je dis que je ne l'aime point... Colombine. - Peut-ĂÂȘtre aussi partira-t-elle? LĂ©lio. - Vous voyez donc bien que cela est embarrassant. Colombine. - Adieu, je vous entends; je lui rendrai compte de votre indiffĂ©rence, n'est-ce pas? LĂ©lio. - Mon indiffĂ©rence, voilĂ un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier! Vous dĂ©cidez bien cela Ă la lĂ©gĂšre; en savez-vous plus que moi? Colombine. - DĂ©terminez-vous donc. LĂ©lio. - Vous me mettez dans une dĂ©sagrĂ©able situation. Dites-lui que je suis plein d'estime, de considĂ©ration et de respect pour elle. Arlequin. - Discours de normand que tout cela. Colombine. - Vous me faites pitiĂ©. LĂ©lio. - Qui, moi? Colombine. - Oui, et vous ĂÂȘtes un Ă©trange homme, de ne m'avoir pas confiĂ© que vous l'aimiez. LĂ©lio. - Eh, Colombine, le savais-je? Arlequin. - Ce n'est pas ma faute, je vous en avais averti. LĂ©lio. - Je ne sais oĂÂč je suis. Colombine. - Ah! vous voilĂ dans le ton songez Ă dire toujours de mĂÂȘme, entendez-vous, monsieur de l'ermitage? LĂ©lio. - Que signifie cela? Colombine. - Rien, sinon que je vous ai donnĂ© la question, et que vous avez jasĂ© dans vos souffrances. Tenez vous gai, l'homme indiffĂ©rent, tout ira bien. Arlequin, je te le recommande, instruis-le plus amplement, je vais chercher l'autre. ScĂšne V LĂ©lio, Arlequin Arlequin. - Ah çà , Monsieur, voilĂ qui est donc fait! c'est maintenant qu'il faut dire va comme je te pousse! Vive l'amour, mon cher maĂtre, et faites chorus, car il n'y a pas deux chemins il faut passer par lĂ , ou par la fenĂÂȘtre. LĂ©lio. - Ah! je suis un homme sans jugement. Arlequin. - Je ne vous dispute point cela. LĂ©lio. - Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes. Arlequin. - Monsieur, il fallait donc devenir aveugle. LĂ©lio. - Il me prend envie de m'enfermer chez moi, et de n'en sortir de six mois. Arlequin siffle. De quoi t'avises-tu de siffler? Arlequin. - Vous dites une chanson, et je l'accompagne. Ne vous fĂÂąchez pas, j'ai de bonnes nouvelles Ă vous apprendre cette comtesse vous aime, et la voilĂ qui vient vous donner le dernier coup Ă vous. LĂ©lio, Ă part. - Cachons-lui ma faiblesse; peut-ĂÂȘtre ne la sait-elle pas encore. ScĂšne VI La Comtesse, LĂ©lio, Arlequin La Comtesse. - Monsieur, vous devez savoir ce qui m'amĂšne? LĂ©lio. - Madame, je m'en doute du moins, et je consens Ă tout. Nos paysans se sont raccommodĂ©s, et je donne Ă Jacqueline autant que vous donnez Ă son amant C'est de quoi j'allais prendre la libertĂ© de vous informer. La Comtesse. - Je vous suis obligĂ©e de finir cela, Monsieur, mais j'avais quelque autre chose Ă vous dire; bagatelle pour vous, et assez importante pour moi. LĂ©lio. - Que serait-ce donc? La Comtesse. - C'est mon portrait, qu'on m'a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile. LĂ©lio. - Madame, il est vrai qu'Arlequin a trouvĂ© une boĂte de portrait que vous cherchiez; je vous l'ai fait remettre sur-le-champ; s'il vous a dit autre chose, c'est un Ă©tourdi, et je voudrais bien lui demander oĂÂč est le portrait dont il parle? Arlequin, timidement. - Eh, Monsieur! LĂ©lio. - Quoi? Arlequin. - Il est dans votre poche. LĂ©lio. - Vous ne savez ce que vous dites. Arlequin. - Si fait, Monsieur, vous vous souvenez bien que vous lui avez parlĂ© tantĂÂŽt, je vous l'ai vu mettre aprĂšs dans la poche du cĂÂŽtĂ© gauche. LĂ©lio. - Quelle impertinence! La Comtesse. - Cherchez, Monsieur, peut-ĂÂȘtre avez-vous oubliĂ© que vous l'avez tenu? LĂ©lio. - Ah, Madame, vous pouvez m'en croire. Arlequin. - Tenez, Monsieur; tĂÂątez, Madame, le voilĂ . La Comtesse, touchant Ă la poche de la veste. - Cela est vrai, il me paraĂt que c'est lui. LĂ©lio, mettant la main dans sa poche, et honteux d'y trouver le portrait. - Voyons donc, il a raison! Le voulez-vous, Madame? La Comtesse, un peu confuse. - Il le faut bien, Monsieur. LĂ©lio. - Comment donc cela s'est-il fait? Arlequin. - Eh! c'est que vous vouliez le garder, Ă cause, disiez-vous, qu'il ressemblait Ă une cousine qui est morte; et moi, qui suis fin, je vous disais que c'Ă©tait Ă cause qu'il ressemblait Ă Madame, et cela Ă©tait vrai. La Comtesse. - Je ne vois point d'apparence Ă cela. LĂ©lio. - En vĂ©ritĂ©, Madame, je ne comprends pas ce coquin-lĂ . A part. Tu me la paieras. Arlequin. - Madame la Comtesse! voilĂ Monsieur qui me menace derriĂšre vous. LĂ©lio. - Moi! Arlequin. - Oui, parce que je dis la vĂ©ritĂ©. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l'obliger Ă vous dire qu'il vous aime; il n'aura pas plus tĂÂŽt avouĂ© cela, qu'il me pardonnera. La Comtesse. - Va, mon ami, tu n'as pas besoin de mon intercession. LĂ©lio. - Eh, Madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal; il faut qu'il ait l'esprit troublĂ©. Retire-toi et ne nous romps plus la tĂÂȘte de tes sots discours. Arlequin s'en va, et un moment aprĂšs LĂ©lio continue. Je vous prie, Madame, de n'ĂÂȘtre point fĂÂąchĂ©e de ce que j'avais votre portrait, j'Ă©tais dans l'ignorance. La Comtesse, d'un air embarrassĂ©. - Ce n'est rien que cela, Monsieur. LĂ©lio. - C'est une aventure qui ne laisse pas que d'avoir un air singulier. La Comtesse. - Effectivement. LĂ©lio. - Il n'y a personne qui ne se persuade lĂ -dessus que je vous aime. La Comtesse. - Je l'aurais cru moi-mĂÂȘme, si je ne vous connaissais pas. LĂ©lio. - Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guĂšre moins clairvoyante. La Comtesse. - On n'est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais. LĂ©lio. - Ce n'est presque pas une erreur que cela, la chose est si naturelle Ă penser! La Comtesse. - Mais voudriez-vous que j'eusse cette erreur-lĂ ? LĂ©lio. - Moi, Madame! vous ĂÂȘtes la maĂtresse. La Comtesse. - Et vous le maĂtre, Monsieur. LĂ©lio. - De quoi le suis-je? La Comtesse. - D'aimer ou de n'aimer pas. LĂ©lio. - Je vous reconnais l'alternative est bien de vous, Madame. La Comtesse. - Eh! pas trop. LĂ©lio. - Pas trop... si j'osais interprĂ©ter ce mot-lĂ ! La Comtesse. - Et que trouvez-vous donc qu'il signifie? LĂ©lio. - Ce qu'apparemment vous n'avez pas pensĂ©. La Comtesse. - Voyons. LĂ©lio. - Vous ne me le pardonneriez jamais. La Comtesse. - Je ne suis pas vindicative. LĂ©lio, Ă part. - Ah! je ne sais ce que je dois faire. La Comtesse, d'un air impatient. - Monsieur LĂ©lio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine. LĂ©lio. - Eh bien, Madame! me voilĂ expliquĂ©, m'entendez-vous? Vous ne rĂ©pondez rien, vous avez raison mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j'ai mĂ©ritĂ© votre haine. La Comtesse. - Levez-vous, Monsieur. LĂ©lio. - Non, Madame, condamnez-moi, ou faites-moi grĂÂące. La Comtesse, confuse. - Ne me demandez rien Ă prĂ©sent reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer. Arlequin. - Vivat! Enfin, voilĂ la fin. Colombine. - Je suis contente de vous, monsieur LĂ©lio. Pierre. - Parguenne, ça me boute la joie au coeur. LĂ©lio. - Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants, j'aurai soin de votre noce. Pierre. - Grand marci; mais morguĂ©, pisque je sommes en joie, j'allons faire venir les mĂ©nĂ©triers que j'avons retenus. Arlequin. - Colombine, pour nous, allons nous marier sans cĂ©rĂ©monie. Colombine. - Avant le mariage, il en faut un peu; aprĂšs le mariage, je t'en dispense. Divertissement Le Chanteur Je ne crains point que Mathurine S'amuse Ă me manquer de foi; Car drĂ©s que je vois dans sa mine Queuque indiffĂ©rence envars moi, Sans li demander le pourquoi, Je laisse aller la pĂ©lerine; Je ne dis mot, je me tiens coi; Je batifole avec Claudine. En voyant ça, la Mathurine Prend du souci, rĂÂȘve Ă part soi; Et pis tout d'un coup la mutine Me dit J'enrage contre toi. La Chanteuse Colas me disait l'autre jour Margot, donne-moi ton amour. Je rĂ©pondis Je te le donne, Mais ne va le dire Ă personne; Colas ne m'entendit pas bien, Car l'innocent ne reçut rien. Arlequin Femmes, nous Ă©tions de grands fous D'ĂÂȘtre aux champs pour l'amour de vous. Si de chaque femme volage L'amant allait planter des choux, Par la ventrebille! je gage Que nous serions condamnĂ©s tous A travailler au jardinage. La Double Inconstance Adresse ComĂ©die en trois actes ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens, le mardi 6 avril 1723 A Madame la Marquise de Prie Madame, On ne verra point ici ce tas d'Ă©loges dont les Ă©pĂtres dĂ©dicatoires sont ordinairement chargĂ©es; Ă quoi servent-ils? Le peu de cas que le public en fait devrait en corriger ceux qui les donnent, et en dĂ©goĂ»ter ceux qui les reçoivent. Je serais pourtant bien tentĂ© de vous louer d'une chose, Madame; et c'est d'avoir vĂ©ritablement craint que je ne vous louasse; mais ce seul Ă©loge que je vous donnerais, il est si distinguĂ©, qu'il aurait ici tout l'air d'un prĂ©sent de flatteur, surtout s'adressant Ă une dame de votre ĂÂąge, Ă qui la nature n'a rien Ă©pargnĂ© de tout ce qui peut inviter l'amour-propre Ă n'ĂÂȘtre point modeste. J'en reviens donc, Madame, au seul motif que j'ai en vous offrant ce petit ouvrage; c'est de vous remercier du plaisir que vous y avez pris, ou plutĂÂŽt de la vanitĂ© que vous m'avez donnĂ©e, quand vous m'avez dit qu'il vous avait plu. Vous dirai-je tout? Je suis charmĂ© d'apprendre Ă toutes les personnes de goĂ»t qu'il a votre suffrage; en vous disant cela, je vous proteste que je n'ai nul dessein de louer votre esprit; c'est seulement vous avouer que je pense aux intĂ©rĂÂȘts du mien. Je suis avec un profond respect, Madame, votre trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur. D. M. Acteurs Le Prince. Un Seigneur. Des laquais. Des filles de chambre. La scĂšne est dans le palais du Prince. Acte premier ScĂšne premiĂšre Silvia, Trivelin et quelques femmes Ă la suite de Silvia Silvia paraĂt sortir comme fĂÂąchĂ©e. Trivelin. - Mais, Madame, Ă©coutez-moi. Silvia. - Vous m'ennuyez. Trivelin. - Ne faut-il pas ĂÂȘtre raisonnable? Silvia, impatiente. - Non, il ne faut pas l'ĂÂȘtre, et je ne le serai point. Trivelin. - Cependant... Silvia, avec colĂšre. - Cependant, je ne veux point avoir de raison et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir que ferez-vous lĂ ? Trivelin. - Vous avez soupĂ© hier si lĂ©gĂšrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin. Silvia. - Et moi, je hais la santĂ©, et je suis bien aise d'ĂÂȘtre malade; ainsi, vous n'avez qu'Ă renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni dĂ©jeuner, ni dĂner, ni souper; demain la mĂÂȘme chose. Je ne veux qu'ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©e, vous haĂÂŻr tous tant que vous ĂÂȘtes, jusqu'Ă tant que j'aie vu Arlequin, dont on m'a sĂ©parĂ©e voilĂ mes petites rĂ©solutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'Ă me prĂÂȘcher d'ĂÂȘtre plus raisonnable, cela sera bientĂÂŽt fait. Trivelin. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole; si j'osais cependant... Silvia, plus en colĂšre. - Eh bien! ne voilĂ -t-il pas encore un cependant? Trivelin. - En vĂ©ritĂ©, je vous demande pardon, celui-lĂ m'est Ă©chappĂ©, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considĂ©rer... Silvia. - Oh! vous ne vous corrigez pas, voilĂ des considĂ©rations qui ne me conviennent point non plus. Trivelin, continuant. - ...que c'est votre souverain qui vous aime. Silvia. - Je ne l'empĂÂȘche pas, il est le maĂtre mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas. Trivelin. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une Ă©pouse entre ses sujettes. Silvia. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandĂ© mon avis? S'il m'avait dit Me voulez-vous, Silvia? je lui aurais rĂ©pondu Non, seigneur, il faut qu'une honnĂÂȘte femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. VoilĂ la pure raison, cela; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlĂšve, sans me demander si je le trouverai bon. Trivelin. - Il ne vous enlĂšve que pour vous donner la main. Silvia. - Eh! que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre? Force-t-on les gens Ă recevoir des prĂ©sents malgrĂ© eux? Trivelin. - Voyez, depuis deux jours que vous ĂÂȘtes ici, comment il vous traite; n'ĂÂȘtes-vous pas dĂ©jĂ servie comme si vous Ă©tiez sa femme? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont Ă votre suite, les amusements qu'on tĂÂąche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'Ă©gards, qui ne veut pas mĂÂȘme se montrer qu'on ne vous ait disposĂ©e Ă le voir? d'un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs. Silvia. - Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payĂ©s pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitiĂ©? Trivelin. - Oh parbleu! je n'en sais pas davantage, voilĂ tout l'esprit que j'ai. Silvia. - Sur ce pied-lĂ , vous seriez tout aussi avancĂ© de n'en point avoir du tout. Trivelin. - Mais encore, daignez, s'il vous plaĂt, me dire en quoi je me trompe. Silvia, en se tournant vivement de son cĂÂŽtĂ©. - Oui, je vais vous dire, en quoi, oui... Trivelin. - Eh! doucement, Madame, mon dessein n'est pas de vous fĂÂącher. Silvia. - Vous ĂÂȘtes donc bien maladroit. Trivelin. - Je suis votre serviteur. Silvia. - Eh bien! mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainĂ©antes qui m'espionnent toujours? On m'ĂÂŽte mon amant, et on me rend des femmes Ă la place; ne voilĂ -t-il pas un beau dĂ©dommagement? Et on veut que je sois heureuse avec cela! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me rĂ©galer? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-mĂÂȘme que de voir danser les autres, entendez-vous? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas Ă©tĂ© le chercher; pourquoi m'a-t-il vue? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j'en suis bien aise qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logĂ©, qui m'aime sans façon, que j'aime de mĂÂȘme, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. HĂ©las, le pauvre enfant! qu'en aura-t-on fait? qu'est-il devenu? Il se dĂ©sespĂšre quelque part, j'en suis sĂ»re, car il a le coeur si bon! Peut-ĂÂȘtre aussi qu'on le maltraite... Elle se dĂ©range de sa place. Je suis outrĂ©e. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir? Otez-vous de lĂ , je ne puis vous souffrir, laissez-moi m'affliger en repos. Trivelin. - Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame. Silvia. - Sortez sans me rĂ©pondre, cela vaudra mieux. Trivelin. - Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allĂ© le chercher. Silvia, avec un soupir. - Je le verrai donc? Trivelin. - Et vous lui parlerez aussi. Silvia, s'en allant. - Je vais l'attendre mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne. Pendant qu'elle sort, le Prince et Flaminia entrent d'un autre cĂÂŽtĂ© et la regardent sortir. ScĂšne II Le Prince, Flaminia, Trivelin Le Prince, Ă Trivelin. - Eh bien, as-tu quelque espĂ©rance Ă me donner? Que dit-elle? Trivelin. - Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le rĂ©pĂ©ter, il n'y a rien encore qui mĂ©rite votre curiositĂ©. Le Prince. - N'importe, dis toujours. Trivelin. - Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le rĂ©cit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaĂtre, dĂ©sir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous; voilĂ l'abrĂ©gĂ© de ses dispositions, vous voyez bien que cela n'est point rĂ©jouissant; et franchement, si j'osais dire ma pensĂ©e, le meilleur serait de la remettre oĂÂč on l'a prise. Le Prince rĂÂȘve tristement. Flaminia. - J'ai dĂ©jĂ dit la mĂÂȘme chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu'Ă dĂ©truire l'amour de Silvia pour Arlequin. Trivelin. - Mon sentiment Ă moi est qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette fille-lĂ ; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel, ce n'est point lĂ une femme, voyez-vous, c'est quelque crĂ©ature d'une espĂšce Ă nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train; celle-ci nous arrĂÂȘte, cela nous avertit d'un prodige, n'allons pas plus loin. Le Prince. - Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle. Flaminia, en riant. - Eh, seigneur, ne l'Ă©coutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fĂ©e. Je connais mon sexe, il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du cĂÂŽtĂ© de l'ambition, Silvia n'est point en prise, mais elle a un coeur, et par consĂ©quent de la vanitĂ©; avec cela, je saurai bien la ranger Ă son devoir de femme. Est-on allĂ© chercher Arlequin? Trivelin. - Oui; je l'attends. Le Prince, d'un air inquiet. - Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup Ă lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte. Trivelin. - Oui; mais si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole. Flaminia. - Seigneur, je vous ai dĂ©jĂ dit qu'Arlequin nous Ă©tait nĂ©cessaire. Le Prince. - Oui, qu'on l'arrĂÂȘte autant qu'on pourra; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en Ă©pouser une autre que sa maĂtresse. Trivelin. - Il n'y a qu'Ă rĂ©duire ce drĂÂŽle-lĂ , s'il ne veut pas. Le Prince. - Non, la loi qui veut que j'Ă©pouse une de mes sujettes me dĂ©fend d'user de violence contre qui que ce soit. Flaminia. - Vous avez raison; soyez tranquille, j'espĂšre que tout se fera Ă l'amiable. Silvia vous connaĂt dĂ©jĂ sans savoir que vous ĂÂȘtes le Prince, n'est-il pas vrai? Le Prince. - Je vous ai dit qu'un jour Ă la chasse, Ă©cartĂ© de ma troupe, je la rencontrai prĂšs de sa maison; j'avais soif, elle alla me chercher Ă boire je fus enchantĂ© de sa beautĂ© et de sa simplicitĂ©, et je lui en fis l'aveu. Je l'ai vue cinq ou six fois de la mĂÂȘme maniĂšre, comme simple officier du palais mais quoiqu'elle m'ait traitĂ© avec beaucoup de douceur, je n'ai pu la faire renoncer Ă Arlequin, qui m'a surpris deux fois avec elle. Flaminia. - Il faudra mettre Ă profit l'ignorance oĂÂč elle est de votre rang; on l'a dĂ©jĂ prĂ©venue que vous ne la verriez pas sitĂÂŽt; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai. Le Prince, en s'en allant. - J'y consens. Si vous m'acquĂ©rez le coeur de Silvia, il n'est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance. Flaminia. - Toi, Trivelin, va-t'en dire Ă ma soeur qu'elle tarde trop Ă venir. Trivelin. - Il n'est pas besoin, la voilĂ qui entre; adieu, je vais au-devant d'Arlequin. ScĂšne III Lisette, Flaminia Lisette. - Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu? Flaminia. - Approche un peu que je te regarde. Lisette. - Tiens, vois Ă ton aise. Flaminia, aprĂšs l'avoir regardĂ©e. - Oui-dĂ , tu es jolie aujourd'hui. Lisette, en riant. - Je le sais bien; mais qu'est-ce que cela fait? Flaminia. - Ote cette mouche galante que tu as lĂ . Lisette, refusant. - Je ne saurais, mon miroir me l'a recommandĂ©e. Flaminia. - Il le faut, te dis-je. Lisette, en tirant sa boĂte Ă miroir, et ĂÂŽtant la mouche. - Quel meurtre! Pourquoi persĂ©cutes-tu ma mouche? Flaminia. - J'ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite. Lisette. - C'est le sentiment de bien des gens. Flaminia. - Tu aimes Ă plaire? Lisette. - C'est mon faible. Flaminia. - Saurais-tu avec une adresse naĂÂŻve et modeste inspirer un tendre penchant Ă quelqu'un, en lui tĂ©moignant d'en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin? Lisette. - Mais j'en reviens Ă ma mouche, elle me paraĂt nĂ©cessaire Ă l'expĂ©dition que tu me proposes. Flaminia. - N'oublieras-tu jamais ta mouche? non, elle n'est pas nĂ©cessaire il s'agit ici d'un homme simple, d'un villageois sans expĂ©rience, qui s'imagine que nous autres femmes d'ici sommes obligĂ©es d'ĂÂȘtre aussi modestes que les femmes de son village; oh! la modestie de ces femmes-lĂ n'est pas faite comme la nĂÂŽtre; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes maniĂšres; c'est de ces maniĂšres dont je te parle; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut? Voyons, que lui diras-tu? Lisette. - Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi? Flaminia. - Ecoute-moi, point d'air coquet d'abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh! il faut en effacer cela; tu mets je ne sais quoi d'Ă©tourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c'est du nonchalant, du tendre, du mignard; tes yeux veulent ĂÂȘtre fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries; ta tĂÂȘte est lĂ©gĂšre; ton menton porte au vent; tu cours aprĂšs un air jeune, galant et dissipĂ©; parles-tu aux gens, leur rĂ©ponds-tu? tu prends de certains tons, tu te sers d'un certain langage, et le tout finement relevĂ© de saillies folles; oh! toutes ces petites impertinences-lĂ sont trĂšs jolies dans une fille du monde, il est dĂ©cidĂ© que ce sont des grĂÂąces, le coeur des hommes s'est tournĂ© comme cela, voilĂ qui est fini mais ici il faut, s'il te plaĂt, faire main basse sur tous ces agrĂ©ments-lĂ ; le petit homme en question ne les approuverait point, il n'a pas le goĂ»t si fort, lui. Tiens, c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas. Lisette, Ă©tonnĂ©e. - Mais de la façon dont tu arranges mes agrĂ©ments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis. Flaminia, d'un air naĂÂŻf. - Bon! c'est que je les examine, moi, voilĂ pourquoi ils deviennent ridicules mais tu es en sĂ»retĂ© de la part des hommes. Lisette. - Que mettrai-je donc Ă la place de ces impertinences que j'ai? Flaminia. - Rien tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos; ta tĂÂȘte comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas Ă lui donner des airs Ă©vaporĂ©s; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque Ă©chantillon de ton savoir-faire; regarde-moi d'un air ingĂ©nu. Lisette, se tournant. - Tiens, ce regard-lĂ est-il bon? Flaminia. - Hum! il a encore besoin de quelque correction. Lisette. - Oh dame, veux-tu que je te dise? Tu n'es qu'une femme, est-ce que cela anime? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rĂÂŽle. C'est pour Arlequin, n'est-ce-pas? Flaminia. - Pour lui-mĂÂȘme. Lisette. - Mais le pauvre garçon, si je ne l'aime pas, je le tromperai; je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule. Flaminia. - S'il vient Ă t'aimer, tu l'Ă©pouseras, et cela te fera ta fortune; as-tu encore des scrupules? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame. Lisette. - Oh! voilĂ ma conscience en repos, et en ce cas-lĂ , si je l'Ă©pouse, il n'est pas nĂ©cessaire que je l'aime. Adieu, tu n'as qu'Ă m'avertir quand il sera temps de commencer. Flaminia. - Je me retire aussi; car voilĂ Arlequin qu'on amĂšne. ScĂšne IV Arlequin, Trivelin Arlequin regarde Trivelin et tout l'appartement avec Ă©tonnement. Trivelin. - Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici? Arlequin ne dit mot. N'est-il pas vrai que voilĂ une belle maison? Arlequin. - Que diantre, qu'est-ce que cette maison-lĂ et moi avons affaire ensemble? qu'est-ce que c'est que vous? que me voulez-vous? oĂÂč allons-nous? Trivelin. - Je suis un honnĂÂȘte homme, Ă prĂ©sent votre domestique je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin. Arlequin. - HonnĂÂȘte homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congĂ©, et je m'en retourne. Trivelin, l'arrĂÂȘtant. - Doucement. Arlequin. - Parlez donc, eh! vous ĂÂȘtes bien impertinent d'arrĂÂȘter votre maĂtre? Trivelin. - C'est un plus grand maĂtre que vous qui vous a fait le mien. Arlequin. - Qui est donc cet original-lĂ , qui me donne des valets malgrĂ© moi? Trivelin. - Quand vous le connaĂtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous Ă prĂ©sent. Arlequin. - Est-ce que nous avons quelque chose Ă nous dire? Trivelin. - Oui, sur Silvia. Arlequin, charmĂ©, et vivement. - Ah! Silvia! hĂ©las, je vous demande pardon, voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais Ă vous parler. Trivelin. - Vous l'avez perdue depuis deux jours? Arlequin. - Oui, des voleurs me l'ont dĂ©robĂ©e. Trivelin. - Ce ne sont pas des voleurs. Arlequin. - Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons. Trivelin. - Je sais oĂÂč elle est. Arlequin, charmĂ© et le caressant. - Vous savez oĂÂč elle est, mon ami, mon valet, mon maĂtre, mon tout ce qu'il vous plaira? Que je suis fĂÂąchĂ© de n'ĂÂȘtre pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnĂÂȘte homme, de quel cĂÂŽtĂ© faut-il tourner? Est-ce Ă droite, Ă gauche, ou tout devant moi? Trivelin. - Vous la verrez ici. Arlequin, charmĂ© et d'un air doux. - Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites? O Silvia! chĂšre enfant de mon ĂÂąme, ma mie, je pleure de joie. Trivelin, Ă part les premiers mots. - De la façon dont ce drĂÂŽle-lĂ prĂ©lude, il ne nous promet rien de bon. Ecoutez, j'ai bien autre chose Ă vous dire. Arlequin, le pressant. - Allons d'abord voir Silvia, prenez pitiĂ© de mon impatience. Trivelin. - Je vous dis que vous la verrez mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites Ă Silvia, et que vous avez vu avec elle? Arlequin, triste. - Oui il avait la mine d'un hypocrite. Trivelin. - Cet homme-lĂ a trouvĂ© votre maĂtresse fort aimable. Arlequin. - Pardi, il n'a rien trouvĂ© de nouveau. Trivelin. - Et il en a fait au Prince un rĂ©cit qui l'a enchantĂ©. Arlequin. - Le babillard! Trivelin. - Le Prince a voulu la voir, et a donnĂ© ordre qu'on l'amenĂÂąt ici. Arlequin. - Mais il me la rendra, comme cela est juste? Trivelin. - Hum! il y a une petite difficultĂ© il en est devenu amoureux, et souhaiterait d'en ĂÂȘtre aimĂ© Ă son tour. Arlequin. - Son tour ne peut pas venir, c'est moi qu'elle aime. Trivelin. - Vous n'allez point au fait, Ă©coutez jusqu'au bout. Arlequin, haussant le ton. - Mais le voilĂ , le bout. Est-ce qu'on veut me chicaner mon bon droit? Trivelin. - Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses Etats? Arlequin, brusquement. - Je ne sais point cela cela m'est inutile. Trivelin. - Je vous l'apprends. Arlequin, brusquement. - Je ne me soucie pas de nouvelles. Trivelin. - Silvia plaĂt donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'Ă©pouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle Ă celui qu'il tĂÂąche de lui donner pour lui. Arlequin. - Qu'il fasse donc l'amour ailleurs; car il n'aurait que la femme, moi, j'aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose Ă l'un et Ă l'autre, et nous serions tous trois mal Ă notre aise. Trivelin. - Vous avez raison mais ne voyez-vous pas que si vous Ă©pousez Silvia, le Prince resterait malheureux? Arlequin, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - A la vĂ©ritĂ© il sera d'abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'Ă©pouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir Ă rire tout seul. Trivelin. - Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maĂtre. Il ne peut se rĂ©soudre Ă quitter Silvia, je vous dirai mĂÂȘme qu'on lui a prĂ©dit l'aventure qui la lui a fait connaĂtre, et qu'elle doit ĂÂȘtre sa femme; il faut que cela arrive, cela est Ă©crit lĂ -haut. Arlequin. - LĂ -haut on n'Ă©crit pas de telles impertinences pour marque de cela, si on avait prĂ©dit que je dois vous assommer, vous tuer par derriĂšre, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prĂ©diction? Trivelin. - Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal Ă personne. Arlequin. - Eh bien, c'est ma mort qu'on a prĂ©dite; ainsi c'est prĂ©dire rien qui vaille, et dans tout cela il n'y a que l'astrologue Ă pendre. Trivelin. - Eh morbleu, on ne prĂ©tend pas vous faire du mal; nous avons ici d'aimables filles, Ă©pousez-en une, vous y trouverez votre avantage. Arlequin. - Oui-da, que je me marie Ă une autre, afin de mettre Silvia en colĂšre et qu'elle porte son amitiĂ© ailleurs! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donnĂ© pour m'attraper? Allez, mon fils, vous n'ĂÂȘtes qu'un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous ĂÂȘtes trop cher. Trivelin. - Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitiĂ© du Prince? Arlequin. - Bon! mon ami ne serait pas seulement mon camarade. Trivelin. - Mais les richesses que vous promet cette amitiĂ©? Arlequin. - On n'a que faire de toutes ces babioles-lĂ , quand on se porte bien, qu'on a bon appĂ©tit et de quoi vivre. Trivelin. - Vous ignorez le prix de ce que vous refusez. Arlequin, d'un air nĂ©gligent. - C'est Ă cause de cela que je n'y perds rien. Trivelin. - Maison Ă la ville, maison Ă la campagne. Arlequin. - Ah, que cela est beau! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai Ă ma maison de campagne? Trivelin. - Parbleu, vos valets! Arlequin. - Mes valets? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-lĂ ? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes Ă la fois? Trivelin, riant. - Non, que je pense; vous ne serez pas en deux endroits en mĂÂȘme temps. Arlequin. - Eh bien, innocent que vous ĂÂȘtes, si je n'ai pas ce secret-lĂ , il est inutile d'avoir deux maisons. Trivelin. - Quand il vous plaira, vous irez de l'une Ă l'autre. Arlequin. - A ce compte, je donnerai donc ma maĂtresse pour avoir le plaisir de dĂ©mĂ©nager souvent? Trivelin. - Mais rien ne vous touche, vous ĂÂȘtes bien Ă©trange! Cependant tout le monde est charmĂ© d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques... Arlequin. - Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime pont Ă nourrir des fainĂ©ants, et je ne trouverai point de valet plus fidĂšle, plus affectionnĂ© Ă mon service que moi. Trivelin. - Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-lĂ dehors mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon Ă©quipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrĂ©ment d'ĂÂȘtre meublĂ© superbement? Arlequin. - Vous ĂÂȘtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traĂnent; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublĂ©? N'ai-je pas toutes mes commoditĂ©s? Oh, mais je n'ai pas de carrosse? Eh bien en montrant ses jambes, je ne verserai point. Ne voilĂ -t-il pas un Ă©quipage que ma mĂšre m'a donnĂ©? N'est-ce pas lĂ de bonnes jambes? Eh morbleu, il n'y a pas de raison Ă vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux Ă tant d'honnĂÂȘtes laboureurs qui n'en ont point, cela nous fera du pain; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes. Trivelin. - TĂÂȘtubleu! vous ĂÂȘtes vif si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers. Arlequin, brusquement. - Ils porteraient des sabots. Mais je commence Ă m'ennuyer de tous vos comptes. Vous m'avez promis de me montrer Silvia, et un honnĂÂȘte homme n'a que sa parole. Trivelin. - Un moment vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crĂ©dit, ni d'Ă©quipages. Arlequin. - Il n'y a pas lĂ pour un sol de bonne marchandise. Trivelin. - La bonne chĂšre vous tenterait-elle? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprĂÂȘtĂÂąt dĂ©licatement Ă manger, et en abondance? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson vous l'aurez, et pour toute votre vie. Arlequin est quelque temps Ă rĂ©pondre. Vous ne rĂ©pondez rien? Arlequin. - Ce que vous dites lĂ serait plus de mon goĂ»t que tout le reste; car je suis gourmand, je l'avoue mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise. Trivelin. - Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre. Arlequin. - Non, non, je m'en tiens au boeuf, et au vin de mon cru. Trivelin. - Que vous auriez bu de bon vin! Que vous auriez mangĂ© de bons morceaux! Arlequin. - J'en suis fĂÂąchĂ©, mais il n'y a rien Ă faire; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas? Trivelin. - Vous l'entretiendrez, soyez-en sĂ»r, mais il est encore un peu matin. ScĂšne V Lisette, Arlequin, Trivelin Lisette, Ă Trivelin. - Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande. Trivelin. - Le Prince me demande, j'y cours mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence. Arlequin. - Oh! ce n'est pas la peine; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie. Trivelin. - Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientĂÂŽt. Trivelin sort. ScĂšne VI Arlequin, Lisette Arlequin, se retirant au coin du thĂ©ĂÂątre. - Je gage que voilĂ une Ă©veillĂ©e qui vient pour m'affriander d'elle. NĂ©ant. Lisette, doucement. - C'est donc vous, Monsieur, qui ĂÂȘtes l'amant de Mademoiselle Silvia? Arlequin, froidement. - Oui. Lisette. - C'est une trĂšs jolie fille. Arlequin, du mĂÂȘme ton. - Oui. Lisette. - Tout le monde l'aime. Arlequin, brusquement. - Tout le monde a tort. Lisette. - Pourquoi cela, puisqu'elle le mĂ©rite? Arlequin, brusquement. - C'est quelle n'aimera personne que moi. Lisette. - Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous. Arlequin. - A quoi cela sert-il, ce pardon-lĂ ? Lisette. - Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'Ă©tais de son obstination Ă vous aimer. Arlequin. - Et en vertu de quoi Ă©tiez-vous surprise? Lisette. - C'est qu'elle refuse un prince aimable. Arlequin. - Et quand il serait aimable, cela empĂÂȘche-t-il que je ne le sois aussi, moi? Lisette, d'un air doux. - Non, mais enfin c'est un prince. Arlequin. - Qu'importe? en fait de fille, ce prince n'est pas plus avancĂ© que moi. Lisette, doucement. - A la bonne heure; j'entends seulement qu'il a des sujets et des Etats, et que, tout aimable que vous ĂÂȘtes, vous n'en avez point. Arlequin. - Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos Etats; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne; et si tout va bien, je m'en rĂ©jouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des Etats, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid ainsi, de toutes façons, vous Ă©tiez surprise Ă propos de rien. Lisette, Ă part. - VoilĂ un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle. Arlequin, comme lui demandant ce qu'elle dit. - Hem? Lisette. - J'ai du malheur dans ce que je vous dis; et j'avoue qu'Ă vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce. Arlequin. - Dame, Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens. Lisette. - Il est vrai que la vĂÂŽtre m'a trompĂ©e, et voilĂ comme on a souvent tort de se prĂ©venir en faveur de quelqu'un. Arlequin. - Oh trĂšs tort mais que voulez-vous? je n'ai pas choisi ma physionomie. Lisette, en le regardant comme Ă©tonnĂ©e. - Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde. Arlequin. - Me voilĂ pourtant, et il n'y a point de remĂšde, je serai toujours comme cela. Lisette, d'un air un peu fĂÂąchĂ©. - Oh j'en suis persuadĂ©e. Arlequin. - Par bonheur vous ne vous en souciez guĂšre? Lisette. - Pourquoi me demandez-vous cela? Arlequin. - Eh pour le savoir. Lisette, d'un air naturel. - Je serais bien sotte de vous dire la vĂ©ritĂ© lĂ -dessus, et une fille doit se taire. Arlequin, Ă part les premiers mots. - Comme elle y va! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette. Lisette. - Moi? Arlequin. - Vous-mĂÂȘme. Lisette. - Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose Ă une femme, et que vous m'insultez? Arlequin, d'un air naĂÂŻf. - Point du tout il n'y a point de mal Ă voir ce que les gens nous montrent; ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c'est vous qui avez tort de l'ĂÂȘtre, Mademoiselle. Lisette, d'un air un peu vif. - Mais par oĂÂč voyez-vous donc que je le suis? Arlequin. - Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Ecoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s'en aille; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la premiĂšre, c'est moi qui veux commencer Ă le faire Ă la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas, eh fi! Mademoiselle, fi! fi! Lisette. - Allez, allez, vous n'ĂÂȘtes qu'un visionnaire. Arlequin. - Comment est-ce que les garçons Ă la cour peuvent souffrir ces maniĂšres-lĂ dans leurs maĂtresses? Par la morbleu! qu'une femme est laide quand elle est coquette. Lisette. - Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez. Arlequin. - Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprĂšs de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit Ă petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l'avais vu faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi Ă voir sa honte; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre, et puis elle Ă©tait encore toute confuse; et puis je lui parlais; ensuite elle ne me rĂ©pondait rien, mais n'en pensait pas moins; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle enfin c'Ă©tait un charme, aussi j'Ă©tais comme un fou. Et voilĂ ce qui s'appelle une fille; mais vous ne ressemblez point Ă Silvia. Lisette. - En vĂ©ritĂ© vous me divertissez, vous me faites rire. Arlequin, en s'en allant. - Oh! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire Ă vos dĂ©pens adieu, si tout le monde Ă©tait comme moi, vous trouveriez plus tĂÂŽt un merle blanc qu'un amoureux. Trivelin arrive quand il sort. ScĂšne VII Arlequin, Lisette, Trivelin Trivelin, Ă Arlequin. - Vous sortez? Arlequin. - Oui; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen. Trivelin. - Allons, allons faire un tour en attendant le dĂner, cela vous dĂ©sennuiera. ScĂšne VIII Le Prince, Flaminia, Lisette Flaminia, Ă Lisette. - Eh bien, nos affaires avancent-elles? Comment va le coeur d'Arlequin? Lisette, d'un air fĂÂąchĂ©. - Il va trĂšs brutalement pour moi. Flaminia. - Il t'a donc mal reçue? Lisette. - Eh fi! Mademoiselle, vous ĂÂȘtes une coquette voilĂ de son style. Le Prince. - J'en suis fĂÂąchĂ©, Lisette mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins. Lisette. - Je vous avoue, seigneur, que si j'Ă©tais vaine, je n'aurais pas mon compte; j'ai des preuves que je puis dĂ©plaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-lĂ . Flaminia. - Allons, allons, c'est maintenant Ă moi Ă tenter l'aventure. Le Prince. - Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais. Flaminia. - Et moi je vous dis, seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaĂt Ă moi, que je me suis mise dans la tĂÂȘte de vous rendre content; que je vous ai promis que vous le seriez; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis lĂ , je n'en rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me rĂ©sisteraient? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espĂšce-lĂ , moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniĂÂątre, moi qui suis femme? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sĂ»retĂ© ordonner les apprĂÂȘts de votre mariage, vous arranger pour cela; je vous garantis aimĂ©, je vous garantis mariĂ©, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main; je l'entends d'ici vous dire Je vous aime; je vois vos noces, elles se font; Arlequin m'Ă©pouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilĂ qui est fini Lisette, d'un air incrĂ©dule. - Tout est fini, rien n'est commencĂ©. Flaminia. - Tais-toi, esprit court. Le Prince. - Vous m'encouragez Ă espĂ©rer; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence Ă rien. Flaminia. - Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin. Lisette. - Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal. Le Prince. - Je pense de mĂÂȘme. Flaminia, d'un air indiffĂ©rent. - Eh! nous ne diffĂ©rons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai rĂ©solu qu'ils se voient librement sur la liste des mauvais tours que je veux jouer Ă leur amour, c'est ce tour-lĂ que j'ai mis Ă la tĂÂȘte. Le Prince. - Faites donc Ă votre fantaisie. Flaminia. - Retirons-nous, voici Arlequin qui vient. ScĂšne IX Arlequin, Trivelin et une suite de valets. Arlequin. - Par parenthĂšse, dites-moi une chose il y a une heure que je rĂÂȘve Ă quoi servent ces grands drĂÂŽles bariolĂ©s qui nous accompagnent partout. Ces gens-lĂ sont bien curieux! Trivelin. - Le Prince, qui vous aime, commence par lĂ Ă vous donner des tĂ©moignages de sa bienveillance; il veut que ces gens-lĂ vous suivent pour vous faire honneur. Arlequin. - Oh! oh! c'est donc une marque d'honneur? Trivelin. - Oui sans doute. Arlequin. - Et dites-moi, ces gens-lĂ qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux? Trivelin. - Personne. Arlequin. - Eh vous, n'avez-vous personne aussi? Trivelin. - Non. Arlequin. - On ne vous honore donc pas, vous autres? Trivelin. - Nous ne mĂ©ritons pas cela. Arlequin, en colĂšre et prenant son bĂÂąton. - Allons, cela Ă©tant, hors d'ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-lĂ . Trivelin. - D'oĂÂč vient donc cela? Arlequin. - DĂ©talez, je n'aime point les gens sans honneur et qui ne mĂ©ritent pas qu'on les honore. Trivelin. - Vous ne m'entendez pas. Arlequin, en le frappant. - Je m'en vais donc vous parler plus clairement. Trivelin, en s'enfuyant. - ArrĂÂȘtez, arrĂÂȘtez, que faites-vous? Arlequin court aussi aprĂšs les autres valets qu'il chasse, et Trivelin se rĂ©fugie dans une coulisse. ScĂšne X Arlequin, Trivelin Arlequin revient sur le thĂ©ĂÂątre. - Ces maurauds-lĂ ! j'ai eu toutes les peines du monde Ă les congĂ©dier. VoilĂ une drĂÂŽle de façon d'honorer un honnĂÂȘte homme, que de mettre une troupe de coquins aprĂšs lui c'est se moquer du monde. Il se retourne et voit Trivelin qui revient. Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliquĂ©? Trivelin, de loin. - Ecoutez, vous m'avez battu mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable. Arlequin. - Vous le voyez bien. Trivelin, de loin. - Quand je vous dis que nous ne mĂ©ritons pas d'avoir des gens Ă notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur; c'est qu'il n'y a que les personnes considĂ©rables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette maniĂšre-lĂ s'il suffisait d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme, moi qui vous parle, j'aurais aprĂšs moi une armĂ©e de valets. Arlequin, remettant sa latte. - Oh! Ă prĂ©sent je vous comprends; que diantre! que ne dites-vous les choses comme il faut? Je n'aurais pas les bras dĂ©mis, et vos Ă©paules s'en porteraient mieux. Trivelin. - Vous m'avez fait mal. Arlequin. - Je le crois bien, c'Ă©tait mon intention; par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez ĂÂȘtre bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bĂÂąton que je vous ai donnĂ©s. Je vois bien Ă prĂ©sent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considĂ©rables, riches, et Ă celui qui n'est qu'honnĂÂȘte homme, rien. Trivelin. - C'est cela mĂÂȘme. Arlequin, d'un air dĂ©goĂ»tĂ©. - Sur ce pied-lĂ ce n'est pas grand-chose que d'ĂÂȘtre honorĂ©, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable. Trivelin. - Mais on peut ĂÂȘtre honorable avec cela. Arlequin. - Ma foi, tout bien comptĂ©, vous me ferez plaisir de me laisser lĂ sans compagnie; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnĂÂȘte homme, j'aime autant cela que d'ĂÂȘtre pris pour un grand seigneur. Trivelin. - Nous avons ordre de rester auprĂšs de vous. Arlequin. - Menez-moi donc voir Silvia. Trivelin. - Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilĂ qui entre adieu, je me retire. ScĂšne XI Silvia, Flaminia, Arlequin Silvia, en entrant, accourt avec joie. - Ah le voici! Eh! mon cher Arlequin, c'est donc vous! Je vous revois donc! Le pauvre enfant! que je suis aise! Arlequin, tout Ă©touffĂ© de joie. - Et moi aussi. Il prend respiration. Oh! oh! je me meurs de joie. Silvia. - LĂ , lĂ , mon fils, doucement; comme il m'aime, quel plaisir d'ĂÂȘtre aimĂ©e comme cela! Flaminia, en les regardant tous deux. - Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous ĂÂȘtes bien aimables de vous ĂÂȘtre si fidĂšles. Et comme tout bas. Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains. Silvia, lui rĂ©pondant. - HĂ©las! c'est que vous ĂÂȘtes un bon coeur. J'ai bien soupirĂ©, mon cher Arlequin. Arlequin, tendrement et lui prenant la main. - M'aimez-vous toujours? Silvia. - Si je vous aime! Cela se demande-t-il? est-ce une question Ă faire? Flaminia, d'un air naturel Ă Arlequin. - Oh! pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au dĂ©sespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence; elle m'a touchĂ©e moi-mĂÂȘme, je mourais d'envie de vous voir ensemble; vous voilĂ adieu, mes amis, je m'en vais, car vous m'attendrissez; vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort; il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m'a mise auprĂšs de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mĂ©rite; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne nĂ©gligerai rien pour cela. Arlequin, doucement. - Allez, Mademoiselle, vous ĂÂȘtes une fille de bien; je suis votre ami aussi, moi; je suis fĂÂąchĂ© de la mort de votre amant, c'est bien dommage que vous soyez affligĂ©e, et nous aussi. Flaminia sort. ScĂšne XII Arlequin, Silvia Silvia, d'un air plaintif. - Eh bien, mon cher Arlequin? Arlequin. - Eh bien, mon ĂÂąme? Silvia. - Nous sommes bien malheureux. Arlequin. - Aimons-nous toujours; cela nous aidera Ă prendre patience. Silvia. - Oui, mais notre amitiĂ©, que deviendra-t-elle? Cela m'inquiĂšte. Arlequin. - HĂ©las! m'amour, je vous dis de prendre patience, mais je n'ai pas plus de courage que vous. Il lui prend la main. Pauvre petit trĂ©sor Ă moi, ma mie; il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-lĂ , regardez-moi toujours pour me rĂ©compenser. Silvia, d'un air inquiet. - Ah! j'ai bien des chose Ă vous dire! j'ai peur de vous perdre; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par mĂ©chancetĂ© de jalousie; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez. Arlequin. - Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais Ă ĂÂȘtre malheureux? Silvia. - Je ne veux point que vous m'oubliiez; je ne veux point non plus que vous enduriez rien Ă cause de moi; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c'est une pitiĂ© que mon embarras, tout me chagrine. Arlequin pleure. - Hi! hi! hi! hi! Silvia, tristement. - Oh bien, Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi. Arlequin. - Comment voulez-vous que je m'empĂÂȘche de pleurer, puisque vous voulez ĂÂȘtre si triste? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligĂ©e? Silvia. - Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine. Arlequin. - Oui; mais je devinerai que vous l'ĂÂȘtes; il faut me promettre que vous ne le serez plus. Silvia. - Oui, mon fils mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours. Arlequin, en s'arrĂÂȘtant tout court pour la regarder. - Silvia, je suis votre amant, vous ĂÂȘtes ma maĂtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le mĂÂȘme train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà , dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse? Silvia, bonnement. - VoilĂ qui va bien, je ne sais point de serments; vous ĂÂȘtes un garçon d'honneur, j'ai votre amitiĂ©, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. A qui est-ce que je la porterais? N'ĂÂȘtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi? Eh bien, n'est-ce pas assez? Nous en faut-il davantage? Il n'y a qu'Ă rester comme nous sommes, il n'y aura pas besoin de serments. Arlequin. - Dans cent ans d'ici, nous serons tout de mĂÂȘme. Silvia. - Sans doute. Arlequin. - Il n'y a donc rien Ă craindre, ma mie, tenons-nous joyeux. Silvia. - Nous souffrirons peut-ĂÂȘtre un peu, voilĂ tout. Arlequin. - C'est une bagatelle; quand on a un peu pĂÂąti, le plaisir en semble meilleur. Silvia. - Oh! pourtant, je n'aurais que faire de pĂÂątir pour ĂÂȘtre bien aise, moi. Arlequin. - Il n'y aura qu'Ă ne pas songer que nous pĂÂątissons. Silvia, en le regardant tendrement. - Ce cher petit homme, comme il m'encourage! Arlequin, tendrement. - Je ne m'embarrasse que de vous. Silvia, en le regardant. - OĂÂč est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit? Il n'y a que lui au monde comme cela; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin. Arlequin saute d'aise. - C'est comme du miel, ces paroles-lĂ . En mĂÂȘme temps viennent Flaminia et Trivelin. ScĂšne XIII Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin Trivelin, Ă Silvia. - Je suis au dĂ©sespoir de vous interrompre mais votre mĂšre vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment Ă vous parler. Silvia, regardant Arlequin. - Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous. Arlequin, la prenant sous le bras. - Marchons, ma petite. Flaminia, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. - Ne craignez rien, mes enfants; allez toute seule trouver votre mĂšre, ma chĂšre Silvia; cela sera plus sĂ©ant. Vous ĂÂȘtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper. Arlequin. - Oh non; vous ĂÂȘtes de notre parti, vous. Silvia. - Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientĂÂŽt. Elle sort. Arlequin, Ă Flaminia qui veut s'en aller, et qu'il arrĂÂȘte. - Notre amie, pendant qu'elle sera lĂ , restez avec moi, pour empĂÂȘcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer. Flaminia, comme en secret. - Mon cher Arlequin, la vĂÂŽtre me fait bien du plaisir aussi mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitiĂ© que j'ai pour vous. Trivelin. - Seigneur Arlequin, le dĂner est prĂÂȘt. Arlequin, tristement. - Je n'ai point de faim. Flaminia, d'un air d'amitiĂ©. - Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin. Arlequin, doucement. - Croyez-vous? Flaminia. - Oui. Arlequin. - Je ne saurais. A Trivelin. La soupe est-elle bonne? Trivelin. - Exquise. Arlequin. - Hum, il faut attendre Silvia; elle aime le potage. Flaminia. - Je crois qu'elle dĂnera avec sa mĂšre; vous ĂÂȘtes le maĂtre pourtant mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai? AprĂšs dĂner vous la verrez. Arlequin. - Je veux bien mais mon appĂ©tit n'est pas encore ouvert. Trivelin. - Le vin est au frais, et le rĂÂŽt tout prĂÂȘt. Arlequin. - Je suis si triste... Ce rĂÂŽt est donc friand? Trivelin. - C'est du gibier qui a une mine... Arlequin. - Que de chagrins! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien. Flaminia. - N'oubliez pas de boire Ă ma santĂ©. Arlequin. - Venez boire Ă la mienne, Ă cause de la connaissance. Flaminia. - Oui-da, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure Ă vous donner. Arlequin. - Bon, je suis content de vous. Acte II ScĂšne premiĂšre Flaminia, Silvia Silvia. - Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais oĂÂč est Arlequin? Flaminia. - Il va venir, il dĂne encore. Silvia. - C'est quelque chose d'Ă©pouvantable que ce pays-ci! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnĂÂȘtes, ce sont des maniĂšres si douces, tant de rĂ©vĂ©rences, tant de compliments, tant de signes d'amitiĂ©, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience; point du tout, de tous ces gens-lĂ , il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin, et d'Ă©pouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient Ă quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j'ai promis Ă Arlequin; oĂÂč est la fidĂ©litĂ©, la probitĂ©, la bonne foi? Ils ne m'entendent pas; ils ne savent ce que c'est que tout cela, c'est tout comme si je leur parlais grec; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison Eh! cela n'est-il pas joli? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, ĂÂȘtre fourbe et mensonger, voilĂ le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-lĂ ? D'oĂÂč sortent-ils? De quelle pĂÂąte sont-ils? Flaminia. - De la pĂÂąte des autres hommes, ma chĂšre Silvia; que cela ne vous Ă©tonne pas, ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince. Silvia. - Mais ne suis-je pas obligĂ©e d'ĂÂȘtre fidĂšle? N'est-ce pas mon devoir d'honnĂÂȘte fille? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse? Par-dessus le marchĂ©, cette fidĂ©litĂ© n'est-elle pas mon charme? Et on a le courage de me dire LĂ , fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dĂ©goĂ»tĂ©e. Flaminia. - Que voulez-vous? ces gens-lĂ pensent Ă leur façon, et souhaiteraient que le Prince fĂ»t content. Silvia. - Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende Ă lui de bonne volontĂ©? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui? Quel goĂ»t trouve-t-il Ă cela? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comĂ©dies, ces grands repas qui ressemblent Ă des noces, ces bijoux qu'il m'envoie; tout cela lui coĂ»te un argent infini, c'est un abĂme, il se ruine; demandez-moi ce qu'il y gagne? Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donnĂ©. Flaminia. - Je n'en doute pas, voilĂ ce que c'est que l'amour; j'ai aimĂ© de mĂÂȘme, et je me reconnais au petit peloton. Silvia. - Tenez, si j'avais eu Ă changer Arlequin contre un autre, ç'aurait Ă©tĂ© contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois, et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse ĂÂȘtre il y a bien Ă tirer si le Prince le vaut; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince. Flaminia, souriant en cachette. - Oh! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaĂtrez. Silvia. - Eh bien, qu'il tĂÂąche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi mais cela ne les empĂÂȘche pas d'aimer tout le monde, j'ai bien vu que cela ne leur coĂ»te rien mais pour moi, cela m'est impossible. Flaminia. - Eh ma chĂšre enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous? Silvia, d'un air modeste. - Oh que si, il y en a de plus jolies que moi; et quand elles seraient la moitiĂ© moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'Ă moi d'ĂÂȘtre tout Ă fait belle j'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompĂ©. Flaminia. - Oui, mais le vĂÂŽtre va tout seul, et cela est charmant. Silvia. - Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d'une piĂšce auprĂšs d'elles, je demeure lĂ , je ne vais ni ne viens; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beautĂ© libre qui ne se gĂÂȘne point, qui est sans façon; cela plaĂt davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle. Flaminia. - Eh! voilĂ justement ce qui touche le Prince, voilĂ ce qu'il estime; c'est cette ingĂ©nuitĂ©, cette beautĂ© simple, ce sont ces grĂÂąces naturelles Eh! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici, car elles ne vous louent guĂšre. Silvia. - Qu'est-ce donc qu'elles disent? Flaminia. - Des impertinences; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beautĂ© rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour ces jalouses entre elles; de taille plus gauche? LĂ -dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie; j'Ă©tais dans une colĂšre... Silvia, fĂÂąchĂ©e. - Pardi, voilĂ de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensĂ©e pour plaire Ă ces sottes-lĂ . Flaminia. - Sans difficultĂ©. Silvia. - Que je les hais, ces femmes-lĂ ! Mais puisque je suis si peu agrĂ©able Ă leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse lĂ ? Flaminia. - Oh! elles sont persuadĂ©es qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier. Silvia, piquĂ©e, et aprĂšs avoir un peu regardĂ© Flaminia. - Hum! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin, sans cela j'aurais grand plaisir Ă les faire mentir, ces babillardes-lĂ . Flaminia. - Ah! qu'elles mĂ©riteraient bien d'ĂÂȘtre punies! Je leur ai dit Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder. Silvia. - Pardi, vous voyez bien ce qu'il en est, il ne tient qu'Ă moi de les confondre. Flaminia. - VoilĂ de la compagnie qui vous vient. Silvia. - Eh! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlĂ©, c'est lui-mĂÂȘme. Voyez la belle physionomie d'homme! ScĂšne II Le Prince, sous le nom d'officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la cour, et les acteurs prĂ©cĂ©dents. Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission. Silvia. - Comment, vous voilĂ , Monsieur? Vous saviez donc bien que j'Ă©tais ici? Le Prince. - Oui, Mademoiselle, je le savais; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osĂ© paraĂtre sans Madame, qui a souhaitĂ© que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la rĂ©vĂ©rence. La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention; Flaminia et elle se font des mines. Silvia, doucement. - Je ne suis pas fĂÂąchĂ©e de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. A l'Ă©gard de cette dame, je la remercie de la volontĂ© qu'elle a de me faire une rĂ©vĂ©rence, je ne mĂ©rite pas cela; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son dĂ©sir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal. Lisette. - Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l'impossible. Silvia, rĂ©pĂ©tant d'un air fĂÂąchĂ©, et Ă part, et faisant une rĂ©vĂ©rence. - Je ne vous demande pas l'impossible, quelle maniĂšre de parler! Lisette. - Quel ĂÂąge avez-vous, ma fille? Silvia. - Je l'ai oubliĂ©e, ma mĂšre. Flaminia, Ă Silvia. - Bon. Le Prince paraĂt et affecte d'ĂÂȘtre surpris. Lisette. - Elle se fĂÂąche, je pense? Le Prince. - Mais, Madame, que signifient ces discours-lĂ ? Sous prĂ©texte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte! Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; j'avais la curiositĂ© de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naĂtre une si forte passion; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naĂÂŻve, c'est un agrĂ©ment campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naĂÂŻvetĂ©; voyons son esprit. Silvia. - Eh non, Madame, ce n'est pas la peine, il n'est pas si plaisant que le vĂÂŽtre. Lisette, riant. - Ah! ah! vous demandiez du naĂÂŻf, en voilĂ . Le Prince. - Allez-vous-en, Madame. Silvia. - Cela m'impatiente Ă la fin, et si elle ne s'en va, je me fĂÂącherai tout de bon. Le Prince, Ă Lisette. - Vous vous repentirez de votre procĂ©dĂ©. Lisette, en se retirant d'un air dĂ©daigneux. - Adieu; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix. ScĂšne III Le Prince, Flaminia, Silvia Flaminia. - VoilĂ une crĂ©ature bien effrontĂ©e! Silvia. - Je suis outrĂ©e, j'ai bien affaire qu'on m'enlĂšve pour se moquer de moi; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-lĂ ? je ne voudrais pas ĂÂȘtre changĂ©e contre elles. Flaminia. - Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-lĂ . Le Prince. - Belle Silvia, cette femme-lĂ nous a trompĂ©s, le Prince et moi; vous m'en voyez au dĂ©sespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pĂ©nĂ©trĂ© de respect pour vous; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chĂšre, et reconnaĂtre notre souveraine; mais je ne prends pas garde que je me dĂ©couvre, que Flaminia m'Ă©coute, et que je vous importune encore. Flaminia, d'un air naturel. - Quel mal faites-vous? ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer? Silvia. - Et moi, je voudrais qu'il ne m'aimĂÂąt pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change; encore si c'Ă©tait un homme comme tant d'autres, Ă qui on dit ce qu'on veut; mais il est trop agrĂ©able pour qu'on le maltraite, lui, et il a toujours Ă©tĂ© comme vous le voyez. Le Prince. - Ah! que vous ĂÂȘtes obligeante, Silvia! Que puis-je faire pour mĂ©riter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours! Silvia. - Eh bien! aimez-moi, Ă la bonne heure, j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience; car je ne saurais mieux faire, en vĂ©ritĂ© Arlequin est venu le premier, voilĂ tout ce qui vous nuit. Si j'avais devinĂ© que vous viendriez aprĂšs lui, en bonne foi je vous aurais attendu; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse. Le Prince. - Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus gĂ©nĂ©reux que le sien? Non, la tendresse d'une autre me toucherait moins que la seule bontĂ© qu'elle a de me plaindre. Silvia, Ă Flaminia. - Et moi, je vous en fais juge aussi; lĂ , vous l'entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien? Flaminia. - Franchement, il a raison, Silvia, vous ĂÂȘtes charmante, et Ă sa place je serais tout comme il est. Silvia. - Ah çà ! n'allez-vous pas l'attendrir encore, il n'a pas besoin qu'on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez. A LĂ©lio. Croyez-moi, tĂÂąchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriĂ©e. Le Prince. - Oui, ma chĂšre Silvia, j'y cours; Ă mon Ă©gard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie. Silvia. - Oh! je m'en doutais bien, je vous connais. Flaminia. - Allez, Monsieur, hĂÂątez-vous d'informer le Prince du mauvais procĂ©dĂ© de la dame en question; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dĂ» Ă Silvia. Le Prince. - Vous aurez bientĂÂŽt de mes nouvelles. Il sort. ScĂšne IV Flaminia, Silvia Flaminia. - Vous, ma chĂšre, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-ĂÂȘtre un peu trop longtemps Ă table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait, il me tarde de vous le voir. Silvia. - Tenez, l'Ă©toffe est belle, elle m'ira bien; mais je ne veux point de tous ces habits-lĂ , car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marchĂ©-lĂ . Flaminia. - Vous vous trompez; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout; vraiment, vous ne le connaissez pas. Silvia. - Je m'en vais donc sur votre parole; pourvu qu'il ne me dise pas aprĂšs Pourquoi as-tu pris mes prĂ©sents? Flaminia. - Il vous dira Pourquoi n'en avoir pas pris davantage? Silvia. - En ce cas-lĂ , j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien Ă me dire. Flaminia. - Allez, je rĂ©ponds de tout. ScĂšne V Flaminia, Arlequin, tout Ă©clatant de rire, entre avec Trivelin Flaminia, Ă part. - Il me semble que les choses commencent Ă prendre forme; voici Arlequin. En vĂ©ritĂ©, je ne sais, mais si ce petit homme venait Ă m'aimer, j'en profiterais de bon coeur. Arlequin, riant. - Ah! ah! ah! Bonjour, mon amie. Flaminia, en souriant. - Bonjour, Arlequin; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi? Arlequin. - C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a menĂ© par toutes les chambres de la maison, oĂÂč l'on trotte comme dans les rues; oĂÂč l'on jase comme dans notre halle, sans que le maĂtre de la maison s'embarrasse de tous ces visages-lĂ , et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise Voulez-vous boire un coup? Je me divertissais de ces originaux-lĂ en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levĂ© l'habit d'une dame par-derriĂšre. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement ArrĂÂȘtez-vous, polisson, vous badinez malhonnĂÂȘtement. Elle, qui m'a entendu, s'est retournĂ©e et m'a dit Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue? ai-je repris. Sur cela le polisson s'est mis Ă rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait par compagnie je me suis mis Ă rire aussi. A cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous? Flaminia. - D'une bagatelle c'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire Ă ce laquais est un usage pour les dames. Arlequin. - C'est donc encore un honneur? Flaminia. - Oui, vraiment. Arlequin. - Pardi, j'ai donc bien fait d'en rire; car cet honneur-lĂ est bouffon et Ă bon marchĂ©. Flaminia. - Vous ĂÂȘtes gai, j'aime Ă vous voir comme cela; avez-vous bien mangĂ© depuis que je vous ai quittĂ©? Arlequin. - Ah! morbleu, qu'on a apportĂ© de friandes drogues! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassĂ©es! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine; j'ai tant bu Ă la santĂ© de Silvia et de vous, que si vous ĂÂȘtes malades, ce ne sera pas ma faute. Flaminia. - Quoi! vous vous ĂÂȘtes encore ressouvenu de moi? Arlequin. - Quand j'ai donnĂ© mon amitiĂ© Ă quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout Ă table. Mais Ă propos de Silvia, est-elle encore avec sa mĂšre? Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours Ă Silvia? Arlequin. - Taisez-vous quand je parle. Flaminia. - Vous avez tort, Trivelin. Trivelin. - Comment, j'ai tort! Flaminia. - Oui; pourquoi l'empĂÂȘchez-vous de parler de ce qu'il aime? Trivelin. - A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intĂ©rĂÂȘts du Prince! Flaminia, comme Ă©pouvantĂ©e. - Arlequin, cet homme-lĂ me fera des affaires Ă cause de vous. Arlequin, en colĂšre. - Non, ma bonne. A Trivelin. Ecoute, je suis ton maĂtre, car tu me l'as dit; je n'en savais rien, fainĂ©ant que tu es! S'il t'arrive de faire le rapporteur, et qu'Ă cause de toi on fasse seulement la moue Ă cette honnĂÂȘte fille-lĂ , c'est deux oreilles que tu auras de moins je te les garantis dans ma poche. Trivelin. - Je ne suis pas Ă cela prĂšs, et je veux faire mon devoir. Arlequin. - Deux oreilles, entends-tu bien Ă prĂ©sent? Va-t'en. Trivelin. - Je vous pardonne tout Ă vous, car enfin il le faut mais vous me le paierez, Flaminia. Arlequin veut retourner sur lui, et Flaminia l'arrĂÂȘte; quand il est revenu, il dit ScĂšne VI Arlequin, Flaminia Arlequin. - Cela est terrible! Je n'ai trouvĂ© ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chĂšre Flaminia, Ă prĂ©sent, parlons de Silvia Ă notre aise; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe. Flaminia, d'un air simple. - Je ne suis point ingrate, il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux; et d'ailleurs vous ĂÂȘtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous. Arlequin. - La bonne sorte de fille! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise, je suis la moitiĂ© moins fĂÂąchĂ© d'ĂÂȘtre triste. Flaminia. - Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas? Qui est-ce qui ne s'intĂ©resserait pas Ă vous? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin. Arlequin. - Cela se peut bien, je n'y ai jamais regardĂ© de si prĂšs. Flaminia. - Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir! si vous lisiez dans mon coeur! Arlequin. - HĂ©las! je ne sais point lire, mais vous me l'expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n'ĂÂȘtre plus affligĂ©, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne; mais cela viendra. Flaminia, d'un ton triste. - Non, je ne serai jamais tĂ©moin de votre contentement, voilĂ qui est fini; Trivelin causera, l'on me sĂ©parera d'avec vous, et que sais-je, moi, oĂÂč l'on m'emmĂšnera? Arlequin, je vous parle peut-ĂÂȘtre pour la derniĂšre fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde. Arlequin, triste. - Pour la derniĂšre fois! J'ai donc bien du guignon! Je n'ai qu'une pauvre maĂtresse, ils me l'ont emportĂ©e, vous emporteraient-ils encore? et oĂÂč est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela? Ces gens-lĂ croient-ils que j'aie un coeur de fer? ont-ils entrepris mon trĂ©pas? seront-ils si barbares? Flaminia. - En tout cas, j'espĂšre que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaitĂ© que votre bonheur. Arlequin. - Ma mie, vous me gagnez le coeur; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensĂ©e? Car je n'ai point d'esprit, moi, quand je suis fĂÂąchĂ©; il faut que j'aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pĂÂątisse de notre amitiĂ©, ni notre amitiĂ© de mon amour, et me voilĂ bien embarrassĂ©. Flaminia. - Et moi bien malheureuse. Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, je respire avec vous; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables. Arlequin. - Pauvre fille! il est fĂÂącheux que j'aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'Ă©tait donc un joli garçon? Flaminia. - Ne vous ai-je pas dit qu'il Ă©tait fait comme vous, que vous ĂÂȘtes son portrait? Arlequin. - Eh vous l'aimiez donc beaucoup? Flaminia. - Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous mĂ©ritez d'ĂÂȘtre aimĂ©, et vous verrez combien je l'aimais. Arlequin. - Je n'ai vu personne rĂ©pondre si doucement que vous, votre amitiĂ© se met partout; je n'aurais jamais cru ĂÂȘtre si joli que vous le dites; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mĂ©rite quelque chose. Flaminia. - Je crois que vous m'auriez encore plu davantage; mais je n'aurais pas Ă©tĂ© assez belle pour vous. Arlequin, avec feu. - Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensĂ©e-lĂ . Flaminia. - Vous me troublez, il faut que je vous quitte; je n'ai que trop de peine Ă m'arracher d'auprĂšs de vous mais oĂÂč cela nous conduirait-il? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet; je ne sais oĂÂč je suis. Arlequin. - Je suis tout de mĂÂȘme. Flaminia. - J'ai trop de plaisir Ă vous voir. Arlequin. - Je ne vous refuse pas ce plaisir-lĂ , moi, regardez-moi Ă votre aise, je vous rendrai la pareille. Flaminia, s'en allant. - Je n'oserais adieu. Arlequin, seul. - Ce pays-ci n'est pas digne d'avoir cette fille-lĂ ; si par quelque malheur Silvia venait Ă manquer, dans mon dĂ©sespoir je crois que je me retirerais avec elle. ScĂšne VII Trivelin arrive avec un Seigneur qui vient derriĂšre lui. Arlequin Trivelin. - Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque Ă reparaĂtre? N'est-ce point compromettre mes Ă©paules? Car vous jouez merveilleusement de votre Ă©pĂ©e de bois. Arlequin. - Je serai bon, quand vous serez sage. Trivelin. - VoilĂ un seigneur qui demande Ă vous parler. Le Seigneur approche, et fait des rĂ©vĂ©rences, qu'Arlequin lui rend. Arlequin, Ă part. - J'ai vu cet homme-lĂ quelque part. Le Seigneur. - Je viens vous demander une grĂÂące; mais ne vous incommodĂ©-je point, Monsieur Arlequin? Arlequin. - Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vĂ©ritĂ©. Et voyant le Seigneur qui se couvre. Vous n'avez seulement qu'Ă me dire si je dois aussi mettre mon chapeau. Le Seigneur. - De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur. Arlequin, se couvrant. - Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre. Le Seigneur. - Ce ne sont point des compliments, mais des tĂ©moignages d'estime. Arlequin. - Galbanum que tout cela! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur; je vous ai vu quelque part Ă la chasse, oĂÂč vous jouiez de la trompette; je vous ai ĂÂŽtĂ© mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-lĂ . Le Seigneur. - Quoi! je ne vous saluai point? Arlequin. - Pas un brin. Le Seigneur. - Je ne m'aperçus donc pas de votre honnĂÂȘtetĂ©? Arlequin. - Oh que si; mais vous n'aviez pas de grĂÂące Ă me demander, voilĂ pourquoi je perdis mon Ă©talage. Le Seigneur. - Je ne me reconnais point Ă cela. Arlequin. - Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaĂt-il? Le Seigneur. - Je compte sur votre bon coeur; voici ce que c'est j'ai eu le malheur de parler cavaliĂšrement de vous devant le Prince. Arlequin. - Vous n'avez encore qu'Ă ne vous pas reconnaĂtre Ă cela. Le Seigneur. - Oui; mais le Prince s'est fĂÂąchĂ© contre moi. Arlequin. - Il n'aime donc pas les mĂ©disants? Le Seigneur. - Vous le voyez bien. Arlequin. - Oh! oh! voilĂ qui me plaĂt; c'est un honnĂÂȘte homme; s'il ne me retenait pas ma maĂtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit? Que vous Ă©tiez un mal appris? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - Cela est trĂšs raisonnable de quoi vous plaignez-vous? Le Seigneur. - Ce n'est pas lĂ tout Arlequin, m'a-t-il rĂ©pondu, est un garçon d'honneur; je veux qu'on l'honore, puisque je l'estime; la franchise et la simplicitĂ© de son caractĂšre sont des qualitĂ©s que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis Ă son amour, et je suis au dĂ©sespoir que le mien m'y force. Arlequin, attendri. - Par la morbleu, je suis son serviteur; franchement, je fais cas de lui, et je croyais ĂÂȘtre plus en colĂšre contre lui que je ne le suis. Le Seigneur. - Ensuite il m'a dit de me retirer; mes amis lĂ -dessus ont tĂÂąchĂ© de le flĂ©chir pour moi. Arlequin. - Quand ces amis-lĂ s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. Le Seigneur. - Il s'est aussi fĂÂąchĂ© contre eux. Arlequin. - Que le ciel bĂ©nisse cet homme de bien, il a vidĂ© lĂ sa maison d'une mauvaise graine de gens. Le Seigneur. - Et nous ne pouvons reparaĂtre tous qu'Ă condition que vous demandiez notre grĂÂące. Arlequin. - Par ma foi, Messieurs, allez oĂÂč il vous plaira; je vous souhaite un bon voyage. Le Seigneur. - Quoi! vous refuserez de prier pour moi? Si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinĂ©e; Ă prĂ©sent qu'il ne m'est plus permis de voir le Prince, que ferais-je Ă la cour? Il faudra que je m'en aille dans mes terres; car je suis comme exilĂ©. Arlequin. - Comment, ĂÂȘtre exilĂ©, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous? Le Seigneur. - Vraiment non; voilĂ ce que c'est. Arlequin. - Et vous vivrez lĂ paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme Ă l'ordinaire? Le Seigneur. - Sans doute, qu'y a-t-il d'Ă©trange Ă cela? Arlequin. - Ne me trompez-vous pas? Est-il sĂ»r qu'on est exilĂ© quand on mĂ©dit? Le Seigneur. - Cela arrive assez souvent. Arlequin saute d'aise. - Allons, voilĂ qui est fait, je m'en vais mĂ©dire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant. Le Seigneur. - Eh la raison de cela? Arlequin. - Parce que je veux aller en exil, moi; de la maniĂšre dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain Ă ĂÂȘtre puni que rĂ©compensĂ©. Le Seigneur. - Quoi qu'il en soit, Ă©pargnez-moi cette punition-lĂ , je vous prie; d'ailleurs, ce que j'ai dit de vous n'est pas grande chose. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Le Seigneur. - Une bagatelle, vous dis-je. Arlequin. - Mais voyons. Le Seigneur. - J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingĂ©nu, sans malice, lĂ , d'un garçon de bonne foi. Arlequin rit de tout son coeur. - L'air d'un innocent, pour parler Ă la franquette; mais qu'est-ce que cela fait? Moi, j'ai l'air d'un innocent; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit; eh bien, Ă cause de cela, faut-il s'en fier Ă notre air? N'avez-vous rien dit que cela? Le Seigneur. - Non; j'ai ajoutĂ© seulement que vous donniez la comĂ©die Ă ceux qui vous parlaient. Arlequin. - Pardi, il faut bien vous donner votre revanche Ă vous autres. VoilĂ donc toute votre faute? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - C'est se moquer, vous ne mĂ©ritez pas d'ĂÂȘtre exilĂ©, vous avez cette bonne fortune-lĂ pour rien. Le Seigneur. - N'importe, empĂÂȘchez que je ne le sois; un homme comme moi ne peut demeurer qu'Ă la cour il n'est en considĂ©ration, il n'est en Ă©tat de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agrĂ©able au Prince, et qu'il cultive l'amitiĂ© de ceux qui gouvernent les affaires. Arlequin. - J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitiĂ© de ces gens-lĂ n'est pas aisĂ©e Ă avoir ni Ă garder. Le Seigneur. - Vous avez raison dans le fond ils ont quelquefois des caprices fĂÂącheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les mĂ©nage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres. Arlequin. - Quel trafic! C'est justement recevoir des coups de bĂÂąton d'un cĂÂŽtĂ©, pour avoir le privilĂšge d'en donner d'un autre; voilĂ une drĂÂŽle de vanitĂ©! A vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous ĂÂȘtes si glorieux. Le Seigneur. - Nous sommes Ă©levĂ©s lĂ -dedans. Mais Ă©coutez, vous n'aurez point de peine Ă me remettre en faveur, car vous connaissez bien Flaminia? Arlequin. - Oui, c'est mon intime. Le Seigneur. - Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle; elle est la fille d'un de ses officiers; et je me suis imaginĂ© de lui faire sa fortune en la mariant Ă un petit-cousin que j'ai Ă la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me conciliera ses bonnes grĂÂąces. Arlequin. - Oui, mais ce n'est pas lĂ le chemin des miennes; car je n'aime point qu'on Ă©pouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin. Le Seigneur. - Je croyais... Arlequin. - Ne croyez plus. Le Seigneur. - Je renonce Ă mon projet. Arlequin. - N'y manquez pas; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mĂÂȘle. Le Seigneur. - Je vous ai beaucoup d'obligation; j'attends l'effet de vos promesses adieu, Monsieur Arlequin. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crĂ©dit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire Ă Flaminia du cousin. ScĂšne VIII Arlequin, Flaminia arrive. Flaminia. - Mon cher, je vous amĂšne Silvia; elle me suit. Arlequin. - Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tĂÂŽt, nous l'aurions attendue en causant ensemble. Silvia arrive. ScĂšne IX Arlequin, Flaminia, Silvia Silvia. - Bonjour, Arlequin. Ah! que je viens d'essayer un bel habit! Si vous me voyiez, en vĂ©ritĂ©, vous me trouveriez jolie; demandez Ă Flaminia. Ah! ah! si je portais ces habits-lĂ , les femmes d'ici seraient bien attrapĂ©es, elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh! que les ouvriĂšres d'ici sont habiles! Arlequin. - Ah, m'amour, elles ne sont pas si habiles que vous ĂÂȘtes bien faite. Silvia. - Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'ĂÂȘtes pas moins honnĂÂȘte. Flaminia. - Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents Ă prĂ©sent. Silvia. - Eh dame, puisqu'on ne nous gĂÂȘne plus, j'aime autant ĂÂȘtre ici qu'ailleurs; qu'est-ce que cela fait d'ĂÂȘtre lĂ ou lĂ ? On s'aime partout. Arlequin. - Comment, nous gĂÂȘner! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi. Silvia, d'un air content. - J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvĂ©e belle. Flaminia. - Si quelqu'un vous fĂÂąche dorĂ©navant, vous n'avez qu'Ă m'en avertir. Arlequin. - Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous Ă©tions frĂšres et soeurs. Il dit cela Ă Flaminia. Aussi, de notre part, c'est queussi queumi. Silvia. - Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontrĂ© ici? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tournĂ©; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi. Arlequin, d'un air nĂ©gligent. - A la bonne heure, je suis de tous bons accords. Silvia. - AprĂšs tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve Ă son grĂ©? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai? Flaminia. - Sans doute. Arlequin, gaiement. - Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrĂ©e. Flaminia. - Arlequin, vous me donnez lĂ une marque d'amitiĂ© que je n'oublierai point. Arlequin. - Ah ça, puisque nous voilĂ ensemble, allons faire collation, cela amuse. Silvia. - Allez, allez, Arlequin; Ă cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous ĂÂŽter notre libertĂ© Ă nous-mĂÂȘmes; ne vous gĂÂȘnez point. Arlequin fait signe Ă Flaminia de venir. Flaminia, sur son geste, dit. - Je m'en vais avec vous; aussi bien voilĂ quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie Ă Silvia. ScĂšne X Lisette entre avec quelques femmes pour tĂ©moins de ce qu'elle va faire, et qui restent derriĂšre. Silvia. Lisette fait de grandes rĂ©vĂ©rences. Silvia, d'un air un peu piquĂ©. - Ne faites point tant de rĂ©vĂ©rences, Madame, cela m'exemptera de vous en faire; je m'y prends de si mauvaise grĂÂące, Ă votre fantaisie! Lisette, d'un ton triste. - On ne vous trouve que trop de mĂ©rite. Silvia. - Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez; il me fĂÂąche assez d'ĂÂȘtre si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle. Lisette. - Ah, quelle situation! Silvia. - Vous soupirez Ă cause d'une petite villageoise, vous ĂÂȘtes bien de loisir; et oĂÂč avez-vous mis votre langue de tantĂÂŽt, Madame? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire? Lisette. - Je ne puis me rĂ©soudre Ă parler. Silvia. - Gardez donc le silence; car quand vous vous lamenteriez jusqu'Ă demain, mon visage n'empirera pas beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez? Est-ce que vous ne m'avez pas assez querellĂ©e? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance. Lisette. - Epargnez-moi, Mademoiselle; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras le Prince m'oblige Ă venir vous faire une rĂ©paration, et je vous prie de la recevoir sans me railler. Silvia. - VoilĂ qui est fini, je ne me moquerai plus de vous; je sais bien que l'humilitĂ© n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mĂ©priser? Lisette. - J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en ĂÂȘtre indigne mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agrĂ©ments qu'on se rend. Silvia, d'un ton vif. - Vous verrez que c'est Ă la laideur et Ă la mauvaise façon, Ă cause qu'on se rend Ă moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tournĂ©! Lisette. - Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez-moi Ă le remettre dans les dispositions oĂÂč j'ai cru qu'il Ă©tait pour moi il est sĂ»r que je ne lui dĂ©plaisais pas, et je le guĂ©rirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire. Silvia, d'un air piquĂ©. - Croyez-moi, vous ne le guĂ©rirez de rien; mon avis est que cela vous passe. Lisette. - Cependant cela me paraĂt possible; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si dĂ©sagrĂ©able. Silvia. - Tenez, tenez, parlons d'autre chose; vos bonnes qualitĂ©s m'ennuient. Lisette. - Vous me rĂ©pondez d'une Ă©trange maniĂšre! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir. Silvia, vivement. - Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince; il n'a pas encore osĂ© me parler, lui, Ă cause que je suis trop fĂÂąchĂ©e mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir. Lisette. - Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait Ă ce qu'on exigeait de moi Ă votre Ă©gard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passĂ© entre nous. Silvia, brusquement. - Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous ĂÂȘtes au monde. ScĂšne XI Silvia, Flaminia arrive. Flaminia. - Qu'avez-vous, Silvia? Vous ĂÂȘtes bien Ă©mue! Silvia. - J'ai, que je suis en colĂšre; cette impertinente femme de tantĂÂŽt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la mĂ©chancetĂ©, elle m'a encore fĂÂąchĂ©e, m'a dit que c'Ă©tait Ă ma laideur qu'on se rendait, qu'elle Ă©tait plus agrĂ©able, plus adroite que moi, qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince; qu'elle allait travailler pour cela; que je verrais, pati, pata; que sais-je, moi, tout ce qu'elle mis en avant contre mon visage! Est-ce que je n'ai pas raison d'ĂÂȘtre piquĂ©e? Flaminia, d'un air vif et d'intĂ©rĂÂȘt. - Ecoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-lĂ , il faut vous cacher pour toute votre vie. Silvia. - Je ne manque pas de bonne volontĂ©; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse. Flaminia. - Eh! je vous entends; voilĂ un amour aussi mal placĂ©, qui se rencontre lĂ aussi mal Ă propos qu'on le puisse. Silvia. - Oh! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres. Flaminia. - Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et mĂ©prisĂ©e, pensez-vous que cela le rĂ©jouisse? Silvia. - Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire? Flaminia. - Il y a tout Ă craindre. Silvia. - Vous me faites rĂÂȘver Ă une chose, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu nĂ©gligent depuis que nous sommes ici, Arlequin? il m'a quittĂ©e tantĂÂŽt pour aller goĂ»ter; voilĂ une belle excuse! Flaminia. - Je l'ai remarquĂ© comme vous; mais ne me trahissez pas au moins; nous nous parlons de fille Ă fille dites-moi, aprĂšs tout, l'aimez-vous tant, ce garçon? Silvia, d'un air indiffĂ©rent. - Mais vraiment oui, je l'aime, il le faut bien. Flaminia. - Voulez-vous que je vous dise? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goĂ»t, de l'esprit, l'air fin et distinguĂ©; lui il a l'air pesant, les maniĂšres grossiĂšres; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l'avez aimĂ©; je vous dirai mĂÂȘme que cela vous fait tort. Silvia. - Mettez-vous Ă ma place. C'Ă©tait le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il Ă©tait mon voisin, il est assez facĂ©tieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m'aimait, j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimĂ© aussi, faute de mieux mais j'ai toujours bien vu qu'il Ă©tait enclin au vin et Ă la gourmandise. Flaminia. - VoilĂ de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia! Mais Ă quoi vous dĂ©terminez-vous donc? Silvia. - Je ne puis que dire; il me passe tant de oui et de non par la tĂÂȘte, que je ne sais auquel entendre. D'un cĂÂŽtĂ©, Arlequin est un petit nĂ©gligent qui ne songe ici qu'Ă manger; d'un autre cĂÂŽtĂ©, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. D'un autre cĂÂŽtĂ©, ce monsieur que j'ai retrouvĂ© ici... Flaminia. - Quoi? Silvia. - Je vous le dis en secret; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, m'a contĂ© son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une vĂ©ritable pitiĂ©, et cette pitiĂ©-lĂ m'empĂÂȘche encore d'ĂÂȘtre la maĂtresse de moi. Flaminia. - L'aimez-vous? Silvia. - Je ne crois pas; car je dois aimer Arlequin. Flaminia. - C'est un homme aimable. Silvia. - Je le sens bien. Flaminia. - Si vous nĂ©gligiez de vous venger pour l'Ă©pouser, je vous le pardonnerais, voilĂ la vĂ©ritĂ©. Silvia. - Si Arlequin se mariait Ă une autre fille que moi, Ă la bonne heure; je serais en droit de lui dire Tu m'as quittĂ©e, je te quitte, je prends ma revanche mais il n'y a rien Ă faire; qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est? Flaminia. - Il n'y a pas presse, entre nous pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs; Arlequin est grossier, je ne l'aime point, mais je ne le hais pas; et dans les sentiments oĂÂč je suis, s'il voulait, je vous en dĂ©barrasserais volontiers pour vous faire plaisir. Silvia. - Mais mon plaisir, oĂÂč est-il? il n'est ni lĂ , ni lĂ ; je le cherche. Flaminia. - Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaĂt, tĂÂąchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantĂÂŽt. ScĂšne XII Silvia, Le Prince, qui entre. Silvia. - Vous venez vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine. Le Prince. - Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'Ă©tait bien acquittĂ©e de son devoir. Quant Ă moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous dĂ©plairai moi-mĂÂȘme, vous n'avez qu'Ă m'ordonner de me taire et de me retirer; je me tairai, j'irai oĂÂč vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, rĂ©solu de vous obĂ©ir en tout. Silvia. - Ne voilĂ -t-il pas? ne l'ai-je pas bien dit? Comment voulez-vous que je vous renvoie? Vous vous tairez, s'il me plaĂt; vous vous en irez, s'il me plaĂt; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obĂ©irez en tout. C'est bien lĂ le moyen de faire que je vous commande quelque chose! Le Prince. - Mais que puis-je mieux que de vous rendre maĂtresse de mon sort? Silvia. - Qu'est-ce que cela avance? Vous rendrai-je malheureux? en aurai-je le courage? Si je vous dis Allez-vous en, vous croirez que je vous hais; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous; et toutes ces croyances-lĂ ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus Ă mon aise aprĂšs? Le Prince. - Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia? Silvia. - Oh! ce que je veux! j'attends qu'on me le dise; j'en suis encore plus ignorante que vous; voilĂ Arlequin qui m'aime, voilĂ le Prince qui demande mon coeur, voilĂ vous qui mĂ©riteriez de l'avoir, voilĂ ces femmes qui m'injurient, et que je voudrais punir, voilĂ que j'aurai un affront, si je n'Ă©pouse pas le Prince Arlequin m'inquiĂšte, vous me donnez du souci, vous m'aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-lĂ dans la tĂÂȘte. Le Prince. - Vos discours me pĂ©nĂštrent, Silvia, vous ĂÂȘtes trop touchĂ©e de ma douleur; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer. Silvia. - Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais. Le Prince. - Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empĂÂȘchez pas de vous regretter toujours. Silvia, comme impatiente. - Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre; il semble que vous le fassiez exprĂšs. Y a-t-il de la raison Ă cela? Pardi, j'aurais moins de mal Ă vous aimer tout Ă fait qu'Ă ĂÂȘtre comme je suis; pour moi, je laisserai tout lĂ ; voilĂ ce que vous gagnerez. Le Prince. - Je ne veux donc plus vous ĂÂȘtre Ă charge; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas rĂ©sister aux volontĂ©s d'une personne si chĂšre. Adieu, Silvia. Silvia, vivement. - Adieu, Silvia! Je vous querellerais volontiers; oĂÂč allez-vous? Restez-lĂ , c'est ma volontĂ©; je la sais mieux que vous, peut-ĂÂȘtre. Le Prince. - J'ai cru vous obliger. Silvia. - Quel train que tout cela! Que faire d'Arlequin? Encore si c'Ă©tait vous qui fĂ»t le Prince! Le Prince, d'un air Ă©mu. - Eh quand je le serais? Silvia. - Cela serait diffĂ©rent, parce que je dirais Ă Arlequin que vous prĂ©tendriez ĂÂȘtre le maĂtre, ce serait mon excuse mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-lĂ . Le Prince, Ă part les premiers mots. - Qu'elle est aimable! il est temps de dire qui je suis. Silvia. - Qu'avez-vous? est-ce que je vous fĂÂąche? Ce n'est pas Ă cause de la principautĂ© que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement Ă cause de vous tout seul; et si vous l'Ă©tiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour; voilĂ ma raison. Mais non, aprĂšs tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maĂtre; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me rĂ©soudre Ă ĂÂȘtre une infidĂšle, voilĂ qui est fini. Le Prince, Ă part les premiers mots. - DiffĂ©rons encore de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontĂ©s que vous avez pour moi le Prince vous a fait prĂ©parer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d'ĂÂȘtre avec vous. AprĂšs la fĂÂȘte, vous verrez le Prince, et je suis chargĂ© de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui. Silvia. - Oh! il ne me dira pas un mot, c'est tout comme si j'Ă©tais partie; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez; eh, que sait-on ce qui peut arriver? peut-ĂÂȘtre que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne. Acte III ScĂšne premiĂšre Le Prince, Flaminia Flaminia. - Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous dĂ©couvrir tantĂÂŽt, malgrĂ© tout ce que Silvia vous a dit de tendre; ce retardement ne gĂÂąte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. GrĂÂąces au ciel, vous voilĂ presque arrivĂ© oĂÂč vous le souhaitiez. Le Prince. - Ah! Flaminia, qu'elle est aimable! Flaminia. - Elle l'est infiniment. Le Prince. - Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maĂtresse, Ă force d'amour, nous dit clairement Je vous aime, cela fait assurĂ©ment un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-lĂ , imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donnĂ© les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit Je vous aime. Flaminia. - Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m'en rĂ©pĂ©ter quelque chose? Le Prince. - Cela est impossible je suis ravi, je suis enchantĂ©, je ne peux pas vous rĂ©pĂ©ter cela autrement. Flaminia. - Je prĂ©sume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites. Le Prince. - Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligĂ©e de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit ĂÂȘtre fidĂšle Ă Arlequin... J'ai vu le moment oĂÂč elle allait me dire Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi. Flaminia. - Bon, cela vaut mieux qu'un aveu. Le Prince. - Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit vĂ©ritablement de l'amour; les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivĂ©, elles ont une certaine Ă©ducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature; ici c'est le coeur tout pur qui me parle; comme ses sentiments viennent, il les montre; sa naĂÂŻvetĂ© en fait tout l'art, et sa pudeur toute la dĂ©cence. Vous m'avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient Ă prĂ©sent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hĂÂątez-vous; sera-t-il bientĂÂŽt gagnĂ©, Arlequin? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il? Flaminia. - A vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout Ă fait amoureux de moi; mais il n'en sait rien; comme il ne m'appelle encore que sa chĂšre amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour Ă bon compte. Le Prince. - Fort bien. Flaminia. - Oh! dans la premiĂšre conversation, je l'instruirai de l'Ă©tat de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagĂšme, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d'inquiĂ©tude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue. Le Prince. - Comment donc? Flaminia. - C'est une petite bagatelle qui ne mĂ©rite pas de vous ĂÂȘtre dite; c'est que j'ai pris du goĂ»t pour Arlequin, seulement pour me dĂ©sennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient. Ils se retirent tous deux. ScĂšne II Trivelin, Arlequin entre d'un air un peu sombre. Trivelin, aprĂšs quelque temps. - Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l'Ă©critoire et du papier que vous m'avez fait prendre? Arlequin. - Donnez-vous patience, mon domestique. Trivelin. - Tant qu'il vous plaira. Arlequin. - Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici? Trivelin. - C'est le Prince. Arlequin. - Par la sambille! la bonne chĂšre que je fais me donne des scrupules. Trivelin. - D'oĂÂč vient donc? Arlequin. - Mardi, j'ai peur d'ĂÂȘtre en pension sans le savoir. Trivelin, riant. - Ha, ha, ha, ha. Arlequin. - De quoi riez-vous, grand benĂÂȘt? Trivelin. - Je ris de votre idĂ©e, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sĂ»retĂ© de conscience, et buvez de mĂÂȘme. Arlequin. - Dame, je prends mes repas dans la bonne foi; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mĂ©moire de ma dĂ©pense; mais je vous crois. Dites-moi, Ă prĂ©sent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires? Trivelin. - Son secrĂ©taire d'Etat, voulez-vous dire? Arlequin. - Oui; j'ai dessein de lui faire un Ă©crit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous; car mon pĂšre est tout seul. Trivelin. - Eh bien? Arlequin. - Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu'il vienne. Trivelin. - Vous n'avez qu'Ă parler, la carriole partira sur-le-champ. Arlequin. - Il faut, aprĂšs cela, qu'on nous marie Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison; car j'ai accoutumĂ© de trotter partout, et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici mĂ©nage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter Ă cause de son affection pour nous; et si le Prince a toujours bonne envie de nous rĂ©galer, ce que je mangerai me profitera davantage. Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mĂÂȘler Flaminia lĂ -dedans. Arlequin. - Cela me plaĂt, Ă moi. Trivelin, d'un air mĂ©content. - Hum! Arlequin, le contrefaisant. - Hum! Le mauvais valet! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon Ă©criture. Trivelin, se mettant en Ă©tat. - Dictez. Arlequin. - Monsieur. Trivelin. - Halte-lĂ , dites Monseigneur. Arlequin. - Mettez les deux, afin qu'il choisisse. Trivelin. - Fort bien. Arlequin. - Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Trivelin. - Doucement. Vous devez dire Votre Grandeur saura. Arlequin. - Votre Grandeur saura. C'est donc un gĂ©ant, ce secrĂ©taire d'Etat? Trivelin. - Non, mais n'importe. Arlequin. - Quel diantre de galimatias! Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse Ă la taille d'un homme quand on a affaire Ă lui? Trivelin, Ă©crivant. - Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. AprĂšs? Arlequin. - Que j'ai une maĂtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d'honneur. Trivelin, Ă©crivant. - Courage! Arlequin. - Avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle ainsi, aussitĂÂŽt la prĂ©sente reçue... Trivelin, s'arrĂÂȘtant comme affligĂ©. - Flaminia ne saurait se passer de vous? Ahi! la plume me tombe des mains. Arlequin. - Oh, oh! que signifie donc cette impertinente pĂÂąmoison-lĂ ? Trivelin. - Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle. Arlequin, tirant sa latte. - Cela est fĂÂącheux, mon mignon; mais en attendant qu'elle en soit informĂ©e, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle. Trivelin. - Des remerciements Ă coups de bĂÂąton! je ne suis pas friand de ces compliments-lĂ . Eh que vous importe que je l'aime? Vous n'avez que de l'amitiĂ© pour elle, et l'amitiĂ© ne rend point jaloux. Arlequin. - Vous vous trompez, mon amitiĂ© fait tout comme l'amour, en voilĂ des preuves. Il le bat. Trivelin s'enfuit en disant. - Oh! diable soit de l'amitiĂ©! ScĂšne III Flaminia arrive, Trivelin sort. Flaminia, Ă Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Qu'avez-vous, Arlequin? Arlequin. - Bonjour, ma mie; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans. Flaminia. - Cela se peut bien. Arlequin. - Et vous, ma mie, que dites-vous de cela? Que c'est tant pis pour lui. Arlequin. - Tout de bon? Flaminia. - Sans doute mais est-ce que vous seriez fĂÂąchĂ© que l'on m'aimĂÂąt? Arlequin. - HĂ©las! vous ĂÂȘtes votre maĂtresse mais si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut-ĂÂȘtre; cela gĂÂąterait la bonne amitiĂ© que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite Oh! de cette part-lĂ , je n'en voudrais rien perdre. Flaminia, d'un air doux. - Arlequin, savez-vous bien que vous ne mĂ©nagez pas mon coeur? Arlequin. - Moi! eh, quel mal lui fais-je donc? Flaminia. - Si vous continuez de me parler toujours de mĂÂȘme, je ne saura plus bientĂÂŽt de quelle espĂšce seront mes sentiments pour vous en vĂ©ritĂ© je n'ose m'examiner lĂ -dessus, j'ai peur de trouver plus que je ne veux. Arlequin. - C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant j'ai une maĂtresse, je la garde; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas. Qu'en ferais-je avec vous? elle m'ennuierait. Flaminia. - Elle vous ennuierait! Le moyen, aprĂšs tout ce que vous dites, de rester votre amie? Arlequin. - Eh! que serez-vous donc? Flaminia. - Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir; ce qui est de sĂ»r, c'est que dans le monde je n'aime rien plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant; Silvia va devant moi, comme de raison. Arlequin. - Chut vous allez de compagnie ensemble. Flaminia. - Je vais vous l'envoyer si je la trouve, Silvia; en serez-vous bien aise? Arlequin. - Comme vous voudrez mais il ne faut pas l'envoyer, il faut venir toutes deux. Flaminia. - Je ne pourrai pas; car le Prince m'a mandĂ©e, et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientĂÂŽt de retour. En sortant, elle sourit Ă celui qui entre. ScĂšne IV Arlequin, Le Seigneur du deuxiĂšme acte entre avec des lettres de noblesse. Arlequin, le voyant. - VoilĂ mon homme de tantĂÂŽt; ma foi, Monsieur le mĂ©disant, car je ne sais point votre autre nom, je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu. Le Seigneur. - Je vous suis obligĂ© de votre bonne volontĂ©, seigneur Arlequin mais je suis sorti d'embarras et rentrĂ© dans les bonnes grĂÂąces du Prince, sur l'assurance que je lui ai donnĂ©e que vous lui parleriez pour moi j'espĂšre qu'Ă votre tour vous me tiendrez parole. Arlequin. - Oh! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur. Le Seigneur. - De grĂÂące, ne vous ressouvenez plus de rien, et rĂ©conciliez-vous avec moi, en faveur du prĂ©sent que je vous apporte de la part du Prince; c'est de tous les prĂ©sents le plus grand qu'on puisse vous faire. Arlequin. - Est-ce Silvia que vous m'apportez? Le Seigneur. - Non, le prĂ©sent dont il s'agit est dans ma poche; ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia, car on dit que vous l'ĂÂȘtes un peu. Arlequin. - Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification. Le Seigneur. - Acceptez toujours, qu'importe? Vous ferez plaisir au Prince; refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de coeur? Arlequin. - J'ai pourtant bon coeur aussi; pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-ĂÂȘtre sans le savoir. Le Seigneur. - Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est donc? Le Seigneur, Ă part les premiers mots. - En voilĂ bien d'un autre! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'Ă©lever. Arlequin. - Un orgueil qui est noble! donnez-vous comme cela de jolis noms Ă toutes les sottises, vous autres? Le Seigneur. - Vous ne comprenez pas; cet orgueil ne signifie lĂ qu'un dĂ©sir de gloire. Arlequin. - Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc, et blanc bonnet. Le Seigneur. - Prenez, vous dis-je ne serez-vous pas bien aise d'ĂÂȘtre gentilhomme? Arlequin. - Eh! je n'en serais ni bien aise ni fĂÂąchĂ©; c'est suivant la fantaisie qu'on a. Le Seigneur. - Vous y trouverez de l'avantage, vous en serez plus respectĂ© et plus craint de vos voisins. Arlequin. - J'ai opinion que cela les empĂÂȘcherait de m'aimer de bon coeur; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage; je ne saurais faire tant de choses Ă la fois. Le Seigneur. - Vous m'Ă©tonnez. Arlequin. - VoilĂ comme je suis bĂÂąti; d'ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal Ă personne mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'Ă©tais noble, diable emporte si je voudrais gager d'ĂÂȘtre toujours brave homme je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'Ă©pargne pas les coups de bĂÂąton Ă cause qu'on n'oserait lui rendre. Le Seigneur. - Et si on vous donnait ces coups de bĂÂąton, ne souhaiteriez-vous pas ĂÂȘtre en Ă©tat de les rendre? Arlequin. - Pour cela, je voudrais payer cette dette-lĂ sur-le-champ. Le Seigneur. - Oh! comme les hommes sont quelquefois mĂ©chants, mettez-vous en Ă©tat de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse. Arlequin prend les lettres. - TĂÂȘtubleu, vous avez raison, je ne suis qu'une bĂÂȘte allons, me voilĂ noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi; car il est bien obligeant dans le fond. Le Seigneur. - Je suis charmĂ© de vous voir content; adieu. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Quand le Seigneur a fait dix ou douze pas, Arlequin le rappelle. Monsieur! Monsieur! Le Seigneur. - Que me voulez-vous? Arlequin. - Ma noblesse m'oblige-t-elle Ă rien? car il faut faire son devoir dans une charge. Le Seigneur. - Elle oblige Ă ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme. Arlequin, trĂšs sĂ©rieusement. - Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi? Le Seigneur. - N'y songez plus, un gentilhomme doit ĂÂȘtre gĂ©nĂ©reux. Arlequin. - GĂ©nĂ©reux et honnĂÂȘte homme! Vertuchoux, ces devoirs-lĂ sont bons! je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme? Le Seigneur. - Nullement. Arlequin. - Diantre! il y a donc bien des nobles qui payent la taille? Le Seigneur. - Je n'en sais pas le nombre. Arlequin. - Est-ce lĂ tout? N'y a-t-il plus d'autre devoir? Le Seigneur. - Non; cependant, vous qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus ce sera de mĂ©riter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. A l'Ă©gard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre. Arlequin. - Tout doucement ces derniĂšres obligations-lĂ ne me plaisent pas tant que les autres. PremiĂšrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur! Le Seigneur. - Vous approuverez ce que cela veut dire; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou pĂ©rir plutĂÂŽt que de la souffrir. Arlequin. - Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-Ă -l'ĂÂąne; car si je suis obligĂ© d'ĂÂȘtre gĂ©nĂ©reux, il faut que je pardonne aux gens; si je suis obligĂ© d'ĂÂȘtre mĂ©chant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre? Le Seigneur. - Vous serez gĂ©nĂ©reux et bon, quand on ne vous insultera pas. Arlequin. - Je vous entends, il m'est dĂ©fendu d'ĂÂȘtre meilleur que les autres; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur? Par la mardi! la mĂ©chancetĂ© n'est pas rare; ce n'Ă©tait pas la peine de la recommander tant. VoilĂ une vilaine invention! Tenez, accommodons-nous plutĂÂŽt; quand on me dira une grosse injure, j'en rĂ©pondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise Ă ce prix-lĂ ? dites-moi votre dernier mot. Le Seigneur. - Une injure rĂ©pondue Ă une injure ne suffit point; cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vĂÂŽtre. Arlequin. - Que la tache y reste; vous parlez du sang comme si c'Ă©tait de l'eau de la riviĂšre. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n'est pas fait pour ĂÂȘtre noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour. Le Seigneur. - Vous n'y songez pas. Arlequin. - Sans compliment, reprenez votre affaire. Le Seigneur. - Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n'y regardera pas de si prĂšs avec vous. Arlequin, les reprenant. - Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi. Le Seigneur. - A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur. Arlequin. - Et moi le vĂÂŽtre. ScĂšne V Le Prince arrive, Arlequin Arlequin, le voyant. - Qui diantre vient encore me rendre visite? Ah! c'est celui-lĂ qui est cause qu'on m'a pris Silvia! Vous voilĂ donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maĂtresse des gens est belle; ce qui fait qu'on m'a escamotĂ© la mienne. Le Prince. - Point d'injure, Arlequin. Arlequin. - Etes-vous gentilhomme, vous? Le Prince. - AssurĂ©ment. Arlequin. - Mardi, vous ĂÂȘtes bienheureux; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous mĂ©ritez mais votre honneur voudrait peut-ĂÂȘtre faire son devoir, et aprĂšs cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi. Le Prince. - Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m'a donnĂ© ordre de vous entretenir. Arlequin. - Parlez, il vous est libre mais je n'ai pas ordre de vous Ă©couter, moi. Le Prince. - Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-mĂÂȘme qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia. Arlequin. - Votre foi? Le Prince. - Tu dois m'en croire. Arlequin, humblement. - Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir Ă©tĂ© un impertinent avec vous? Le Prince. - Je te pardonne volontiers. Arlequin, tristement. - Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j'en aie contre vous; je ne suis pas digne d'ĂÂȘtre fĂÂąchĂ© contre un prince, je suis trop petit pour cela si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout; cela doit faire compassion Ă votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principautĂ© pour le contentement de vous tout seul. Le Prince. - Tu te plains donc bien de moi, Arlequin? Arlequin. - Que voulez-vous, Monseigneur, j'ai une fille qui m'aime; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m'ĂÂŽtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard; vous qui ĂÂȘtes riche de plus de mille Ă©cus, vous vous jetez sur ma pauvretĂ© et vous m'arrachez mon liard; cela n'est-il pas bien triste? Le Prince, Ă part. - Il a raison, et ses plaintes me touchent. Arlequin. - Je sais bien que vous ĂÂȘtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de le dire comme les autres. Le Prince. - Je te prive de Silvia, il est vrai mais demande-moi ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime. Arlequin. - Ne parlons point de ce marchĂ©-lĂ , vous gagneriez trop sur moi; disons en conscience si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre? Eh bien, personne ne me l'a prise que vous; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde. Le Prince. - Que lui rĂ©pondre? Arlequin. - Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder? N'est-ce pas Ă moi Ă ĂÂȘtre son protecteur, puisque je suis son maĂtre? S'en ira-t-il sans avoir justice? n'en aurais-je pas du regret? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia. Le Prince. - Ne changeras-tu jamais de langage? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t'Ă©couter; cependant, malgrĂ© l'inclination que j'ai pour elle, malgrĂ© ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intĂ©resse Ă ta douleur, je cherche Ă la calmer par mes faveurs, je descends jusqu'Ă te prier de me cĂ©der Silvia de bonne volontĂ©; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blĂÂąme, et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire, tu es le seul qui rĂ©siste; tu dis que je suis ton prince marque-le-moi donc par un peu de docilitĂ©. Arlequin, toujours triste. - Eh! Monseigneur, ne vous fiez pas Ă ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant; et puis vous avez beau ĂÂȘtre bon, vous avez beau ĂÂȘtre brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit; sans ces gens-lĂ , vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous reprĂ©sente mon bon droit allez, vous ĂÂȘtes mon prince, et je vous aime bien; mais je suis votre sujet, et cela mĂ©rite quelque chose. Le Prince. - Va, tu me dĂ©sespĂšres. Arlequin. - Que je suis Ă plaindre! Le Prince. - Faudra-t-il donc que je renonce Ă Silvia? Le moyen d'en ĂÂȘtre jamais aimĂ©, si tu ne veux pas m'aider? Arlequin, je t'ai causĂ© du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien. Arlequin. - Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins. Le Prince. - Non, mon enfant, j'espĂ©rais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais Ă personne mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire; va, n'importe, mes bienfaits t'Ă©taient rĂ©servĂ©s, et ta duretĂ© n'empĂÂȘchera pas que tu n'en jouisses. Arlequin. - Ahi! qu'on a de mal dans la vie! Le Prince. - Il est vrai que j'ai tort Ă ton Ă©gard; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice mais tu n'en es que trop vengĂ©. Arlequin. - Il faut que je m'en aille, vous ĂÂȘtes trop fĂÂąchĂ© d'avoir tort, j'aurais peur de vous donner raison. Le Prince. - Non, il est juste que tu sois content; tu souhaites que je te rende justice; sois heureux aux dĂ©pens de tout mon repos. Arlequin. - Vous avez tant de charitĂ© pour moi, n'en aurais-je donc pas pour vous? Le Prince, triste. - Ne t'embarrasse pas de moi. Arlequin. - Que j'ai de souci! le voilĂ dĂ©solĂ©. Le Prince, en caressant Arlequin. - Je te sais bon grĂ© de la sensibilitĂ© oĂÂč je te vois. Adieu, Arlequin, je t'estime malgrĂ© tes refus. Arlequin laisse faire un ou deux pas au Prince. - Monseigneur! Le Prince. - Que me veux-tu? me demandes-tu quelque grĂÂące? Arlequin. - Non, je ne suis qu'en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez. Le Prince. - Il faut avouer que tu as le coeur excellent! Arlequin. - Et vous aussi, voilĂ ce qui m'ĂÂŽte le courage hĂ©las! que les bonnes gens sont faibles! Le Prince. - J'admire tes sentiments. Arlequin. - Je le crois bien; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d'embarras dans ma volontĂ© mais Ă tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori? Le Prince. - Et qui le serait donc? Arlequin. - C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'ĂÂȘtre flattĂ©; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-lĂ ne s'accorde pas avec une mauvaise; jamais votre amitiĂ© ne sera assez forte pour endurer la mienne. Le Prince. - Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me rĂ©ponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose Ă te dire, Arlequin souviens-toi que je t'aime; c'est tout ce que je te recommande. Arlequin. - Flaminia sera-t-elle sa maĂtresse? Le Prince. - Ah ne me parle point de Flaminia; tu n'Ă©tais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle. Il s'en va. Arlequin. - Point du tout; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal. ScĂšne VI Arlequin, seul. Arlequin. - Apparemment que mon coquin de valet aura mĂ©dit de ma bonne amie; par la mardi, il faut que j'aille voir oĂÂč elle est. Mais moi, que ferai-je Ă cette heure? Est-ce que je quitterai Silvia lĂ ? cela se pourra-t-il? y aura-t-il moyen? ma foi non, non assurĂ©ment. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre Ă la peine d'autrui; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot. ScĂšne VII Flaminia arrive d'un air triste; Arlequin Arlequin. - Bonjour, Flaminia, j'allais vous chercher. Flaminia, en soupirant. - Adieu, Arlequin. Arlequin. - Qu'est-ce que cela veut dire, adieu? Flaminia. - Trivelin nous a trahis; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous; il vient de m'ordonner de sortir d'ici, et m'a dĂ©fendu de vous voir jamais. MalgrĂ© cela, je n'ai pu m'empĂÂȘcher de venir vous parler encore une fois; ensuite j'irai oĂÂč je pourrai pour Ă©viter sa colĂšre. Arlequin, Ă©tonnĂ© et dĂ©concertĂ©. - Ah me voilĂ un joli garçon Ă prĂ©sent! Flaminia. - Je suis au dĂ©sespoir, moi! me voir sĂ©parĂ©e pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde! Le temps me presse, je suis forcĂ©e de vous quitter mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur. Arlequin, en reprenant son haleine. - Ahi, qu'est-ce, ma mie? qu'a-t-il, ce cher coeur? Flaminia. - Ce n'est point de l'amitiĂ© que j'avais pour vous, Arlequin, je m'Ă©tais trompĂ©e. Arlequin, d'un ton essoufflĂ© - C'est donc de l'amour? Flaminia. - Et du plus tendre. Adieu. Arlequin, la retenant. - Attendez... Je me suis peut-ĂÂȘtre trompĂ©, moi aussi, sur mon compte. Flaminia. - Comment, vous vous seriez mĂ©pris? vous m'aimeriez, et nous ne nous verrons plus? Arlequin, ne m'en dites pas davantage, je m'enfuis. Elle fait un ou deux pas. Arlequin. - Restez. Flaminia. - Laissez-moi aller, que ferons-nous? Arlequin. - Parlons raison. Flaminia. - Que vous dirai-je? Arlequin. - C'est que mon amitiĂ© est aussi loin que la vĂÂŽtre; elle est partie voilĂ que je vous aime, cela est dĂ©cidĂ©, et je n'y comprends rien. Ouf! Flaminia. - Quelle aventure! Arlequin. - Je ne suis point mariĂ©, par bonheur. Flaminia. - Il est vrai. Arlequin. - Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content. Flaminia. - Je n'en doute point. Arlequin. - Ensuite, puisque notre coeur s'est mĂ©comptĂ© et que nous nous aimons par mĂ©garde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons Ă l'avenant. Flaminia, d'un ton doux. - J'entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble. Arlequin. - Vraiment oui; est-ce ma faute, Ă moi? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maĂtresse? Flaminia. - M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant? Arlequin. - Morbleu! le devinais-je? Flaminia. - Vous Ă©tiez assez aimable pour le deviner. Arlequin. - Ne nous reprochons rien; s'il ne tient qu'Ă ĂÂȘtre aimable, vous avez plus de tort que moi. Flaminia. - Epousez-moi, j'y consens mais il n'y a point de temps Ă perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir. Arlequin, en soupirant. - Ah! je pars pour parler au Prince; ne dites pas Ă Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse lĂ . Flaminia. - Fort bien; j'allais vous le conseiller. Arlequin. - Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise... AprĂšs avoir baisĂ© sa main. Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir? Cela me confond. ScĂšne VIII Flaminia, Silvia Flaminia. - En vĂ©ritĂ©, le Prince a raison; ces petites personnes-lĂ font l'amour d'une maniĂšre Ă ne pouvoir y rĂ©sister. Voici l'autre. A quoi rĂÂȘvez-vous, belle Silvia? Silvia. - Je rĂÂȘve Ă moi, et je n'y entends rien. Flaminia. - Que trouvez-vous donc en vous de si incomprĂ©hensible? Silvia. - Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s'est passĂ©. Flaminia. - Vous n'ĂÂȘtes guĂšre vindicative. Silvia. - J'aimais Arlequin, n'est-ce pas? Flaminia. - Il me le semblait. Silvia. - Eh bien, je crois que je ne l'aime plus. Flaminia. - Ce n'est pas un si grand malheur. Silvia. - Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je? Lorsque je l'ai aimĂ©, c'Ă©tait un amour qui m'Ă©tait venu; Ă cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allĂ©; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de mĂÂȘme, je ne crois pas ĂÂȘtre blĂÂąmable. Flaminia, les premiers mots Ă part. - Rions un moment. Je le pense Ă peu prĂšs de mĂÂȘme. Silvia, vivement. - Qu'appelez-vous Ă peu prĂšs? Il faut le penser tout Ă fait comme moi, parce que cela est voilĂ de mes gens qui disent tantĂÂŽt oui, tantĂÂŽt non. Flaminia. - Sur quoi vous emportez-vous donc? Silvia. - Je m'emporte Ă propos; je vous consulte bonnement, et vous allez me rĂ©pondre des Ă peu prĂšs qui me chicanent. Flaminia. - Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'ĂÂȘtes que louable? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez? Silvia. - Eh, qui donc? Pourtant je n'y consens pas encore, Ă l'aimer mais Ă la fin il faudra bien y venir; car dire toujours non Ă un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame, cela lasse; il vaut mieux ne lui en plus faire. Flaminia. - Oh! vous allez le charmer; il mourra de joie. Silvia. - Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis. Flaminia. - Il n'y a pas de comparaison. Silvia. - Je l'attends; nous avons Ă©tĂ© plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour ĂÂȘtre avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop, qu'en dites-vous? Mais ne me rendez pas scrupuleuse. Flaminia. - Ne vous inquiĂ©tez pas, on trouvera aisĂ©ment moyen de l'apaiser. Silvia, avec un petit air d'inquiĂ©tude. - De l'apaiser! Diantre, il est donc bien facile de m'oublier, Ă ce compte? Est-ce qu'il a fait quelque maĂtresse ici? Flaminia. - Lui, vous oublier! J'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais; vous serez trop heureuse s'il ne se dĂ©sespĂšre pas. Silvia. - Vous avez bien affaire de me dire cela; vous ĂÂȘtes cause que je redeviens incertaine, avec votre dĂ©sespoir. Flaminia. - Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous? Silvia. - S'il ne m'aime plus, vous n'avez qu'Ă garder votre nouvelle. Flaminia. - Eh bien, il vous aime encore, et vous en ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e; que vous faut-il donc? Silvia. - Hom! vous qui riez, je voudrais bien vous voir Ă ma place. Flaminia. - Votre amant vous cherche; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiĂ©ter du reste. ScĂšne IX Silvia, Le Prince Le Prince. - Eh quoi! Silvia, vous ne me regardez pas? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun. Bon, importun! je parlais de lui tout Ă l'heure. Le Prince. - Vous parliez de moi? et qu'en disiez-vous, belle Silvia? Silvia. - Oh je disais bien des choses; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais. Le Prince. - Je sais que vous ĂÂȘtes rĂ©solue Ă me refuser votre coeur, et c'est lĂ savoir ce que vous pensez. Silvia. - Hom, vous n'ĂÂȘtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous ĂÂȘtes un honnĂÂȘte homme, et je suis sĂ»re que vous me direz la vĂ©ritĂ© vous savez comme je suis avec Arlequin; Ă prĂ©sent, prenez que j'aie envie de vous aimer si je contentais mon envie, ferais-je bien? ferais-je mal? LĂ , conseillez-moi dans la bonne foi. Le Prince. - Comme on n'est pas le maĂtre de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire; voilĂ mon sentiment. Silvia. - Me parlez-vous en ami? Le Prince. - Oui, Silvia, en homme sincĂšre. Silvia. - C'est mon avis aussi; j'ai dĂ©cidĂ© de mĂÂȘme, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous aimerai, s'il me plaĂt, sans qu'il y ait le petit mot Ă dire. Le Prince. - Je n'y gagne rien, car il ne vous plaĂt point. Silvia. - Ne vous mĂÂȘlez point de deviner, car je n'ai point de foi Ă vous. Mais enfin ce prince, puisqu'il faut que je le voie, quand viendra-t-il? S'il veut, je l'en quitte. Le Prince. - Il ne viendra que trop tĂÂŽt pour moi; lorsque vous le connaĂtrez, vous ne voudrez peut-ĂÂȘtre plus de moi. Silvia. - Courage, vous voilĂ dans la crainte Ă cette heure; je crois qu'il a jurĂ© de n'avoir jamais un moment de bon temps. Le Prince. - Je vous avoue que j'ai peur. Silvia. - Quel homme! il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus, je n'aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par... Le Prince. - ArrĂÂȘtez, Silvia, n'achevez pas votre serment, je vous en conjure. Silvia. - Vous m'empĂÂȘchez de jurer cela est joli! j'en suis bien aise. Le Prince. - Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi? Silvia. - Contre vous! est-ce que vous ĂÂȘtes le Prince? Le Prince. - Oui, Silvia; je vous ai jusqu'ici cachĂ© mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'Ă la mienne je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. A prĂ©sent que vous me connaissez, vous ĂÂȘtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia. Silvia. - Ah, mon cher Prince! j'allais faire un beau serment; si vous avez cherchĂ© le plaisir d'ĂÂȘtre aimĂ© de moi, vous avez bien trouvĂ© ce que vous cherchiez; vous savez que je dis la vĂ©ritĂ©, voilĂ ce qui m'en plaĂt. Le Prince. - Notre union est donc assurĂ©e. ScĂšne X et derniĂšre Arlequin, Flaminia, Silvia, Le Prince Arlequin. - J'ai tout entendu, Silvia. Silvia. - Eh bien, Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous le dire; consolez-vous comme vous pourrez de vous-mĂÂȘme; le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris voyez, accommodez-vous, il n'y a plus de raison Ă moi, c'est la vĂ©ritĂ©. Qu'est-ce que vous me diriez? que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous rĂ©pondrais? que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai rĂ©pondu, laissez-moi aprĂšs, et voilĂ qui sera fini. Le Prince. - Flaminia, c'est Ă vous que je remets Arlequin; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour Ă©pouse, et sois pour jamais assurĂ© de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fĂÂȘtes qui vous sont prĂ©parĂ©es annoncent ma joie Ă des sujets dont vous allez ĂÂȘtre la souveraine. Arlequin. - A prĂ©sent, je me moque du tour que notre amitiĂ© nous a jouĂ©; patience, tantĂÂŽt nous lui en jouerons d'un autre. Le Prince travesti Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois le 5 fĂ©vrier 1724 par les comĂ©diens italiens Acteurs La Princesse de Barcelone. Le Prince de LĂ©on, sous le nom de LĂ©lio. FrĂ©dĂ©ric, ministre de la Princesse. Arlequin, valet de LĂ©lio. Lisette, maĂtresse d'Arlequin. Le Roi de Castille, sous le nom d'ambassadeur. Un garde de la Princesse. Femmes de la Princesse. La scĂšne est Ă Barcelone. Acte premier ScĂšne premiĂšre La Princesse et sa suite, Hortense La scĂšne reprĂ©sente une salle oĂÂč la Princesse entre rĂÂȘveuse, accompagnĂ©e de quelques femmes qui s'arrĂÂȘtent au milieu du thĂ©ĂÂątre. La Princesse, se retournant vers ses femmes. - Hortense ne vient point, qu'on aille lui dire encore que je l'attends avec impatience. Hortense entre. Je vous demandais, Hortense. Hortense. - Vous me paraissez bien agitĂ©e, Madame. La Princesse, Ă ses femmes. - Laissez-nous. ScĂšne II La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chĂšre Hortense, depuis un an que vous ĂÂȘtes absente, il m'est arrivĂ© une grande aventure. Hortense. - Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parĂ»tes aussi tranquille que vous l'Ă©tiez avant mon dĂ©part. La Princesse. - Cela est bien diffĂ©rent, et je vous parus hier ce que je n'Ă©tais pas; mais nous avions des tĂ©moins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos. Hortense. - Que vous est-il donc arrivĂ©, Madame? Car je compte que mon absence n'aura rien diminuĂ© des bontĂ©s et de la confiance que vous aviez pour moi. La Princesse. - Non, sans doute. Le sang nous unit; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chĂšre; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses. Hortense. - Moi, Madame, les condamner! Eh n'est-ce pas un dĂ©faut que de n'avoir point de faiblesse? Que ferions-nous d'une personne parfaite? A quoi nous serait-elle bonne? Entendrait-elle quelque chose Ă nous, Ă notre coeur, Ă ses petits besoins? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements? Croyez-moi Madame; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitiĂ© raison et moitiĂ© folie, pour lier commerce; avec cela vous nous ressemblerez un peu; car pour nous ressembler tout Ă fait, il ne faudrait presque que de la folie; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiĂ©tude? La Princesse. - J'aime, voilĂ ma peine. Hortense. - Que ne dites-vous J'aime, voilĂ mon plaisir? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites. La Princesse. - Non, je vous assure; elle m'embarrasse beaucoup. Hortense. - Mais vous ĂÂȘtes aimĂ©e, sans doute? La Princesse. - Je crois voir qu'on n'est pas ingrat. Hortense. - Comment, vous croyez voir! Celui qui vous aime met-il son amour en Ă©nigme? Oh! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il rĂ©pĂšte toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez. La Princesse. - Je rĂšgne; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects. Hortense. - Eh bien! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample? Car qu'est-ce que c'est que du respect? L'amour est bien enveloppĂ© lĂ -dedans. Sans lui dire prĂ©cisĂ©ment Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut? La Princesse. - Je n'ose, Hortense, un reste de fiertĂ© me retient. Hortense. - Il faudra pourtant bien que ce reste-lĂ s'en aille avec le reste, si vous voulez vous Ă©claircir. Mais quelle est la personne en question? La Princesse. - Vous avez entendu parler de LĂ©lio? Hortense. - Oui, comme d'un illustre Ă©tranger qui, ayant rencontrĂ© notre armĂ©e, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et Ă qui nous dĂ»mes le gain de la derniĂšre bataille. La Princesse. - Celui qui commandait l'armĂ©e l'engagea par mon ordre Ă venir ici; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas Ă©tĂ© moins avantageux que sa valeur; c'est d'ailleurs l'ĂÂąme la plus gĂ©nĂ©reuse... Hortense. - Est-il jeune? La Princesse. - Il est dans la fleur de son ĂÂąge. Hortense. - De bonne mine? La Princesse. - Il me le paraĂt. Hortense. - Jeune, aimable, vaillant, gĂ©nĂ©reux et sage, cet homme-lĂ vous a donnĂ© son coeur; vous lui avez rendu le vĂÂŽtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait lĂ un fort bon marchĂ©. Comptons; dans cet homme-lĂ vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un gĂ©nĂ©ral d'armĂ©e, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous; voilĂ donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame; ce calcul-lĂ mĂ©rite attention. La Princesse. - Vous ĂÂȘtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'Ă©pouse, savez-vous qu'il n'est, Ă ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince? Il est vrai que dans nos Etats le privilĂšge des princesses qui rĂšgnent est d'Ă©pouser qui elles veulent; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilĂšges. Hortense. - Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mĂ©rite de l'ĂÂȘtre, c'est la mĂÂȘme chose; un peu d'attention, s'il vous plaĂt. Jeune, aimable, vaillant, gĂ©nĂ©reux et sage, Madame, avec cela, fĂ»t-il nĂ© dans une chaumiĂšre, sa naissance est royale, et voilĂ mon Prince; je vous dĂ©fie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sĂ©rieusement; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maĂtres; donnez Ă vos sujets un souverain vertueux; ils se consoleront avec sa vertu du dĂ©faut de sa naissance. La Princesse. - Vous avez raison, et vous m'encouragez; mais, ma chĂšre Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maĂtre; aurais-je bonne grĂÂące de refuser un prince pour n'Ă©pouser qu'un particulier? Hortense. - Si vous aurez bonne grĂÂące? Eh! qui en empĂÂȘchera? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grĂÂące? La Princesse. - Eh bien! Hortense, je vous en croirai; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me rĂ©soudre Ă montrer clairement mes dispositions Ă LĂ©lio; souffrez que je vous charge de ce soin-lĂ , et acquittez-vous-en adroitement dĂšs que vous le verrez. Hortense. - Avec plaisir, Madame; car j'aime Ă faire de bonnes actions. A la charge que, quand vous aurez Ă©pousĂ© cet honnĂÂȘte homme-lĂ , il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-mĂÂȘme, et qui dira prĂ©cisĂ©ment "Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grĂÂące en Ă©pousant LĂ©lio; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eĂ»t peut-ĂÂȘtre privĂ© la rĂ©publique de cette longue suite de bons princes qui ressemblĂšrent Ă leur pĂšre." VoilĂ ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aĂÂŻeule d'heureuse mĂ©moire. La Princesse. - Quel fonds de gaietĂ©!... Mais, ma chĂšre Hortense, vous parlez de vos descendants; vous n'avez Ă©tĂ© qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissĂ© d'enfants, et toute jeune que vous ĂÂȘtes, vous ne voulez pas vous remarier; oĂÂč prendrez-vous votre postĂ©ritĂ©? Hortense. - Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilĂ tout d'un coup ma postĂ©ritĂ© anĂ©antie... Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait Ă peu prĂšs le mĂ©rite de LĂ©lio, et le goĂ»t du mariage me reviendra peut-ĂÂȘtre; car je l'ai tout Ă fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'Ă©pousĂÂąt, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pĂ»t figurer auprĂšs du sien. Les autres amants auprĂšs de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'Ă©tait une chose admirable, c'Ă©tait une passion formĂ©e de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, dĂ©licatesses, douce impatience, et le tout ensemble; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid; m'adorant aujourd'hui, m'idolĂÂątrant demain; plus qu'idolĂÂątre ensuite, se livrant Ă des hommages toujours nouveaux; enfin, si l'on avait partagĂ© sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait Ă©tĂ© fort raisonnable. J'Ă©tais enchantĂ©e. Deux siĂšcles, si nous les passions ensemble, n'Ă©puiseraient pas cette tendresse-lĂ , disais-je en moi-mĂÂȘme; en voilĂ pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourĂ»t de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fĂ»mes mariĂ©s, j'eus peur qu'il n'expirĂÂąt de joie. HĂ©las! Madame, il ne mourut ni avant ni aprĂšs, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente; le second elle devint plus calme, Ă l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie; le troisiĂšme elle baissa Ă vue d'oeil, et le quatriĂšme il n'y en avait plus. Ah! c'Ă©tait un triste personnage aprĂšs cela que le mien. La Princesse. - J'avoue que cela est affligeant. Hortense. - Affligeant, Madame, affligeant! Imaginez-vous ce que c'est que d'ĂÂȘtre humiliĂ©e, rebutĂ©e, abandonnĂ©e, et vous aurez quelque lĂ©gĂšre idĂ©e de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Etre aimĂ©e d'un homme autant que je l'Ă©tais, c'est faire son bonheur et ses dĂ©lices; c'est ĂÂȘtre l'objet de toutes ses complaisances, c'est rĂ©gner sur lui, disposer de son ĂÂąme; c'est voir sa vie consacrĂ©e Ă vos dĂ©sirs, Ă vos caprices, c'est passer la vĂÂŽtre dans la flatteuse conviction de vos charmes; c'est voir sans cesse qu'on est aimable ah! que cela est doux Ă voir! le charmant point de vue pour une femme! En vĂ©ritĂ©, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien! Madame, cet homme dont vous Ă©tiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus; et mettez-vous vis-Ă -vis de lui; la jolie figure que vous y ferez! Quel opprobre! Lui parlez-vous, toutes ses rĂ©ponses sont des monosyllabes, oui, non; car le dĂ©goĂ»t est laconique. L'approchez-vous, il fuit; vous plaignez-vous, il querelle; quelle vie! quelle chute! quelle fin tragique! Cela fait frĂ©mir l'amour-propre. VoilĂ pourtant mes aventures; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, Ă moins que de trouver un autre LĂ©lio. La Princesse. - Vous ne tiendrez pas votre colĂšre, et je chercherai de quoi vous rĂ©concilier avec les hommes. Hortense. - Cela est inutile; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pĂ»t me convertir lĂ -dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon chĂÂąteau pour retourner dans la province dont mon mari Ă©tait gouverneur, quand ma chaise fut attaquĂ©e par des voleurs qui avaient dĂ©jĂ fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagnĂ© de trois autres, vint Ă mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit Ă prendre la fuite. J'Ă©tais presque Ă©vanouie; il vint Ă moi, s'empressa Ă me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas Ă©tĂ© mariĂ©e, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop mĂÂȘme ce qu'il devint alors; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libĂ©rateur de se retirer. Il insista Ă me suivre prĂšs de deux jours; Ă la fin je lui marquai que cela m'embarrassait; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre; mais sans le regarder il s'Ă©loigna trĂšs vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois aprĂšs, et je ne sais par quelle fatalitĂ© l'homme que j'ai vu m'est toujours restĂ© dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais; ainsi mon coeur est en sĂ»retĂ©. Mais qui est-ce qui vient Ă nous? La Princesse. - C'est un homme Ă LĂ©lio. Hortense. - Il me vient une idĂ©e pour vous; ne saurait-il pas qui est son maĂtre? La Princesse. - Il n'y a pas d'apparence; car LĂ©lio perdit ses gens Ă la derniĂšre bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques. Hortense. - N'importe, faisons-lui toujours quelque question. ScĂšne III La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin arrive d'un air dĂ©soeuvrĂ© en regardant de tous cĂÂŽtĂ©s. Il voit la Princesse et Hortense, et veut s'en aller. La Princesse. - Que cherches-tu, Arlequin? ton maĂtre est-il dans le palais? Arlequin. - Madame, je supplie Votre PrincipautĂ© de pardonner l'impertinence de mon Ă©tourderie; si j'avais su que votre prĂ©sence eĂ»t Ă©tĂ© ici, je n'aurais pas Ă©tĂ© assez nigaud pour y venir apporter ma personne. La Princesse. - Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maĂtre? Arlequin. - Tout juste, vous l'avez devinĂ©, Madame. Depuis qu'il vous a parlĂ© tantĂÂŽt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous dĂ©plaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drĂÂŽleries, de colifichets! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder; cela fait peur Ă un pauvre homme comme moi. Que vous ĂÂȘtes riches, vous autres Princes! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille? Hortense rit. VoilĂ votre camarade qui rit; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame; je salue Votre Grandeur. La Princesse. - ArrĂÂȘte, arrĂÂȘte... Hortense. - Tu n'as point dit de sottise; au contraire, tu me parais de bonne humeur. Arlequin. - Pardi! je ris toujours; que voulez-vous? je n'ai rien Ă perdre. Vous vous amusez Ă ĂÂȘtre riches, vous autres, et moi je m'amuse Ă ĂÂȘtre gaillard; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde. Hortense. - Ta condition est-elle bonne? Es-tu bien avec LĂ©lio? Arlequin. - Fort bien nous vivons ensemble de bonne amitiĂ©; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus; je suis drĂÂŽle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnĂÂȘtement et de belle Ă©toffe, comme vous voyez; me donne par-ci par-lĂ quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie. La Princesse, Ă part. - Il est aussi babillard que joyeux. Arlequin. - Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame? Hortense. - Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maĂtre; car on dit qu'il est grand seigneur. Arlequin. - Il a l'air d'un garçon de famille. Hortense. - Tu me rĂ©ponds comme si tu ne savais pas qui il est. Arlequin. - Non, je n'en sais rien, de bonne vĂ©ritĂ©. Je l'ai rencontrĂ© comme il sortait d'une bataille; je lui fis un petit plaisir; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait Ă©tĂ© tuĂ©; je lui rĂ©pondis Tant pis. Il me dit Tu me plais, veux-tu venir avec moi? Je lui dis Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait; il prit encore d'autre monde; et puis le voilĂ qui part pour venir ici, et puis moi je pars de mĂÂȘme, et puis nous voilĂ en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable; car parlant par respect, j'ai Ă©tĂ© prĂšs d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah! les mauvaises mazettes! La Princesse, en riant. - Tu es un historien bien exact. Arlequin. - Oh! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien; bref, tant y a que nous arrivĂÂąmes ici, mon maĂtre et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvĂ© brave homme, elle l'a favorisĂ© de sa faveur; car on l'appelle favori; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'Ă©tait pour cela, ni moi non plus. Il est courtisĂ©, et moi aussi; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santĂ©, et me demande mon amitiĂ©; moi, je la donne Ă tout hasard, cela ne me coĂ»te rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drĂÂŽle de mĂ©tier que d'avoir un maĂtre ici qui a fait fortune; tous les courtisans veulent ĂÂȘtre les serviteurs de son valet. La Princesse. - Nous n'en apprendrons rien; allons-nous-en. Adieu, Arlequin. Arlequin. - Ah! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-lĂ ... Quand elles sont parties. Cette Princesse est une bonne femme; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilitĂ©. Bon! voilĂ mon maĂtre. ScĂšne IV LĂ©lio, Arlequin LĂ©lio. - Qu'est-ce que tu fais ici? Arlequin. - J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments. LĂ©lio. - Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments? Est-ce que tu l'as vue, la Princesse? OĂÂč est-elle? Arlequin. - Nous venons de nous quitter. LĂ©lio. - Explique-toi donc; que t'a-t-elle dit? Arlequin. - Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre pĂšre et votre mĂšre, de quel mĂ©tier ils Ă©taient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit Que le diable emporte celui qui les connaĂt! je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnĂÂȘtes gens. AprĂšs cela elle m'a dit Je vous salue. Et moi je lui ai dit Vous me faites trop de grĂÂąces. Et puis c'est tout. LĂ©lio, Ă part. - Quel galimatias! Tout ce que j'en puis comprendre, c'est que la Princesse s'est informĂ©e de lui s'il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis? Arlequin. - Oui; cependant je voudrais bien le savoir; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnĂÂȘte garçon, moi. LĂ©lio, en riant. - Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as bon maĂtre, je t'en assure. Arlequin. - Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution; et au cas que vous soyez quelque bohĂ©mien, pardi! au moins vous ĂÂȘtes un bohĂ©mien de bon compte. LĂ©lio. - En voilĂ assez, ne sors point du respect que tu me dois. Arlequin. - Tenez, d'un autre cĂÂŽtĂ©, je m'imagine quelquefois que vous ĂÂȘtes quelque grand seigneur; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prĂ©tantaine pour s'Ă©baudir, et peut-ĂÂȘtre que c'est un vertigo qui vous a pris aussi. LĂ©lio, Ă part. - Ce benĂÂȘt-lĂ se serait-il aperçu de ce que je suis... Et par oĂÂč juges-tu que je pourrais ĂÂȘtre un prince? VoilĂ une plaisante idĂ©e! Est-ce par le nombre des Ă©quipages que j'avais quand je t'ai pris? par ma magnificence? Arlequin. - Bon! belles bagatelles! tout le monde a de cela; mais, par la mardi! personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est lĂ la marque d'un prince. LĂ©lio. - On peut avoir le coeur bon sans ĂÂȘtre prince, et pour l'avoir tel, un prince a plus Ă travailler qu'un autre; mais comme tu es attachĂ© Ă moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis Ă voyager inconnu pour Ă©tudier les hommes, et voir ce qu'ils sont dans tous les Etats. Je suis jeune, c'est une Ă©tude qui me sera nĂ©cessaire un jour; voilĂ mon secret, mon enfant. Arlequin. - Ma foi! cette Ă©tude-lĂ ne vous apprendra que misĂšre; ce n'Ă©tait pas la peine de courir la poste pour aller Ă©tudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes? Vous n'apprendrez rien que des pauvretĂ©s. LĂ©lio. - C'est qu'ils ne me tromperont plus. Arlequin. - Cela vous gĂÂątera. LĂ©lio. - D'oĂÂč vient? Arlequin. - Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-lĂ . En voyant tant de canailles, par dĂ©pit canaille vous deviendrez. LĂ©lio, Ă part les premiers mots. - Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilĂ instruit, garde-moi le secret; je vais retrouver la Princesse. Arlequin. - De quel cĂÂŽtĂ© tournerai-je pour retrouver notre cuisine? LĂ©lio. - Ne sais-tu pas ton chemin? Tu n'as qu'Ă traverser cette galerie-lĂ . ScĂšne V LĂ©lio, seul. LĂ©lio. - La Princesse cherche Ă me connaĂtre, et me confirme dans mes soupçons; les services que je lui ai rendu ont disposĂ© son coeur Ă me vouloir du bien, et mes respects empressĂ©s l'ont persuadĂ©e que je l'aimais sans oser le dire. Depuis que j'ai quittĂ© les Etats de mon pĂšre, et que je voyage sous ce dĂ©guisement pour hĂÂąter l'expĂ©rience dont j'aurai besoin si je rĂšgne un jour, je n'ai fait nulle part un sĂ©jour si long qu'ici; Ă quoi donc aboutira-t-il? Mon pĂšre souhaite que je me marie, et me laisse le choix d'une Ă©pouse. Ne dois-je pas m'en tenir Ă cette Princesse? Elle est aimable; et si je lui plais, rien n'est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaĂt pas. N'en cherchons donc point d'autre qu'elle; dĂ©clarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m'est pas indiffĂ©rente; mais que je l'aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs! ScĂšne VI LĂ©lio, Hortense, Ă qui un garde dit en montrant LĂ©lio. [Un Garde.] - Le voilĂ , Madame. LĂ©lio, surpris. - Je connais cette dame-lĂ . Hortense, Ă©tonnĂ©e. - Que vois-je? LĂ©lio, s'approchant. - Me reconnaissez-vous, Madame? Hortense. - Je crois que oui, Monsieur. LĂ©lio. - Me fuirez-vous encore? Hortense. - Il le faudra peut-ĂÂȘtre bien. LĂ©lio. - Eh pourquoi donc le faudra-t-il? Vous dĂ©plais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue? Hortense. - Monsieur, la conversation commence d'une maniĂšre qui m'embarrasse; je ne sais que vous rĂ©pondre; je ne saurais vous dire que vous me plaisez. LĂ©lio. - Non, Madame; je ne l'exige point non plus; ce bonheur-lĂ n'est pas fait pour moi, et je ne mĂ©rite sans doute que votre indiffĂ©rence. Hortense. - Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'ĂÂȘtes trop, mais de quoi s'agit-il? Je vous estime, je vous ai une grande obligation; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse; que pourriez-vous me vouloir encore? LĂ©lio. - Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon coeur. Hortense. - Oh! je vous consolerais mal; je n'ai point de talents pour ĂÂȘtre confidente. LĂ©lio. - Vous, confidente, Madame! Ah! vous ne voulez pas m'entendre. Hortense. - Non, je suis naturelle; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empĂÂȘche point, cela est sans consĂ©quence. LĂ©lio. - Eh quoi! Madame, le chagrin que j'eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments? Hortense. - Le chagrin que vous eĂ»tes en me quittant? et Ă propos de quoi? Qu'est-ce que c'Ă©tait que votre tristesse? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus. LĂ©lio. - Que ne m'en coĂ»ta-t-il pas pour vous quitter, vous que j'aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sĂ©pare? Hortense. - Quoi! c'est lĂ ce que vous entendiez? En vĂ©ritĂ©, je suis confuse de vous avoir demandĂ© cette explication-lĂ , je vous prie de croire que j'Ă©tais dans la meilleure foi du monde. LĂ©lio. - Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage. Hortense, le regardant de cĂÂŽtĂ©. - Vous ne m'avez donc point oubliĂ©e? LĂ©lio. - Non, Madame, je ne l'ai jamais pu; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais... Mais quelle Ă©tait mon erreur quand je vous quittai! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pĂ©nĂ©tra; mais je vois bien que je me suis trompĂ©. Hortense. - Je me souviens de ce regard-lĂ , par exemple. LĂ©lio. - Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi? Hortense. - Je pensais apparemment que je vous devais la vie. LĂ©lio. - c'Ă©tait donc une pure reconnaissance? Hortense. - J'aurais de la peine Ă vous rendre compte de cela; j'Ă©tais pĂ©nĂ©trĂ©e du service que vous m'aviez rendu, de votre gĂ©nĂ©rositĂ©; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'Ă©tais peut-ĂÂȘtre moi-mĂÂȘme; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gĂÂȘner; il y a des moments oĂÂč des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne rĂ©pond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met; il y entre trop de choses, et peut-ĂÂȘtre de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passĂ©e de savoir votre secret. LĂ©lio. - Eh que vous importe de le savoir, puisque j'en souffrirai tout seul? Hortense. - Tout seul! ĂÂŽtez-moi donc mon coeur, ĂÂŽtez-moi ma reconnaissance, ĂÂŽtez-vous vous-mĂÂȘme... Que vous dirai-je? je me mĂ©fie de tout. LĂ©lio. - Il est vrai que votre pitiĂ© m'est bien due; j'ai plus d'un chagrin; vous ne m'aimerez jamais, et vous m'avez dit que vous Ă©tiez mariĂ©e. Hortense. - HĂ© bien, je suis veuve; perdez du moins la moitiĂ© de vos chagrins; Ă l'Ă©gard de celui de n'ĂÂȘtre point aimĂ©... LĂ©lio. - Achevez, Madame Ă l'Ă©gard de celui-lĂ ?... Hortense. - Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnĂ©e... Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-ĂÂȘtre elle-mĂÂȘme, qui est la maĂtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi? A quoi donc mon amour aboutirait-il? LĂ©lio. - Il n'aboutira Ă rien, dĂšs lors qu'il n'est qu'une supposition. Hortense. - J'avais oubliĂ© que je le supposais. LĂ©lio. - Ne deviendra-t-il jamais rĂ©el? Hortense, s'en allant. - Je ne vous dirai plus rien; vous m'avez demandĂ© la consolation de m'ouvrir votre coeur, et vous me trompez; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilĂ assez; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. Elle part. ScĂšne VII LĂ©lio, un moment seul. LĂ©lio. - Voici un coup de hasard qui change mes desseins; il ne s'agit plus maintenant d'Ă©pouser la Princesse; tĂÂąchons de m'assurer parfaitement du coeur de la personne que j'aime, et s'il est vrai qu'il soit sensible pour moi. ScĂšne VIII LĂ©lio, Hortense Hortense, revient. - J'oubliais Ă vous informer d'une chose la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer Ă tout; je vous l'apprends de sa part, il en arrivera ce qu'il pourra. Adieu. LĂ©lio, l'arrĂÂȘtant avec un air et un ton de surprise. - Eh! de grĂÂące, Madame, arrĂÂȘtez-vous un instant. Quoi! la Princesse elle-mĂÂȘme vous aurait chargĂ©e de me dire... Hortense. - VoilĂ de grands transports; mais je n'ai pas charge de les rapporter; j'ai dit ce que j'avais Ă vous dire, vous m'avez entendue; je n'ai pas le temps de le rĂ©pĂ©ter, et je n'ai rien Ă savoir de vous. Elle s'en va; LĂ©lio, piquĂ©, l'arrĂÂȘte. LĂ©lio. - Et moi, Madame, ma rĂ©ponse Ă cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter Ă la Princesse. Hortense, l'arrĂÂȘtant. - Y songez-vous? Si elle sait que vous m'aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis. LĂ©lio. - Cette rĂ©flexion m'arrĂÂȘte; mais il est cruel de se voir soupçonnĂ© de joie, quand on n'a que du trouble. Hortense, d'un air de dĂ©pit. - Oh fort cruel! Vous avez raison de vous fĂÂącher! La vivacitĂ© qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort! Il doit vous rester de violents chagrins! LĂ©lio, lui baisant la main. - Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu'avec ma vie. Hortense. - Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-lĂ ? LĂ©lio. - Que vous les honoriez d'un peu de retour. Hortense. - Je ne veux point, car je n'oserais. LĂ©lio. - Je rĂ©ponds de tout; nous prendrons nos mesures, et je suis d'un rang... Hortense. - Votre rang est d'ĂÂȘtre un homme aimable et vertueux, et c'est lĂ le plus beau rang du monde; mais je vous dis encore une fois que cela est rĂ©solu; je ne vous aimerai point, je n'en conviendrai jamais. Qui? moi, vous aimer... vous accorder mon amour pour vous empĂÂȘcher de rĂ©gner, pour causer la perte de votre libertĂ©, peut-ĂÂȘtre pis! mon coeur vous ferait lĂ de beaux prĂ©sents! Non, LĂ©lio, n'en parlons plus, donnez-vous tout entier Ă la Princesse, je vous le pardonne; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez Ă l'obtenir, je ne veux point vous l'accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu'un vient. LĂ©lio l'arrĂÂȘte. - J'obĂ©irai, je me conduirai comme vous voudrez; je ne vous demande plus qu'une grĂÂące; c'est de vouloir bien, quand l'occasion s'en prĂ©sentera, que j'aie encore une conversation avec vous. Hortense. - Prenez-y garde; une conversation en amĂšnera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien. LĂ©lio. - Ne me refusez pas. Hortense. - N'abusez point de l'envie que j'ai d'y consentir. LĂ©lio. - Je vous en conjure. Hortense, en s'en allant. - Soit; perdez-vous donc, puisque vous le voulez. ScĂšne IX LĂ©lio, seul. LĂ©lio. - Je suis au comble de la joie; j'ai retrouvĂ© ce que j'aimais, j'ai touchĂ© le seul coeur qui pouvait rendre le mien heureux; il ne s'agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la maniĂšre dont je m'y prendrai pour m'assurer sa main. ScĂšne X FrĂ©dĂ©ric, LĂ©lio FrĂ©dĂ©ric. - Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot? LĂ©lio. - Volontiers, Monsieur. FrĂ©dĂ©ric. - Je me flatte d'ĂÂȘtre de vos amis. LĂ©lio. - Vous me faites honneur. FrĂ©dĂ©ric. - Sur ce pied-lĂ , je prendrai la libertĂ© de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrĂ©taire d'Etat de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire Ă sa place; dans le rang oĂÂč je suis; je n'ai plus qu'un pas Ă faire pour la remplir; naturellement elle me paraĂt due; il y a vingt-cinq ans que je sers l'Etat en qualitĂ© de conseiller de la Princesse; je sais combien elle vous estime et dĂ©fĂšre Ă vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense Ă moi; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait Ă la cour en quels termes je parle de vous. LĂ©lio, le regardant d'un air aisĂ©. - Vous y dites donc beaucoup de bien de moi? FrĂ©dĂ©ric. - AssurĂ©ment. LĂ©lio. - Ayez la bontĂ© de me regarder un peu fixement en me disant cela. FrĂ©dĂ©ric. - Je vous le rĂ©pĂšte encore. D'oĂÂč vient que vous me tenez ce discours? LĂ©lio, aprĂšs l'avoir examinĂ©. - Oui, vous soutenez cela Ă merveille; l'admirable homme de cour que vous ĂÂȘtes! FrĂ©dĂ©ric. - Je ne vous comprends pas. LĂ©lio. - Je vais m'expliquer mieux. C'est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu'un honnĂÂȘte homme, pour l'obtenir, s'abaisse jusqu'Ă trahir ses sentiments. FrĂ©dĂ©ric. - Jusqu'Ă trahir mes sentiments! Et par oĂÂč jugez-vous que l'amitiĂ© dont je vous parle ne soit pas vraie? LĂ©lio. - Vous me haĂÂŻssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal; il n'y a que l'artifice dont vous vous servez que je condamne. FrĂ©dĂ©ric. - Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposĂ© contre moi. LĂ©lio. - C'est de la Princesse elle-mĂÂȘme que je tiens ce que je vous dis; et quoiqu'elle ne m'en ait fait aucun mystĂšre, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J'ignore si vous avez craint la confiance dont elle m'honore; mais depuis que je suis ici, vous n'avez rien oubliĂ© pour lui donner de moi des idĂ©es dĂ©savantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagĂ© de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s'enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en Ă©tat d'en prendre. Oh! si vous appelez cela de l'amitiĂ©, vous en avez beaucoup pour moi; mais vous aurez de la peine Ă faire passer votre dĂ©finition. FrĂ©dĂ©ric, d'un ton sĂ©rieux. - Puisque vous ĂÂȘtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zĂšle pour l'Etat m'a fait tenir ces discours-lĂ , et que je craignais qu'on ne se repentĂt de vous avancer trop; je vous ai cru suspect et dangereux; voilĂ la vĂ©ritĂ©. LĂ©lio. - Parbleu! vous me charmez de me parler ainsi! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d'ĂÂȘtre dangereux pour l'Etat? Vous ĂÂȘtes louable, Monsieur, et votre zĂšle est digne de rĂ©compense; il me servira d'exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l'imiter, moi qui dois tant Ă la Princesse. Vous avez craint qu'on ne m'avançĂÂąt, parce que vous me croyez un espion; et moi je craindrais qu'on ne vous fĂt ministre, parce que je ne crois pas que l'Etat y gagnĂÂąt; ainsi je ne parlerai point pour vous... Ne m'en louez-vous pas aussi? FrĂ©dĂ©ric. - Vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©. LĂ©lio. - Non, en homme d'honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous. FrĂ©dĂ©ric. - Rapprochons-nous. Vous ĂÂȘtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intĂ©rĂÂȘts, et devenez mon gendre. LĂ©lio. - Vous n'y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-lĂ serait une conspiration contre l'Etat, il faudrait travailler Ă vous faire ministre. FrĂ©dĂ©ric. - Vous refusez l'offre que je vous fais! LĂ©lio. - Un espion devenir votre gendre! Votre fille devenir la femme d'un aventurier! Ah! je vous demande grĂÂące pour elle; j'ai pitiĂ© de la victime que vous voulez sacrifier Ă votre ambition; c'est trop aimer la fortune. FrĂ©dĂ©ric. - Je crois offrir ma fille Ă un homme d'honneur; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune! Qui est-ce qui n'aimerait pas Ă gouverner? LĂ©lio. - Celui qui en serait digne. FrĂ©dĂ©ric. - Celui qui en serait digne? LĂ©lio. - Oui, et c'est l'homme qui aurait plus de vertu que d'ambition et d'avarice. Oh cet homme-lĂ n'y verrait que de la peine. FrĂ©dĂ©ric. - Vous avez bien de la fiertĂ©. LĂ©lio. - Point du tout, ce n'est que du zĂšle. FrĂ©dĂ©ric. - Ne vous flattez pas tant; on peut tomber de plus haut que vous n'ĂÂȘtes, et la Princesse verra clair un jour. LĂ©lio. - Ah vous voilĂ dans votre figure naturelle, je vous vois le visage Ă prĂ©sent; il n'est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout Ă l'heure. ScĂšne XI LĂ©lio, FrĂ©dĂ©ric, La Princesse La Princesse. - Je vous cherchais, LĂ©lio. Vous ĂÂȘtes de ces personnes que les souverains doivent s'attacher; il ne tiendra pas Ă moi que vous ne vous fixiez ici, et j'espĂšre que vous accepterez l'emploi de mon premier secrĂ©taire d'Etat, que je vous offre. LĂ©lio. - Vos bontĂ©s sont infinies, Madame; mais mon mĂ©tier est la guerre. La Princesse. - Vous faites mieux qu'un autre tout ce que vous voulez faire; et quand votre prĂ©sence sera nĂ©cessaire Ă l'armĂ©e, vous choisirez pour exercer vos fonctions ici ceux que vous en jugerez les plus capables ce que vous ferez n'est pas sans exemple dans cet Etat. LĂ©lio. - Madame, vous avez d'habiles gens ici, d'anciens serviteurs, Ă qui cet emploi convient mieux qu'Ă moi. La Princesse. - La supĂ©rioritĂ© de mĂ©rite doit l'emporter en pareil cas sur l'anciennetĂ© de services; et d'ailleurs FrĂ©dĂ©ric est le seul que cette fonction pouvait regarder, si vous n'y Ă©tiez pas; mais il m'est affectionnĂ©, et je suis sĂ»re qu'il se soumet de bon coeur au choix qui m'a paru le meilleur. FrĂ©dĂ©ric, soyez ami de LĂ©lio; je vous le recommande. FrĂ©dĂ©ric fait une profonde rĂ©vĂ©rence; la Princesse continue. C'est aujourd'hui le jour de ma naissance, et ma cour, suivant l'usage me donne aujourd'hui une fĂÂȘte que je vais voir. LĂ©lio, donnez-moi la main pour m'y conduire; vous y verra-t-on, FrĂ©dĂ©ric? FrĂ©dĂ©ric. - Madame, les fĂÂȘtes ne me conviennent plus. ScĂšne XII FrĂ©dĂ©ric, seul. FrĂ©dĂ©ric. - Si je ne viens Ă bout de perdre cet homme-lĂ , ma chute est sĂ»re... Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d'oĂÂč il vient, m'arrache le ministĂšre, le fruit de trente annĂ©es de travail!... Quel coup de malheur! je ne puis digĂ©rer une aussi bizarre aventure. Et je n'en saurais douter, c'est l'amour qui a nommĂ© ce ministre-lĂ oui, la Princesse a du penchant pour lui... Ne pourrait-on savoir l'histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l'ambassadeur du roi de Castille, dont j'ai la confiance? Voici le valet de cet aventurier; tĂÂąchons Ă quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intĂ©rĂÂȘts, il pourra m'ĂÂȘtre utile. ScĂšne XIII FrĂ©dĂ©ric, Arlequin Il entre en comptant de l'argent dans son chapeau. FrĂ©dĂ©ric. - Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche? Arlequin. - Chut! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J'en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller; n'est-ce pas trois sols que je perds? FrĂ©dĂ©ric. - Cela est juste. Arlequin. - HĂ© bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec! FrĂ©dĂ©ric. - Quoi! tu jures pour trois sols de perte! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilĂ une pistole. Arlequin. - Le brave conseiller que vous ĂÂȘtes! Il saute. Hi! hi! Vous mĂ©ritez bien une cabriole. FrĂ©dĂ©ric. - Te voilĂ de meilleure humeur. Arlequin. - Quand j'ai dit que le diable emporte les fripons; je ne vous comptais pas, au moins. FrĂ©dĂ©ric. - J'en suis persuadĂ©. Arlequin, recomptant son argent. - Mais il me manque toujours trois sols. FrĂ©dĂ©ric. - Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole. Arlequin. - Il y a bien des trois sols dans une pistole! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau. FrĂ©dĂ©ric. - Je vois bien qu'il t'en faut encore une autre. Arlequin. - Ho ho deux cabrioles. FrĂ©dĂ©ric. - Aimes-tu l'argent? Arlequin. - Beaucoup. FrĂ©dĂ©ric. - Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune? Arlequin. - Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience. FrĂ©dĂ©ric. - Ecoute; j'ai bien peur que la faveur de ton maĂtre ne soit pas longue; elle est un grand coup de hasard. Arlequin. - C'est comme s'il avait gagnĂ© aux cartes. FrĂ©dĂ©ric. - Le connais-tu? Arlequin. - Non, je crois que c'est quelque enfant trouvĂ©. FrĂ©dĂ©ric. - Je te conseillerais de t'attacher Ă quelqu'un de stable; Ă moi, par exemple. Arlequin. - Ah! vous avez l'air d'un bon homme; mais vous ĂÂȘtes trop vieux. FrĂ©dĂ©ric. - Comment, trop vieux! Arlequin. - Oui, vous mourrez bientĂÂŽt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitiĂ©. FrĂ©dĂ©ric. - J'espĂšre que tu ne seras pas bon prophĂšte; mais je puis te faire beaucoup de bien en trĂšs peu de temps. Arlequin. - Tenez, vous avez raison; mais on sait bien ce qu'on quitte, et l'on ne sait pas ce que l'on prend. Je n'ai point d'esprit; mais de la prudence, j'en ai que c'est une merveille; et voilĂ comme je dis Un homme qui se trouve bien assis, qu'a-t-il besoin de se mettre debout? J'ai bon pain, bon vin, bonne fricassĂ©e et bon visage, cent Ă©cus par an, et les Ă©trennes au bout; cela n'est-il pas magnifique? FrĂ©dĂ©ric. - Tu me cites lĂ de beaux avantages! Je ne prĂ©tends pas que tu t'attaches Ă moi pour ĂÂȘtre mon domestique; je veux te donner des emplois qui t'enrichiront, et par-dessus le marchĂ© te marier avec une jolie fille qui a du bien. Arlequin. - Oh! dame! ma prudence dit que vous avez raison; je suis debout, et vous me faites asseoir; cela vaut mieux. FrĂ©dĂ©ric. - Il n'y a point de comparaison. Arlequin. - Pardi! vous me traitez comme votre enfant; il n'y a pas Ă tortiller Ă cela. Du bien, des emplois et une jolie fille! voilĂ une pleine boutique de vivres, d'argent et de friandises; par la sanguenne, vous m'aimez beaucoup, pourtant! FrĂ©dĂ©ric. - Oui, ta physionomie me plaĂt, je te trouve un bon garçon. Arlequin. - Oh! pour cela, je suis drĂÂŽle comme un coffre; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j'ai hĂÂąte d'ĂÂȘtre riche et bien aise. FrĂ©dĂ©ric. - Ils te sont assurĂ©s, te dis-je; mais il faut que tu me rendes un petit service; puisque tu te donnes Ă moi, tu n'en dois pas faire de difficultĂ©. Arlequin. - Je vous regarde comme mon pĂšre. FrĂ©dĂ©ric. - Je ne veux de toi qu'une bagatelle. Tu es chez le seigneur LĂ©lio; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d'autres qui le dĂ©cĂšlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement; et en attendant que je te rĂ©compense entiĂšrement voilĂ par avance de l'argent que je te donne encore. Arlequin. - Avancez-moi encore la fille; nous la rabattrons sur le reste. FrĂ©dĂ©ric. - On ne paie un service qu'aprĂšs qu'il est rendu, mon enfant; c'est la coutume. Arlequin. - Coutume de vilain que cela! FrĂ©dĂ©ric. - Tu n'attendras que trois semaines. Arlequin. - J'aime mieux vous faire mon billet comme quoi j'aurai reçu cette fille Ă compte; je ne plaiderai pas contre mon Ă©crit. FrĂ©dĂ©ric. - Tu me serviras de meilleur courage en l'attendant. Acquitte-toi d'abord de ce que je te dis; pourquoi hĂ©sites-tu? Arlequin. - Tout franc, c'est que la commission me chiffonne. FrĂ©dĂ©ric. - Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir! Arlequin. - Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n'ai rien Ă lui dire; mais, tenez, j'ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon; car qu'est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur LĂ©lio, mon maĂtre, lĂ ? FrĂ©dĂ©ric. - C'est une simple curiositĂ© qui me prend. Arlequin. - Hom... il y a de la malice lĂ -dessous; vous avez l'air d'un sournois; je m'en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien. FrĂ©dĂ©ric. - Que te mets-tu donc dans l'esprit? Tu n'y songes pas, Arlequin. Arlequin, d'un ton triste. - Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n'a pas plus d'honneur qu'il lui en faut, et qui aime les filles. J'ai bien de la peine Ă m'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre un coquin; faut-il que l'honneur me ruine, qu'il m'ĂÂŽte mon bien, mes emplois et une jolie fille? Par la mardi, vous ĂÂȘtes bien mĂ©chant, d'avoir Ă©tĂ© trouver l'invention de cette fille. FrĂ©dĂ©ric, Ă part. - Ce butor-lĂ m'inquiĂšte avec ses rĂ©flexions. Encore une fois, es-tu fou d'ĂÂȘtre si longtemps Ă prendre ton parti? D'oĂÂč vient ton scrupule? De quoi s'agit-il? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d'un homme inconnu, qui demain tombera peut-ĂÂȘtre, et qui te laissera sur le pavĂ©. Songes-tu bien que je t'offre la fortune, et que tu la perds? Arlequin. - Je songe que cette commission-lĂ sent le tricot tout pur; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensĂ© barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n'est qu'une guenon; vos emplois, de la marchandise de chien; voilĂ mon dernier mot, et je m'en vais tout droit trouver la Princesse et mon maĂtre; peut-ĂÂȘtre rĂ©compenseront-ils le dommage que je souffre pour l'amour de ma bonne conscience. FrĂ©dĂ©ric. - Comment! tu vas trouver la Princesse et ton maĂtre! Et d'oĂÂč vient? Arlequin. - Pour leur compter mon dĂ©sastre, et toute votre marchandise. FrĂ©dĂ©ric. - MisĂ©rable! as-tu donc rĂ©solu de me perdre, de me dĂ©shonorer? Arlequin. - Bon, quand on n'a point d'honneur, est-ce qu'il faut avoir de la rĂ©putation? FrĂ©dĂ©ric. - Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me rĂ©pondra de ce que tu feras; m'entends-tu bien? Arlequin, se moquant. - Brrrr! ma vie n'a jamais servi de caution; je boirai encore bouteille trente ans aprĂšs votre trĂ©passement. Vous ĂÂȘtes vieux comme le pĂšre Ă trĂ©tous, et moi je m'appelle le cadet Arlequin. Adieu. FrĂ©dĂ©ric, outrĂ©. - ArrĂÂȘte, Arlequin; tu me mets au dĂ©sespoir, tu ne sais pas la consĂ©quence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler; c'est toi-mĂÂȘme que je te conjure d'Ă©pargner, en te priant de sauver mon honneur; encore une fois; arrĂÂȘte, la situation d'esprit oĂÂč tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence. Arlequin, comme transportĂ©. - Comment! cela est Ă©pouvantable. Je passe mon chemin sans penser Ă mal, et puis vous venez Ă l'encontre de moi pour m'offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols est-ce que cela se fait? Moi, je prends cela, parce que je suis honnĂÂȘte, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d'autres pistoles que j'ai dans ma poche, et que je ferai venir en tĂ©moignage contre vous, comme quoi vous avez mitonnĂ© le coeur d'un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bĂÂąton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maĂtre, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu'on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse; cela se peut-il souffrir? FrĂ©dĂ©ric. - Doucement, Arlequin; quelqu'un peut venir; j'ai tort mais finissons; j'achĂšterai ton silence de tout ce que tu voudras; parle, que me demandes-tu? Arlequin. - Je ne vous ferai pas bon marchĂ©, prenez-y garde. FrĂ©dĂ©ric. - Dis ce que tu veux; tes longueurs me tuent. Arlequin, rĂ©flĂ©chissant. - Pourtant, ce que c'est que d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme! Je n'ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous! Allons, prĂ©sentez-moi votre requĂÂȘte, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait; je suis FrĂ©dĂ©ric Ă cette heure, et vous, vous ĂÂȘtes Arlequin. FrĂ©dĂ©ric, Ă part. - Je ne sais oĂÂč j'en suis. Quand je nierais le fait, c'est un homme simple qu'on n'en croira que trop sur une infinitĂ© d'autres prĂ©somptions, et la quantitĂ© d'argent que je lui ai donnĂ© prouve encore contre moi. A Arlequin. Finissons, mon enfant, que te faut-il? Arlequin. - Oh tout bellement; pendant que je suis FrĂ©dĂ©ric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j'Ă©tais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi; Ă cette heure que c'est vous qui l'ĂÂȘtes, je veux prendre ma revanche. FrĂ©dĂ©ric soupire. - Ah je suis perdu! Arlequin, Ă part. - Il me fait pitiĂ©. Allons, consolez-vous; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot; il n'y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer Ă cela. Ajustons-nous. FrĂ©dĂ©ric. - Tu n'as qu'Ă dire. Arlequin. - Avez-vous encore de cet argent jaune? J'aime cette couleur-lĂ ; elle dure plus longtemps qu'une autre. FrĂ©dĂ©ric. - VoilĂ tout ce qui m'en reste. Arlequin. - Bon; ces pistoles-lĂ , c'est pour votre pĂ©nitence de m'avoir donnĂ© les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois. FrĂ©dĂ©ric. - Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu'en quittant ton maĂtre. Arlequin. - J'aurai un commis; et pour l'argent qu'il m'en coĂ»tera, vous me donnerez une bonne pension de cent Ă©cus par an. FrĂ©dĂ©ric. - Soit, tu seras content; mais me promets-tu de te taire? Arlequin. - Touchez lĂ ; c'est marchĂ© fait. FrĂ©dĂ©ric. - Tu ne te repentiras pas de m'avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m'en vais tranquille. Arlequin, le rappelant. - St st st st st... FrĂ©dĂ©ric, revenant. - Que me veux-tu? Arlequin. - Et Ă propos, nous oublions cette jolie fille. FrĂ©dĂ©ric. - Tu dis que c'est une guenon. Arlequin. - Oh j'aime assez les guenons. FrĂ©dĂ©ric. - Eh bien! je tĂÂącherai de te la faire avoir. Arlequin. - Et moi, je tĂÂącherai de me taire. FrĂ©dĂ©ric. - Puisqu'il te la faut absolument, reviens me trouver tantĂÂŽt; tu la verras. A part. Peut-ĂÂȘtre me le dĂ©bauchera-t-elle mieux que je n'ai su faire. Arlequin. - Je veux avoir son coeur sans tricherie. FrĂ©dĂ©ric. - Sans doute; sortons d'ici. Arlequin. - Dans un quart d'heure je suis Ă vous. Tenez-moi la fille prĂÂȘte. Acte II ScĂšne premiĂšre Lisette, Arlequin Arlequin. - Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grĂÂąces, et je suis d'avis de vous en demander pardon, pendant que j'en ai la repentance. Lisette. - Quoi! un si joli garçon que vous est-il capable d'offenser quelqu'un? Arlequin. - Un aussi joli garçon que moi! Oh! cela me confond; je ne mĂ©rite pas le pain que je mange. Lisette. - Pourquoi donc? Qu'avez-vous fait? Arlequin. - J'ai fait une insolence; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse Ă genoux, ou bien sur mes deux jambes? dites-moi sans façon; faites-moi bien de la honte, ne m'Ă©pargnez pas. Lisette. - Je ne veux ni vous battre ni vous voir Ă genoux; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit. Arlequin, s'agenouillant. - M'amie, vous n'ĂÂȘtes point assez rude, mais je sais mon devoir. Lisette. - Levez-vous donc, mon cher; je vous ai dĂ©jĂ pardonnĂ©. Arlequin. - Ecoutez-moi; j'ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit... le reste est si gros qu'il m'Ă©trangle. Lisette. - Vous avez dit?... Arlequin. - J'ai dit que vous n'Ă©tiez qu'une guenon. Lisette, fĂÂąchĂ©e. - Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle? Arlequin, pleurant. - Je confesse que j'en ai menti. Lisette. - Je me croyais plus supportable; voilĂ la vĂ©ritĂ©. Arlequin. - Ne vous ai-je pas dit que j'Ă©tais un misĂ©rable? Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois... ois... ois... ois... Lisette. - Comment! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-lĂ ? Vous ne m'aviez jamais vue? Arlequin. - Pas seulement le bout de votre nez. Lisette. - Eh! mon cher Arlequin, je ne suis plus fĂÂąchĂ©e. Ne me trouvez-vous pas de votre goĂ»t Ă prĂ©sent? Arlequin. - Vous ĂÂȘtes dĂ©licieuse. Lisette. - Eh bien! vous ne m'avez pas insultĂ©e; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure rĂ©paration que l'amour que vous avez pour moi? Allez, mon ami, ne songez plus Ă cela. Arlequin. - Quand je vous regarde, je me trouve si sot! Lisette. - Tant mieux, je suis bien aise que vous m'aimiez; car vous me plaisez beaucoup, vous. Arlequin, charmĂ©. - Oh! oh! oh! vous me faites mourir d'aise. Lisette. - Mais, est-il bien vrai que vous m'aimiez? Arlequin. - Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime?... Cela est si gros, que je n'en sais pas le compte. Lisette. - Vous voulez m'Ă©pouser? Arlequin. - Oh! je ne badine point; je vous recherche honnĂÂȘtement, par-devant notaire. Lisette. - Vous ĂÂȘtes tout Ă moi? Arlequin. - Comme un quarteron d'Ă©pingles que vous auriez achetĂ© chez le marchand. Lisette. - Vous avez envie que je sois heureuse? Arlequin. - Je voudrais pouvoir vous entretenir fainĂ©ante toute votre vie manger, boire et dormir, voilĂ l'ouvrage que je vous souhaite. Lisette. - Eh bien! mon ami, il faut que je vous avoue une chose; j'ai fait tirer mon horoscope il n'y a pas plus de huit jours. Arlequin. - Oh! oh! Lisette. - Vous passĂÂątes dans ce moment-lĂ , et on me dit Voyez-vous ce joli brunet qui passe? il s'appelle Arlequin. Arlequin. - Tout juste. Lisette. - Il vous aimera. Arlequin. - Ah! l'habile homme! Lisette. - Le seigneur FrĂ©dĂ©ric lui proposera de le servir contre un inconnu; il refusera d'abord de le faire, parce qu'il s'imaginera que cela ne serait pas bien; mais vous obtiendrez de lui ce qu'il aura refusĂ© au seigneur FrĂ©dĂ©ric; et de lĂ , s'ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariĂ©s ensemble. VoilĂ ce qu'on m'a prĂ©dit. Vous m'aimez dĂ©jĂ , vous voulez m'Ă©pouser; la prĂ©diction est bien avancĂ©e; Ă l'Ă©gard de la proposition du seigneur FrĂ©dĂ©ric, je ne sais ce que c'est; mais vous savez bien ce qu'il vous a dit; quant Ă moi, il m'a seulement recommandĂ© de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez. Arlequin, Ă©tonnĂ©. - Cela est admirable! je vous aime, cela est vrai; je veux vous Ă©pouser, cela est encore vrai, et vĂ©ritablement le seigneur FrĂ©dĂ©ric m'a proposĂ© d'ĂÂȘtre un fripon; je n'ai pas voulu l'ĂÂȘtre, et pourtant vous verrez qu'il faudra que j'en passe par lĂ ; car quand une chose est prĂ©dite, elle ne manque pas d'arriver. Lisette. - Prenez garde on ne m'a pas prĂ©dit que le seigneur FrĂ©dĂ©ric vous proposerait une friponnerie; on m'a seulement prĂ©dit que vous croiriez que c'en serait une. Arlequin. - Je l'ai cru, et apparemment je me suis trompĂ©. Lisette. - Cela va tout seul. Arlequin. - Je suis un grand nigaud; mais, au bout du compte, cela avait la mine d'une friponnerie, comme j'ai la mine d'Arlequin; je suis fĂÂąchĂ© d'avoir vilipendĂ© ce bon seigneur FrĂ©dĂ©ric; je lui ai fait donner tout son argent; par bonheur je ne suis pas obligĂ© Ă restitution; je ne devinais pas qu'il y avait une prĂ©diction qui me donnait le tort. Lisette. - Sans doute. Arlequin. - Avec cela, cette prĂ©diction doit avoir prĂ©dit que je lui viderais sa bourse. Lisette. - Oh! gardez ce que vous avez reçu. Arlequin. - Cet argent-lĂ m'Ă©tait dĂ» comme une lettre de change; si j'allais le rendre, cela gĂÂąterait l'horoscope, et il ne faut pas aller Ă l'encontre d'un astrologue. Lisette. - Vous avez raison. Il ne s'agit plus Ă prĂ©sent que d'obĂ©ir Ă ce qui est prĂ©dit, en faisant ce que souhaite le seigneur FrĂ©dĂ©ric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise. Arlequin. - Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est Ă vous, tournez-le, virez-le Ă votre fantaisie, je ne m'embrasse plus de lui, la prĂ©diction m'a transportĂ© Ă vous, elle sait bien ce qu'elle fait, il ne m'appartient pas de contredire Ă son ordonnance, je vous aime, je vous Ă©pouserai, je tromperai Monsieur LĂ©lio, et je m'en gausse, le vent me pousse, il faut que j'aille, il me pousse Ă baiser votre menotte, il faut que je la baise. Lisette, riant. - L'astrologue n'a pas parlĂ© de cet article-lĂ . Arlequin. - Il l'aura peut-ĂÂȘtre oubliĂ©. Lisette. - Apparemment; mais allons trouver le seigneur FrĂ©dĂ©ric, pour vous rĂ©concilier avec lui. Arlequin. - VoilĂ mon maĂtre; je dois ĂÂȘtre encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu'il fera, et je vais voir s'il n'a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m'attendre chez le seigneur FrĂ©dĂ©ric. Lisette. - Ne tardez pas. ScĂšne II LĂ©lio, Arlequin LĂ©lio arrive rĂÂȘveur, sans voir Arlequin qui se retire Ă quartier. LĂ©lio s'arrĂÂȘte sur le bord du thĂ©ĂÂątre en rĂÂȘvant. Arlequin, Ă part. - Il ne me voit pas. Voyons sa pensĂ©e. LĂ©lio. - Me voilĂ dans un embarras dont je ne sais comment me tirer. Arlequin, Ă part. - Il est embarrassĂ©. LĂ©lio. - Je tremble que la Princesse, pendant la fĂÂȘte, n'ait surpris mes regards sur la personne que j'aime. Arlequin, Ă part. - Il tremble Ă cause de la Princesse... tubleu!... ce frisson-lĂ est une affaire d'Etat... vertuchoux! LĂ©lio. - Si la Princesse vient Ă soupçonner mon penchant pour son amie, sa jalousie me la dĂ©robera, et peut-ĂÂȘtre fera-t-elle pis. Arlequin, Ă part. - Oh! oh!... la dĂ©robera... Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-lĂ que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue. LĂ©lio. - J'aurais besoin d'une entrevue. Arlequin, Ă part. - Qu'est-ce que c'est qu'une entrevue? Je crois qu'il parle latin... Le pauvre homme! il me fait pitiĂ© pourtant; car peut-ĂÂȘtre qu'il en mourra; mais l'horoscope le veut. Cependant si j'avais un peu sa permission... Voyons, je vais lui parler. Il retourne dans le fond du thĂ©ĂÂątre et de lĂ il accourt comme s'il arrivait, et dit Ah! mon cher maĂtre! LĂ©lio. - Que me veux-tu? Arlequin. - Je viens vous demander ma petite fortune. LĂ©lio. - Qu'est-ce que c'est que cette fortune? Arlequin. - C'est que le seigneur FrĂ©dĂ©ric m'a promis tout plein mes poches d'argent, si je lui contais un peu ce que vous ĂÂȘtes, et tout ce que je sais de vous; il m'a bien recommandĂ© le secret, et je suis obligĂ© de le garder en conscience; ce que j'en dis, ce n'est que par maniĂšre de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu'il demande? Vous savez que je suis pauvre; l'argent qui m'en viendra, je le mettrai en rente ou je le prĂÂȘterai Ă usure. LĂ©lio. - Que FrĂ©dĂ©ric est lĂÂąche! Mon enfant, je pardonne Ă ta simplicitĂ© le compliment que tu me fais. Tu as de l'honneur Ă ta maniĂšre, et je ne vois nul inconvĂ©nient pour moi Ă te laisser profiter de la bassesse de FrĂ©dĂ©ric. Oui, reçois son argent; je veux bien que tu lui rapportes ce que je t'ai dit que j'Ă©tais, et ce que tu sais. Arlequin. - Votre foi? LĂ©lio. - Fais; j'y consens. Arlequin. - Ne vous gĂÂȘnez point, parlez-moi sans façon; je vous laisse la libertĂ©; rien de force. LĂ©lio. - Va ton chemin, et n'oublie pas surtout de lui marquer le souverain mĂ©pris que j'ai pour lui. Arlequin. - Je ferai votre commission. LĂ©lio. - J'aperçois la Princesse. Adieu, Arlequin, va gagner ton argent. ScĂšne III Arlequin, seul. Arlequin. - Quand on a un peu d'esprit, on accommode tout. Un butor aurait Ă©tĂ© chagriner son maĂtre sans lui en demander honnĂÂȘtement le privilĂšge. A cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitiĂ©, au moins... Mais voilĂ cette Princesse avec sa camarade. ScĂšne IV La Princesse, Hortense, Arlequin La Princesse, Ă Arlequin. - Il me semble avoir vu de loin ton maĂtre avec toi. Arlequin. - Il vous a semblĂ© la vĂ©ritĂ©, Madame; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas lĂ pour vous dĂ©dire. La Princesse. - Va le chercher, et dis-lui que j'ai Ă lui parler. Arlequin. - J'y cours, Madame. Il va et revient. Si je ne le trouve pas, qu'est-ce que je lui dirai? La Princesse. - Il ne peut pas encore ĂÂȘtre loin, tu le trouveras sans doute. Arlequin, Ă part. - Bon, je vais tout d'un coup chercher le seigneur FrĂ©dĂ©ric. ScĂšne V La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chĂšre Hortense, apparemment que ma rĂÂȘverie est contagieuse; car vous devenez rĂÂȘveuse aussi bien que moi. Hortense. - Que voulez-vous, Madame? Je vous vois rĂÂȘver, et cela me donne un air pensif; je vous copie de figure. La Princesse. - Vous copiez si bien, qu'on s'y mĂ©prendrait. Quant Ă moi, je ne suis point tranquille; le rapport que vous me faites de LĂ©lio ne me satisfait pas. Un homme Ă qui vous avez fait apercevoir que je l'aime, un homme Ă qui j'ai cru voir du penchant pour moi, devrait, Ă votre discours, donner malgrĂ© lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect; cela est bien froid. Hortense. - Mais, Madame, ordinairement le respect n'est ni chaud ni froid; je ne lui ai pas dit crĂ»ment La Princesse vous aime; il ne m'a pas rĂ©pondu crĂ»ment J'en suis charmĂ©; il ne lui a pas pris des transports; mais il m'a paru pĂ©nĂ©trĂ© d'un profond respect. J'en reviens toujours Ă ce respect, et je le trouve en sa place. La Princesse. - Vous ĂÂȘtes femme d'esprit; lui avez vous senti quelque surprise agrĂ©able? Hortense. - De la surprise? Oui, il en a montrĂ©; Ă l'Ă©gard de savoir si elle Ă©tait agrĂ©able ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu'il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu'on le devinĂÂąt; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui. La Princesse, souriant d'un air forcĂ©. - Vous ĂÂȘtes fort contente de lui, Hortense; N'y aurait-il rien d'Ă©quivoque lĂ -dessous? Qu'est-ce que cela signifie? Hortense. - Ce que signifie je suis contente de lui? Cela veut dire... En vĂ©ritĂ©, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui; on ne saurait expliquer cela qu'en le rĂ©pĂ©tant. Comment feriez-vous pour dire autrement? Je suis satisfaite de ce qu'il m'a rĂ©pondu sur votre chapitre; l'aimez-vous mieux de cette façon-lĂ ? La Princesse. - Cela est plus clair. Hortense. - C'est pourtant la mĂÂȘme chose. La Princesse. - Ne vous fĂÂąchez point; je suis dans une situation d'esprit qui mĂ©rite un peu d'indulgence. Il me vient des idĂ©es fĂÂącheuses, dĂ©raisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout; je crois que j'ai Ă©tĂ© jalouse de vous, oui de vous-mĂÂȘme, qui ĂÂȘtes la meilleure de mes amies, qui mĂ©ritez ma confiance, et qui l'avez. Vous ĂÂȘtes aimable, LĂ©lio l'est aussi; vous vous ĂÂȘtes vu tous deux; vous m'avez fait un rapport de lui qui n'a pas rempli mes espĂ©rances; je me suis Ă©garĂ©e lĂ -dessus; j'ai vu mille chimĂšres; vous Ă©tiez dĂ©jĂ ma rivale. Qu'est-ce que c'est que l'amour, ma chĂšre Hortense! OĂÂč est l'estime que j'ai pour vous, la justice que je dois vous rendre? Me reconnaissez-vous? Ne sont-ce pas lĂ les faiblesses d'un enfant que je rapporte? Hortense. - Oui; mais les faiblesses d'un enfant de votre ĂÂąge sont dangereuses, et je voudrais bien n'avoir rien Ă dĂ©mĂÂȘler avec elles. La Princesse. - Ecoutez; je n'ai pas tant de tort; tantĂÂŽt pendant que nous Ă©tions Ă cette fĂÂȘte, LĂ©lio n'a presque regardĂ© que vous, vous le savez bien. Hortense. - Moi, Madame? La Princesse. - HĂ© bien, vous n'en convenez pas; cela est mal entendu, par exemple; il semblerait qu'il y a du mystĂšre; n'ai-je pas remarquĂ© que les regards de LĂ©lio vous embarrassaient, et que vous n'osiez pas le regarder, par considĂ©ration pour moi sans doute?... Vous ne me rĂ©pondez pas? Hortense. - C'est que je vous vois en train de remarquer, et si je rĂ©ponds, j'ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma rĂ©ponse; cependant je n'y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire; si je me tais, c'est du mystĂšre; si je parle, autre mystĂšre; enfin je suis mystĂšre depuis les pieds jusqu'Ă la tĂÂȘte. En vĂ©ritĂ©, je n'ose pas me remuer; j'ai peur que vous n'y trouviez un Ă©quivoque. Quel Ă©trange amour que le vĂÂŽtre, Madame! Je n'en ai jamais vu de cette humeur-lĂ . La Princesse. - Encore une fois, je me condamne; mais vous n'ĂÂȘtes pas mon amie pour rien; vous ĂÂȘtes obligĂ©e de me supporter; j'ai de l'amour, en un mot, voilĂ mon excuse. Hortense. - Mais, Madame, c'est plus mon amour que le vĂÂŽtre; de la maniĂšre dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m'appartient pas; peut-on de fardeau plus ingrat? La Princesse, d'un air sĂ©rieux. - Hortense, je vous croyais plus d'attachement pour moi; et je ne sais que penser, aprĂšs tout, du dĂ©goĂ»t que vous tĂ©moignez. Quand je rĂ©pare mes soupçons Ă votre Ă©gard par l'aveu franc que je vous en fais, mon amour vous dĂ©plaĂt trop; je n'y comprends rien; on dirait presque que vous en avez peur. Hortense. - Ah la dĂ©sagrĂ©able situation! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sĂ»retĂ©! Que faudra-t-il donc que je devienne? Les remarques me suivent, je n'y saurais tenir; vous me dĂ©sespĂ©rez, je vous tourmente, toujours je vous fĂÂącherai en parlant, toujours je vous fĂÂącherai en ne disant mot je ne saurais donc me corriger; voilĂ une querelle fondĂ©e pour l'Ă©ternitĂ©; le moyen de vivre ensemble, j'aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rĂÂȘveuse; aprĂšs cela il faut que je m'explique. LĂ©lio m'a regardĂ©e, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m'estimez, vous me croyez fourbe; haine, amitiĂ©, soupçon, confiance, le calme, l'orage, vous mettez tout ensemble, je m'y perds, la tĂÂȘte me tourne, je ne sais oĂÂč je suis; je quitte la partie, je me sauve, je m'en retourne; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse. La Princesse, la caressant. - Non, ma chĂšre Hortense, vous ne me quitterez point; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m'aimiez; j'abjure toutes mes faiblesses; vous ĂÂȘtes mon amie, je suis la vĂÂŽtre, et cela durera toujours. Hortense. - Madame, cet amour-lĂ nous brouillera ensemble, vous le verrez; laissez-moi partir; comptez que je le fais pour le mieux. La Princesse. - Non, ma chĂšre; je vais faire arrĂÂȘter tous vos Ă©quipages, vous ne vous servirez que des miens; et, pour plus de sĂ»retĂ©, Ă toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu'avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble; voilĂ tous les voyages que vous ferez; point de mutinerie; je n'en rabattrai rien. A l'Ă©gard de LĂ©lio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera. Hortense. - Moi, voir LĂ©lio, Madame! Et si LĂ©lio me regarde? il a des yeux. Et si je le regarde? j'en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas? car tout est Ă©gal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d'un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite? les fermerai-je? les dĂ©tournerai-je? VoilĂ tout ce qu'on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D'ailleurs, s'il a toujours ce profond respect qui n'est pas de votre goĂ»t, vous vous en prendrez Ă moi, vous me direz encore Cela est bien froid; comme si je n'avais qu'Ă lui dire Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilĂ trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d'ĂÂȘtre aveugle, sourde et muette; je ne serais peut-ĂÂȘtre pas encore Ă l'abri de votre chicane. La Princesse. - Toute cette vivacitĂ©-lĂ ne me fait point de peur; je vous connais vous ĂÂȘtes bonne, mais impatiente; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd'hui. Hortense. - Souffrez que je m'Ă©loigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon sĂ©jour, nous rirons de mon absence; n'est-ce pas la mĂÂȘme chose? La Princesse. - Ne m'en parlez plus, vous m'affligez. Voici LĂ©lio, qu'apparemment Arlequin aura averti de ma part; prenez de grĂÂące, un air moins triste; je n'ai qu'un mot Ă lui dire; aprĂšs l'instruction que vous lui avez donnĂ©e, nous jugerons bientĂÂŽt de ses sentiments, par la maniĂšre dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang; mais il peut avoir le coeur pris. ScĂšne VI LĂ©lio, Hortense, La Princesse LĂ©lio. - Je me rends Ă vos ordres, Madame. Arlequin m'a dit que vous souhaitiez me parler. La Princesse. - Je vous attendais, LĂ©lio; vous savez quelle est la commission de l'ambassadeur du roi de Castille, qu'on est convenu d'en dĂ©libĂ©rer aujourd'hui. FrĂ©dĂ©ric s'y trouvera; mais c'est Ă vous seul Ă dĂ©cider. Il s'agit de ma main que le roi de Castille demande; vous pouvez l'accorder ou la refuser. Je ne vous dirai point quelles seraient mes intentions lĂ -dessus; je m'en tiens Ă souhaiter que vous les deviniez. J'ai quelques ordres Ă donner; je vous laisse un moment avec Hortense, Ă peine vous connaissez-vous encore, elle est mon amie, et je suis bien aise que l'estime que j'ai pour vous ait son aveu. Elle sort. ScĂšne VII LĂ©lio, Hortense LĂ©lio. - Enfin, Madame, il est temps que vous dĂ©cidiez de mon sort, il n'y a point de moments Ă perdre. Vous venez d'entendre la Princesse; elle veut que je prononce sur le mariage qu'on lui propose. Si je refuse de le conclure, c'est entrer dans ses vues, et lui dire que je l'aime; si je le conclus, c'est lui donner des preuves d'une indiffĂ©rence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante; que rĂ©solvez-vous en ma faveur? Il faut que je me dĂ©robe d'ici incessamment; mais vous, Madame, y resterez-vous? Je puis vous offrir un asile oĂÂč vous ne craindrez personne. Oserai-je espĂ©rer que vous consentiez aux mesures promptes et nĂ©cessaires?... Hortense. - Non, Monsieur, n'espĂ©rez rien, je vous prie; ne parlons plus de votre coeur, et laissez le mien en repos; vous le troublez, je ne sais ce qu'il est devenu; je n'entends parler que d'amour Ă droite et Ă gauche, il m'environne; il m'obsĂšde, et le vĂÂŽtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus. LĂ©lio. - Quoi! Madame, c'en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez? Hortense. - Si vous cherchez Ă m'attendrir, je vous avertis que je vous quitte; je n'aime point qu'on exerce mon courage. LĂ©lio. - Ah! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour rĂ©sister Ă ma douleur. Hortense. - Eh! Monsieur, je ne sais point ce qu'il m'en faut, et ne trouve point Ă propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent; brisons lĂ -dessus. LĂ©lio. - Il n'est que trop vrai que vous pouvez m'Ă©couter sans aucun risque. Hortense. - Il n'est que trop vrai! Oh! je suis plus difficile en vĂ©ritĂ©s que vous; et ce qui est trop vrai pour vous ne l'est pas assez pour moi. Je crois que j'irais loin avec vos sĂ»retĂ©s, surtout avec un garant comme vous! En vĂ©ritĂ©, Monsieur, vous n'y songez pas il n'est que trop vrai! Si cela Ă©tait si vrai, j'en saurais quelque chose; car vous me forcez, Ă vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas. LĂ©lio. - Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu'ai-je fait depuis tantĂÂŽt qui puisse mĂ©riter que vous la combattiez? Hortense. - Ce que vous avez fait? Pourquoi me rencontrez-vous ici? Qu'y venez-vous chercher? Vous ĂÂȘtes arrivĂ© Ă la cour; vous avez plu Ă la Princesse, elle vous aime; vous dĂ©pendez d'elle, j'en dĂ©pends de mĂÂȘme; elle est jalouse de moi voilĂ ce que vous avez fait, Monsieur, et il n'y a point de remĂšde Ă cela, puisque je n'en trouve point. LĂ©lio, Ă©tonnĂ©. - La Princesse est jalouse de vous? Hortense. - Oui, trĂšs jalouse peut-ĂÂȘtre actuellement sommes-nous observĂ©s l'un et l'autre; et aprĂšs cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver car enfin on se lasse. J'ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon coeur vous serait inutile; vous ne m'Ă©coutez point, vous vous plaisez Ă me pousser Ă bout. Eh! LĂ©lio, qu'est-ce que c'est que votre amour? Vous ne me mĂ©nagez point; aime-t-on les gens quand on les persĂ©cute, quand ils sont plus Ă plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nĂÂŽtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour Ă©viter de nous en faire davantage? Je refuse de vous aimer qu'est-ce que j'y gagne? Vous imaginez-vous que j'y prends plaisir? Non, LĂ©lio, non; le plaisir n'est pas grand. Vous ĂÂȘtes un ingrat; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les mĂ©ritez pas. Dites-moi, qu'est-ce qui m'empĂÂȘche de vous aimer? cela est-il si difficile? n'ai-je pas le coeur libre? n'ĂÂȘtes-vous pas aimable? ne m'aimez-vous pas assez? que vous manque-t-il? vous n'ĂÂȘtes pas raisonnable. Je vous refuse mon coeur avec le pĂ©ril qu'il y a de l'avoir; mon amour vous perdrait. VoilĂ pourquoi vous ne l'aurez point; voilĂ d'oĂÂč me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous? Que vous faut-il? Qu'appelez-vous aimer? Je n'y comprends rien. LĂ©lio, vivement. - C'est votre main qui manque Ă mon bonheur. Hortense, tendrement. - Ma main!... Ah! je ne pĂ©rirais pas seule, et le don que je vous en ferais me coĂ»terait mon Ă©poux; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu'il durĂÂąt longtemps. LĂ©lio, animĂ©. - Mon coeur ne peut suffire Ă toute ma tendresse. Madame, prĂÂȘtez-moi, de grĂÂące, un moment d'attention, je vais vous instruire. Hortense. - ArrĂÂȘtez, LĂ©lio; j'envisage un malheur qui me fait frĂ©mir; je ne sache rien de si cruel que votre obstination; il me semble que tout ce que vous me dites m'entretient de votre mort. Je vous avais priĂ© de laisser mon coeur en repos, vous n'en faites rien; voilĂ qui est fini; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d'abord contentĂ©e de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas Ă©pouvantĂ©; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurĂ©ment vous guĂ©riront de toute espĂ©rance. Voici donc, Ă la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours c'est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans rĂ©plique; il ne reste plus de question Ă faire. Je ne sortirai point de lĂ ; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une maniĂšre de m'expliquer plus dure, je m'en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre Ă vous en faire. Je ne pense pas qu'Ă prĂ©sent vous ayez envie de parler de votre amour; ainsi changeons de sujet. LĂ©lio. - Oui, Madame, je vois bien que votre rĂ©solution est prise. La seule espĂ©rance d'ĂÂȘtre uni pour jamais avec vous m'arrĂÂȘtait encore ici; je m'Ă©tais flattĂ©, je l'avoue; mais c'est bien peu de chose que l'intĂ©rĂÂȘt que l'on prend Ă un homme Ă qui l'on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien; vos refus n'en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame; il n'y a plus de sĂ©jour ici pour moi; je pars dans l'instant, et je ne vous oublierai jamais. Il s'Ă©loigne. Hortense, pendant qu'il s'en va. - Oh! je ne sais plus oĂÂč j'en suis; je n'avais pas prĂ©vu ce coup-lĂ . Elle l'appelle. LĂ©lio! LĂ©lio, revenant. - Que me voulez-vous, Madame? Hortense. - Je n'en sais rien; vous ĂÂȘtes au dĂ©sespoir, vous m'y mettez, je ne sais encore que cela. LĂ©lio. - Vous me haĂÂŻrez si je ne vous quitte. Hortense. - Je ne vous hais plus quand vous me quittez. LĂ©lio. - Daignez donc consulter votre coeur. Hortense. - Vous voyez bien les conseils qu'il me donne; vous partez, je vous rappelle; je vous rappellerai, si je vous renvoie; mon coeur ne finira rien. LĂ©lio. - Eh! Madame, ne me renvoyez plus; nous Ă©chapperons aisĂ©ment Ă tous les malheurs que vous craignez; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance... Hortense, vivement. - Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Echapper Ă nos malheurs! Ne s'agit-il pas de sortir d'ici? le pourrons-nous? n'a-t-on pas les yeux sur nous? ne serez-vous pas arrĂÂȘtĂ©? Adieu; je vous dois la vie; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vĂÂŽtre. Vous dites que vous m'aimez; non, je n'en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel; partez, ma tendresse vous l'ordonne; ou restez ici l'homme du monde le plus haĂÂŻ de moi, et le plus haĂÂŻssable que je connaisse. Elle s'en va comme en colĂšre. LĂ©lio, d'un ton de dĂ©pit. - Je partirai donc, puisque vous le voulez; mais vous prĂ©tendez me sauver la vie, et vous n'y rĂ©ussirez pas. Hortense, se retournant de loin. - Vous me rappelez donc Ă votre tour? LĂ©lio. - J'aime autant mourir que de ne vous plus voir. Hortense. - Ah! voyons donc les mesures que vous voulez prendre. LĂ©lio, transportĂ© de joie. - Quel bonheur! je ne saurais retenir mes transports. Hortense, nonchalamment. - Vous m'aimez beaucoup, je le sais bien; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures... LĂ©lio. - Que n'ai-je, au lieu d'une couronne qui m'attend, l'empire de la terre Ă vous offrir? Hortense, avec une surprise modeste. - Vous ĂÂȘtes nĂ© prince? Mais vous n'avez qu'Ă me garder votre coeur, vous ne me donnerez rien qui le vaille; achevons. LĂ©lio. - J'attends demain incognito un courrier du roi de LĂ©on, mon pĂšre. Hortense. - ArrĂÂȘtez, Prince; FrĂ©dĂ©ric vient, l'Ambassadeur le suit sans doute. Vous m'informerez tantĂÂŽt de vos rĂ©solutions. LĂ©lio. - Je crains encore vos inquiĂ©tudes. Hortense. - Et moi, je ne crains plus rien; je me sens l'imprudence la plus tranquille du monde; vous me l'avez donnĂ©e, je m'en trouve bien; c'est Ă vous Ă me la garantir, faites comme vous pourrez. LĂ©lio. - Tout ira bien, Madame; je ne conclurai rien avec l'Ambassadeur pour gagner du temps; je vous reverrai tantĂÂŽt. ScĂšne VIII L'Ambassadeur, LĂ©lio, FrĂ©dĂ©ric FrĂ©dĂ©ric, Ă part Ă l'Ambassadeur. - Vous sentirez, j'en suis sĂ»r, jusqu'oĂÂč va l'audace de ses espĂ©rances. L'Ambassadeur, Ă LĂ©lio. - Vous savez, Monsieur, ce qui m'amĂšne ici, et votre habiletĂ© me rĂ©pond du succĂšs de ma commission. Il s'agit d'un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maĂtre. Tout invite Ă le conclure; jamais union ne fut peut-ĂÂȘtre plus nĂ©cessaire. Vous n'ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prĂ©tendent avoir sur une partie de cet Etat, par les alliances... LĂ©lio. - Laissons lĂ ces droits historiques, Monsieur; je sais ce que c'est; et quand on voudra, la Princesse en produira de mĂÂȘme valeur sur les Etats du roi votre maĂtre. Nous n'avons qu'Ă relire aussi les alliances passĂ©es, vous verrez qu'il y aura quelqu'une de vos provinces qui nous appartiendra. FrĂ©dĂ©ric. - Effectivement vos droits ne sont pas fondĂ©s, et il n'est pas besoin d'en appuyer le mariage dont il s'agit. L'Ambassadeur. - Laissons-les donc pour le prĂ©sent, j'y consens; mais la trop grande proximitĂ© des deux Etats entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientĂÂŽt entre deux nations voisines, et dont les intĂ©rĂÂȘts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatiguĂ©s; mille occasions vous ont prouvĂ© que vos ressources sont inĂ©gales aux nĂÂŽtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez Ă des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n'avait Ă©tĂ© occupĂ©e ailleurs, les choses auraient bien changĂ© de face. LĂ©lio. - Point du tout; il en aurait Ă©tĂ© de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siĂšcles que cet Etat se dĂ©fend contre le vĂÂŽtre, oĂÂč sont vos progrĂšs? Je n'en vois point qui puissent justifier cette grande inĂ©galitĂ© de forces dont vous parlez. L'Ambassadeur. - Vous ne vous ĂÂȘtes soutenus que par des secours Ă©trangers. LĂ©lio. - Ces mĂÂȘmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services; et voilĂ comment subsistent les Etats la politique de l'un arrĂÂȘte l'ambition de l'autre. FrĂ©dĂ©ric. - Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillitĂ© durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu'un, et qui n'auraient plus qu'un mĂÂȘme maĂtre. LĂ©lio. - Fort bien; mais nos peuples n'ont-ils pas leurs lois particuliĂšres? Etes-vous sĂ»r, Monsieur, qu'ils voudront bien passer sous une domination Ă©trangĂšre, et peut-ĂÂȘtre se soumettre aux coutumes d'une nation qui leur est antipathique? L'Ambassadeur. - DĂ©sobĂ©iront-ils Ă leur souveraine? LĂ©lio. - Ils lui dĂ©sobĂ©iront par amour pour elle. FrĂ©dĂ©ric. - En ce cas-lĂ , il ne sera pas difficile de les rĂ©duire. LĂ©lio. - Y pensez-vous, Monsieur? S'il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l'entendez, ce n'est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos; il n'appartient qu'Ă la fureur d'un ennemi de leur faire un prĂ©sent si funeste. FrĂ©dĂ©ric, Ă part, Ă l'Ambassadeur. - Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit. L'Ambassadeur, Ă LĂ©lio. - Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose? LĂ©lio. - Je ne le rejette point; mais il mĂ©rite rĂ©flexion. Il faut examiner mĂ»rement les choses; aprĂšs quoi, je conseillerai Ă la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples; le seigneur FrĂ©dĂ©ric dira ses raisons, et moi les miennes. FrĂ©dĂ©ric. - On dĂ©cidera sur les vĂÂŽtres. L'Ambassadeur, Ă LĂ©lio. Me permettez-vous de vous parler Ă coeur ouvert? LĂ©lio. - Vous ĂÂȘtes le maĂtre. L'Ambassadeur. - Vous ĂÂȘtes ici dans une belle situation, et vous craignez d'en sortir, si la Princesse se marie; mais le Roi mon maĂtre est assez grand seigneur pour vous dĂ©dommager, et j'en rĂ©ponds pour lui. LĂ©lio, froidement. - Ah! de grĂÂące, ne citez point ici le Roi votre maĂtre; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l'associez point Ă vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d'une maniĂšre noble et digne d'eux; c'est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille. L'Ambassadeur. - ArrĂÂȘtons lĂ . Une discussion lĂ -dessus nous mĂšnerait trop loin; il ne me reste qu'un mot Ă vous dire; et ce n'est plus le roi de Castille, c'est moi qui vous parle Ă prĂ©sent. On m'a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s'agit, tout convenable, tout nĂ©cessaire qu'il est, si jamais la Princesse veut Ă©pouser un prince. On a prĂ©vu les difficultĂ©s que vous faites, et l'on prĂ©tend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n'ai pu les croire, et qui sont fondĂ©es, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore. LĂ©lio. - Vous m'allez encore parler Ă coeur ouvert, Monsieur, et si vous m'en croyez, vous n'en ferez rien; la franchise ne vous rĂ©ussit pas; le Roi votre maĂtre s'en est mal trouvĂ© tout Ă l'heure, et vous m'inquiĂ©tez pour la Princesse. L'Ambassadeur. - Ne craignez rien; loin de manquer moi-mĂÂȘme Ă ce que je lui dois, je ne veux que l'apprendre Ă ceux qui l'oublient. LĂ©lio. - Voyons; j'en sais tant lĂ -dessus, que je suis en Ă©tat de corriger vos leçons mĂÂȘmes. Que dit-on de moi? L'Ambassadeur. - Des choses hors de toute vraisemblance. FrĂ©dĂ©ric. - Ne les expliquez point; je crois savoir ce que c'est; on me les a dites aussi, et j'en ai ri comme d'une chimĂšre. LĂ©lio, regardant FrĂ©dĂ©ric. - N'importe; je serai bien aise de voir jusqu'oĂÂč va la lĂÂąche inimitiĂ© de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et Ă qui j'aurais fait bien du mal si j'avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu'un honnĂÂȘte homme se venge. Revenons. L'Ambassadeur. - Non, le seigneur FrĂ©dĂ©ric a raison; n'expliquons rien; ce sont des illusions. Un homme d'esprit comme vous, dont la fortune est dĂ©jĂ si prodigieuse, et qui la mĂ©rite, ne saurait avoir des sentiments aussi pĂ©rilleux que ceux qu'on vous attribue. La Princesse n'est sans doute que l'objet de vos respects; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le dĂ©truire, je vous conseillerais de porter la Princesse Ă un mariage avantageux Ă l'Etat. LĂ©lio. - Je vous suis trĂšs obligĂ© de vos conseils, Monsieur; mais j'ai regret Ă la peine que vous prenez de m'en donner. Jusqu'ici les Ambassadeurs n'ont jamais Ă©tĂ© les prĂ©cepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n'ose renverser l'ordre. Quand je verrai votre nouvelle mĂ©thode bien Ă©tablie, je vous promets de la suivre. L'Ambassadeur. - Je n'ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l'inclination pour la Princesse sur un portrait qu'il en a vu; c'est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l'Ă©galitĂ© d'ĂÂąge et la politique doivent presser de part et d'autre. S'il ne s'achĂšve pas, si vous en dĂ©tournez la Princesse par des motifs qu'elle ne sait pas, faites du moins qu'Ă son tour ce prince ignore les secrĂštes raisons qui s'opposent en vous Ă ce qu'il souhaite; la vengeance des princes peut porter loin; souvenez-vous-en. LĂ©lio. - Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l'examinerons plus Ă loisir; mais si les raisons secrĂštes que vous voulez dire Ă©taient rĂ©elles, Monsieur, je ne laisserais pas que d'embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez. L'Ambassadeur, outrĂ©. - De vous? LĂ©lio, froidement. - Oui, de moi. L'Ambassadeur. - Doucement; vous ne savez pas Ă qui vous parlez. LĂ©lio. - Je sais qui je suis, en voilĂ assez. L'Ambassadeur. - Laissez lĂ ce que vous ĂÂȘtes, et soyez sĂ»r que vous me devez respect. LĂ©lio. - Soit; et moi je n'ai, si vous le voulez, que mon coeur pour tout avantage; mais les Ă©gards que l'on doit Ă la seule vertu sont aussi lĂ©gitimes que les respects que l'on doit aux princes; et fussiez-vous le roi de Castille mĂÂȘme, si vous ĂÂȘtes gĂ©nĂ©reux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manquĂ© de respect, supposĂ© que je vous en doive; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle mĂ©ritaient de votre part plus d'attention que vous ne leur en avez donnĂ©. Cependant je continuerai Ă vous respecter, puisque vous dites qu'il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s'agit est vraiment convenable. Il sort fiĂšrement. ScĂšne IX FrĂ©dĂ©ric, L'Ambassadeur FrĂ©dĂ©ric. - La maniĂšre dont vous venez de lui parler me fait prĂ©sumer bien des choses; peut-ĂÂȘtre sous le titre d'Ambassadeur nous cachez-vous... L'Ambassadeur. - Non, Monsieur, il n'y a rien Ă prĂ©sumer; c'est un ton que j'ai cru pouvoir prendre avec un aventurier que le sort a Ă©levĂ©. FrĂ©dĂ©ric. - Eh bien! que dites-vous de cet homme-lĂ ? L'Ambassadeur. - Je dis que je l'estime. FrĂ©dĂ©ric. - Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez rĂ©ussir; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nĂÂŽtres? L'Ambassadeur. - J'y consens, Ă condition que nous ne tenterons rien qui soit indigne de nous; je veux le combattre gĂ©nĂ©reusement, comme il le mĂ©rite. FrĂ©dĂ©ric. - Toutes actions sont gĂ©nĂ©reuses, quand elles tendent au bien gĂ©nĂ©ral. L'Ambassadeur. - Ne vous en fiez pas Ă vous vous haĂÂŻssez LĂ©lio, et la haine entend mal Ă faire des maximes d'honneur. Je tĂÂącherai de voir aujourd'hui la Princesse. Je vous quitte, j'ai quelques dĂ©pĂÂȘches Ă faire, nous nous reverrons tantĂÂŽt. ScĂšne X FrĂ©dĂ©ric, Arlequin, arrivant tout essoufflĂ©. FrĂ©dĂ©ric, Ă part. - Monsieur l'Ambassadeur me paraĂt bien scrupuleux! Mais voici Arlequin qui accourt Ă moi. Arlequin. - Par la mardi! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope aprĂšs vous; vous ĂÂȘtes plus difficile Ă trouver qu'une botte de foin dans une aiguille. FrĂ©dĂ©ric. - Je ne me suis pourtant pas Ă©cartĂ©; as-tu quelque chose Ă me dire? Arlequin. - Attendez, je crois que j'ai laissĂ© ma respiration par les chemins; ouf... FrĂ©dĂ©ric. - Reprends haleine. Arlequin. - Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi! ohi! Je vous ai Ă©tĂ© chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines; je trottais par-ci, je trottais par-lĂ , je trottais partout; et y allons vite, et boute et gare. N'avez-vous pas vu le seigneur FrĂ©dĂ©ric? HĂ© non, mon ami! OĂÂč diable est-il donc? que la peste l'Ă©touffe! Et puis je cours encore, patati, patata; je jure, je rencontre un porteur d'eau, je renverse son eau N'avez-vous pas vu le seigneur FrĂ©dĂ©ric? Attends, attends, je vais te donner du seigneur FrĂ©dĂ©ric par les oreilles. Moi, je m'enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret? J'y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m'apaise, et puis je reviens; et puis vous voilĂ . FrĂ©dĂ©ric. - AchĂšve; sais-tu quelque chose? Tu me donnes bien de l'impatience. Arlequin. - Cent mille Ă©cus ne seraient pas dignes de me payer ma peine; pourtant j'en rabattrai beaucoup. FrĂ©dĂ©ric. - Je n'ai point d'argent sur moi, mais je t'en promets au sortir d'ici. Arlequin. - Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse Ă la maison? Si j'avais su cela, je ne vous aurais pas trouvĂ©; car, pendant que j'y suis, il faut que je vous tienne. FrĂ©dĂ©ric. - Tu n'y perdras rien; parle, que sais-tu? Arlequin. - De bonnes choses, c'est du nanan. FrĂ©dĂ©ric. - Voyons. Arlequin. - Cet argent promis m'envoie des scrupules; si vous pouviez me donner des gages; ce petit diamant qui est Ă votre doigt, par exemple? quand cela promet de l'argent, cela tient parole. FrĂ©dĂ©ric. - Prends; le voilĂ pour garant de la mienne; ne me fais plus languir. Arlequin. - Vous ĂÂȘtes honnĂÂȘte homme, et votre bague aussi. Or donc, tantĂÂŽt, Monsieur LĂ©lio, qui vous mĂ©prise que c'est une bĂ©nĂ©diction, il parlait Ă lui tout seul... FrĂ©dĂ©ric. - Bon! Arlequin. - Oui, bon!... VoilĂ la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle? FrĂ©dĂ©ric, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Tu m'en fais venir l'idĂ©e. Oui; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier; conforme-toi Ă ce que tu m'entendras dire. ScĂšne XI La Princesse, Hortense, FrĂ©dĂ©ric, Arlequin La Princesse. - Eh bien! FrĂ©dĂ©ric, qu'a-t-on conclu avec l'Ambassadeur? FrĂ©dĂ©ric. - Madame, Monsieur LĂ©lio penche Ă croire que sa proposition est recevable. La Princesse. - Lui, son sentiment est que j'Ă©pouse le roi de Castille? FrĂ©dĂ©ric. - Il n'a demandĂ© que le temps d'examiner un peu la chose. La Princesse. - Je n'aurais pas cru qu'il dĂ»t penser comme vous le dites. Arlequin, derriĂšre elle. - Il en pense, ma foi, bien d'autres! La Princesse. - Ah! te voilĂ ? A FrĂ©dĂ©ric. Que faites-vous de son valet ici? FrĂ©dĂ©ric. - Quand vous ĂÂȘtes arrivĂ©e, Madame, il venait, disait-il, me dĂ©clarer quelque chose qui vous concerne, et que le zĂšle qu'il a pour vous l'oblige de dĂ©couvrir. Monsieur LĂ©lio y est mĂÂȘlĂ©; mais je n'ai pas eu encore le temps de savoir ce que c'est. La Princesse. - Sachons-le; de quoi s'agit-il? Arlequin. - C'est que, voyez-vous, Madame, il n'y a mardi point de chanson Ă cela, je suis bon serviteur de Votre PrincipautĂ©. Hortense. - Eh quoi Madame, pouvez-vous prĂÂȘter l'oreille aux discours de pareilles gens? La Princesse. - On s'amuse de tout. Continue. Arlequin. - Je n'entends ni Ă dia ni Ă huau, quand on ne vous rend pas la rĂ©vĂ©rence qui vous appartient. La Princesse. - A merveille. Mais viens au fait sans compliment. Arlequin. - Oh! dame, quand on vous parle, Ă vous autres, ce n'est pas le tout que d'ĂÂŽter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. A cette heure voilĂ mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantĂÂŽt j'Ă©coutais Monsieur LĂ©lio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il Ă©tait devant moi, et moi derriĂšre. Or, ne vous dĂ©plaise, il ne savait pas que j'Ă©tais lĂ ; il se virait, je me virais; c'Ă©tait une farce. Tout d'un coup il ne s'est plus virĂ©, et puis s'est mis Ă dire comme cela Ouf je suis diablement embarrassĂ©. Moi j'ai devinĂ© qu'il avait de l'embarras. Quand il a eu dit cela, il n'a rien dit davantage, il s'est promenĂ©; ensuite il y a pris un grand frisson. Hortense. - En vĂ©ritĂ©, Madame, vous m'Ă©tonnez. La Princesse. - Que veux-tu dire un frisson? Arlequin. - Oui, il a dit Je tremble. Et ce n'Ă©tait pas pour des prunes, le gaillard! Car, a-t-il repris, j'ai lorgnĂ© ma gentille maĂtresse pendant cette belle fĂÂȘte; et si cette Princesse, qui est plus fine qu'un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j'en dis du mirlirot. LĂ -dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu! a-t-il dit, j'ai du guignon je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient Ă le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu! ai-je dit en moi-mĂÂȘme, friponner, c'est le fait des larrons, et non pas d'une Princesse qui est fidĂšle comme l'or. Vertuchoux! qu'est-ce que c'est que tout ce tripotage-lĂ ? toutes ces paroles-lĂ ont mauvaise mine; mon patron songe Ă la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse Ă qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnĂÂȘte garçon, et voilĂ que je vous dĂ©couvre le pot aux roses peut-ĂÂȘtre que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaĂt. Hortense, Ă part. - Quelle aventure! FrĂ©dĂ©ric, Ă la Princesse. - Madame, vous m'avez dit quelquefois que je prĂ©sumais mal de LĂ©lio; voyez l'abus qu'il fait de votre estime. La Princesse. - Taisez-vous; je n'ai que faire de vos rĂ©flexions. A Arlequin. Pour toi, je vais t'apprendre Ă trahir ton maĂtre, Ă te mĂÂȘler de choses que tu ne devais pas entendre et Ă me compromettre dans l'impertinente rĂ©pĂ©tition que tu en fais; une Ă©troite prison me rĂ©pondra de ton silence. Arlequin, se mettant Ă genoux. - Ah! ma bonne dame, ayez pitiĂ© de moi; arrachez-moi la langue, et laissez-moi la clef des champs. MisĂ©ricorde, ma reine! je ne suis qu'un butor, et c'est ce misĂ©rable conseiller de malheur qui m'a brouillĂ© avec votre charitable personne. La princesse. - Comment cela? FrĂ©dĂ©ric. - Madame, c'est un valet qui vous parle, et qui cherche Ă se sauver; je ne sais ce qu'il veut dire. Hortense. - Laissez, laissez-le parler, Monsieur. Arlequin, Ă FrĂ©dĂ©ric. - Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m'avez pas voulu croire. Je ne suis qu'un chĂ©tif valet, et si pourtant, je voulais ĂÂȘtre homme de bien; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n'a jamais eu le coeur d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme. FrĂ©dĂ©ric. - Il va vous en imposer, Madame. La Princesse. - Taisez-vous, vous dis-je; je veux qu'il parle. Arlequin. - Tenez, Madame, voilĂ comme cela est venu. Il m'a trouvĂ© comme j'allais tout droit devant moi... Veux-tu me faire un plaisir? m'a-t-il dit. - HĂ©las! de toute mon ĂÂąme, car je suis bon et serviable de mon naturel. - Tiens, voilĂ une pistole. - Grand merci. - En voilĂ encore une autre. - Donnez, mon brave homme. - Prends encore cette poignĂ©e de pistoles. - Et oui-da, mon bon Monsieur. - Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire Ă ton maĂtre? - Et pourquoi cela? - Pour rien, par curiositĂ©. - Oh! non, mon compĂšre, non. - Mais je te donnerai tant de bonnes drogues; je te ferai ci, je te ferai cela; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles; je la tiens dans ma manche; je te la garde. - Oh! oh! montrez-la pour voir. - Je l'ai laissĂ©e au logis; mais, suis-moi, tu l'auras. - Non, non, brocanteur, non. - Quoi! tu ne veux pas d'une jolie fille?... A la vĂ©ritĂ©, Madame, cette fille-lĂ me trottait dans l'ĂÂąme; il me semblait que je la voyais, qu'elle Ă©tait blanche, potelĂ©e. Quelle satisfaction! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un CĂ©sar; vous m'auriez mangĂ© de plaisir en voyant mon courage; Ă la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent Ă©cus par an, et j'ai dĂ©jĂ reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu'elle n'est pas lĂ ; sans compter une prophĂ©tie qui a parlĂ©, Ă ce qu'ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie. La Princesse. - Comment s'appelle-t-elle, cette fille? Arlequin. - Lisette. Ah! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie; avec cette crĂ©ature-lĂ , il faut que l'honneur d'un homme plie bagage, il n'y a pas moyen. FrĂ©dĂ©ric. - Un misĂ©rable comme celui-lĂ peut-il imaginer tant d'impostures? Arlequin. - Tenez, Madame, voilĂ encore sa bague qu'il m'a mise en gage pour de l'argent qu'il me doit donner tantĂÂŽt. Regardez mon innocence. Vous qui ĂÂȘtes une princesse, si on vous donnait tant d'argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir? Mettez la main sur la conscience. Je n'ai rien inventĂ©; j'ai dit ce que Monsieur LĂ©lio a dit. Hortense, Ă part. - Juste ciel! La Princesse, Ă FrĂ©dĂ©ric en s'en allant. - Je verrai ce que je dois faire de vous, FrĂ©dĂ©ric; mais vous ĂÂȘtes le plus indigne et le plus lĂÂąche de tous les hommes. Arlequin. - HĂ©las! dĂ©livre-moi de la prison. La Princesse. - Laisse-moi. Hortense, dĂ©concertĂ©e. - Voulez-vous que je vous suive, Madame? La Princesse. - Non, Madame, restez, je suis bien aise d'ĂÂȘtre seule; mais ne vous Ă©cartez point. ScĂšne XII FrĂ©dĂ©ric, Hortense, Arlequin Arlequin. - Me voilĂ bien accommodĂ©! je suis un bel oiseau! j'aurai bon air en cage! Et puis aprĂšs cela fiez-vous aux prophĂ©ties! prenez des pensions, et aimez les filles! Pauvre Arlequin! adieu la joie; je n'userai plus de souliers, on va m'enfermer dans un Ă©tui, Ă cause de ce Sarrasin-lĂ en montrant FrĂ©dĂ©ric. FrĂ©dĂ©ric. - Que je suis malheureux, Madame! Vous n'avez jamais paru me vouloir du mal; dans la situation oĂÂč m'a mis un zĂšle imprudent pour les intĂ©rĂÂȘts de la Princesse, puis-je espĂ©rer de vous une grĂÂące? Hortense, outrĂ©e. - Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu'on vous ĂÂŽte la vie, pour vous dĂ©livrer du malheur d'ĂÂȘtre dĂ©testĂ© de tous les hommes? VoilĂ , je pense, tout le service qu'on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi. ScĂšne XIII LĂ©lio, arrive, Hortense, FrĂ©dĂ©ric, Arlequin FrĂ©dĂ©ric. - Que vous ai-je fait, Madame Arlequin, voyant LĂ©lio. - Ah! mon maĂtre bien-aimĂ©, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilĂšge que vous m'avez donnĂ© tantĂÂŽt; eh bien ce privilĂšge est ma perdition pour deux ou trois petites miettes de paroles que j'ai lĂÂąchĂ©es de vous Ă la Princesse, elle veut que je garde la chambre; et j'allais faire mes fiançailles. LĂ©lio. - Que signifient les paroles qu'il a dites, Madame? Je m'aperçois qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire dans le palais; les gardes m'ont reçu avec une froideur qui m'a surpris; qu'est-il arrivĂ©? Hortense. - Votre valet, payĂ© par FrĂ©dĂ©ric, a rapportĂ© Ă la Princesse ce qu'il vous a entendu dire dans un moment oĂÂč vous vous croyiez seul. LĂ©lio. - Eh qu'a-t-il rapportĂ©? Hortense. - Que vous aimiez certaine dame; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l'eĂ»t vu regarder pendant la fĂÂȘte, et ne vous l'ĂÂŽtĂÂąt, si elle savait que vous l'aimiez. LĂ©lio. - Et cette dame, l'a-t-on nommĂ©e? Hortense. - Non; mais apparemment on la connaĂt bien; et voilĂ l'obligation que vous avez Ă FrĂ©dĂ©ric, dont les prĂ©sents ont corrompu votre valet. Arlequin. - Oui, c'est fort bien dit; il m'a corrompu; j'avais le coeur plus net qu'une perle; j'Ă©tais tout Ă fait gentil; mais depuis que je l'ai frĂ©quentĂ©, je vaux moins d'Ă©cus que je ne valais de mailles. FrĂ©dĂ©ric, se retirant de son abstraction. - Oui, Monsieur, je vous l'avouerai encore une fois, j'ai cru bien servir l'Etat et la Princesse en tĂÂąchant d'arrĂÂȘter votre fortune; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai priĂ© de travailler Ă me faire premier ministre, il est vrai; mais quel pouvait ĂÂȘtre mon dessein? Suis-je dans un ĂÂąge Ă souhaiter un emploi si fatigant? Non, Monsieur; trente annĂ©es d'exercice m'ont rassasiĂ© d'emplois et d'honneurs, il ne me faut que du repos; mais je voulais m'assurer de vos idĂ©es, et voir si vous aspiriez vous-mĂÂȘme au rang que je feignais de souhaiter. J'allais dans ce cas parler Ă la Princesse, et la dĂ©tourner, autant que j'aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout Ă fait inconnues. Pour achever de vous pĂ©nĂ©trer, je vous ai offert ma fille; vous l'avez refusĂ©e; je l'avais prĂ©vu, et j'ai tremblĂ© du projet dont je vous ai soupçonnĂ© sur ce refus, et du succĂšs que pouvait avoir ce projet mĂÂȘme. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous ĂÂȘtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son coeur de quoi lui faire oublier ses vĂ©ritables intĂ©rĂÂȘts et les nĂÂŽtres, qui Ă©taient qu'elle Ă©pousĂÂąt le roi de Castille. VoilĂ ce que j'apprĂ©hendais, et la raison de tous les efforts que j'ai fait contre vous. Vous m'avez cru jaloux de vous, quand je n'Ă©tais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires Ă mes pareils; et ne me connaissant pas, il vous Ă©tait permis de me confondre avec eux, de mĂ©connaĂtre un zĂšle assez rare, et qui d'ailleurs se montrait par des actions Ă©quivoques. Quoi qu'il en soit, tout louable qu'il est, ce zĂšle, je me vois prĂšs d'en ĂÂȘtre la victime. J'ai combattu vos desseins, parce qu'ils m'ont paru dangereux. Peut-ĂÂȘtre ĂÂȘtes-vous digne qu'ils rĂ©ussissent, et la maniĂšre dont vous en userez avec moi dans l'Ă©tat oĂÂč je suis, l'usage que vous ferez de votre crĂ©dit auprĂšs de la Princesse, enfin la destinĂ©e que j'Ă©prouverai, dĂ©cidera de l'opinion que je dois avoir de vous. Si je pĂ©ris aprĂšs d'aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompĂ© sur votre compte; je pĂ©rirai du moins avec la consolation d'avoir Ă©tĂ© l'ennemi d'un homme qui, en effet, n'Ă©tait pas vertueux. Si je ne pĂ©ris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent. Arlequin. - Il n'y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue. LĂ©lio, Ă FrĂ©dĂ©ric. - Je vous sauverai si je puis, FrĂ©dĂ©ric; vous me faites du tort; mais l'honnĂÂȘte homme n'est pas mĂ©chant, et je ne saurais refuser ma pitiĂ© aux opprobres dont vous couvre votre caractĂšre. FrĂ©dĂ©ric. - Votre pitiĂ©!... Adieu, LĂ©lio; peut-ĂÂȘtre Ă votre tour aurez-vous besoin de la mienne. Il s'en va. LĂ©lio, Ă Arlequin. - Va m'attendre. Arlequin sort en pleurant. ScĂšne XIV LĂ©lio, Hortense LĂ©lio. - Vous l'avez prĂ©vu, Madame, mon amour vous met dans le pĂ©ril, et je n'ose presque vous regarder. Hortense. - Quoi! l'on va peut-ĂÂȘtre me sĂ©parer d'avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime! Montrez-moi du moins combien vous m'aimez, je veux vous voir. LĂ©lio, lui baisant la main. - Je vous adore. Hortense. - J'en dirai autant que vous, si vous le voulez; cela ne tient Ă rien; je ne vous verrai plus, je ne me gĂÂȘne point, je dis tout. LĂ©lio. - Quel bonheur! mais qu'il est traversĂ©; cependant, Madame, ne vous alarmez point, je vais dĂ©clarer qui je suis Ă la Princesse, et lui avouer... Hortense. - Lui dire qui vous ĂÂȘtes!... Je vous le dĂ©fends; c'est une ĂÂąme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l'aimiez, elle vous aurait Ă©pousĂ©, tout inconnu que vous lui ĂÂȘtes; elle verrait Ă prĂ©sent que vous lui convenez. Vous ĂÂȘtes dans son palais sans secours, vous m'avez donnĂ© votre coeur, tout cela serait affreux pour elle; vous pĂ©ririez, j'en suis sĂ»re; elle est dĂ©jĂ jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l'esprit; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela; mon amour le dit; fiez-vous Ă lui, il vous connaĂt bien. Se voir enlever un homme comme vous! vous ne savez pas ce que c'est; j'en frĂ©mis, n'en parlons plus. Laissez-vous gouverner; rĂ©glons-nous sur les Ă©vĂ©nements, je le veux. Peut-ĂÂȘtre allez-vous ĂÂȘtre arrĂÂȘtĂ©; ne restons point ici, retirons-nous; je suis mourante de frayeur pour vous; mon cher Prince, que vous m'avez donnĂ© d'amour! N'importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu; ne restons point Ă prĂ©sent ensemble, peut-ĂÂȘtre nous verrons-nous libres. LĂ©lio. - Je vous obĂ©is; mais si l'on s'en prend Ă vous, vous devez me laisser faire. Acte III ScĂšne premiĂšre Hortense, seule. Hortense. - La Princesse m'envoie chercher que je crains la conversation que nous aurons ensemble! Que me veut-elle? aurait-elle encore dĂ©couvert quelque chose? Il a fallu me servir d'Arlequin, qui m'a paru fidĂšle. On n'a permis qu'Ă lui de voir LĂ©lio. M'aurait-il trahi? l'aurait-on surpris? Voici quelqu'un, retirons-nous, c'est peut-ĂÂȘtre la Princesse, et je ne veux pas qu'elle me voie dans ce moment-ci. ScĂšne II Arlequin, Lisette Lisette. - Il semble que vous vous dĂ©fiez de moi, Arlequin; vous ne m'apprenez rien de ce qui vous regarde. La Princesse vous a tantĂÂŽt envoyĂ© chercher; est-elle encore fĂÂąchĂ©e contre nous? Qu'a-t-elle dit? Arlequin. - D'abord, elle ne m'a rien dit, elle m'a regardĂ© d'un air suffisant; moi, la peur m'a pris; je me tenais comme cela tout dans un tas; ensuite elle m'a dit approche. J'ai donc avancĂ© un pied, et puis un autre pied, et puis un troisiĂšme pied, et de pied en pied je me suis trouvĂ© vers elle, mon chapeau sur mes deux mains. Lisette. - AprĂšs?... Arlequin. - AprĂšs, nous sommes entrĂ©s en conversation; elle m'a dit veux-tu que je te pardonne ce que tu as fait? Tout comme il vous plaira, ai-je dit, je n'ai rien Ă vous commander, ma bonne dame. Elle a rĂ©pondu Va-t'en dire Ă Hortense que ton maĂtre, Ă qui on t'a permis de parler, t'a donnĂ© en secret ce billet pour elle. Tu me rapporteras sa rĂ©ponse. Madame, dormez en repos, et tenez-vous gaillarde; vous voyez le premier homme du monde pour donner une bourde, vous ne la donneriez pas mieux que moi; car je mens Ă faire plaisir, foi de garçon d'honneur. Lisette. - Vous avez pris le billet? Arlequin. - Oui, bien proprement. Lisette. - Et vous l'avez portĂ© Ă Hortense? Arlequin. - Oui, mais la prudence m'a pris, et j'ai fait une rĂ©flexion; j'ai dit Par la mardi, c'est que cette Princesse avec Hortense veut Ă©prouver si je serai encore un coquin. Lisette. - HĂ© bien, Ă quoi vous a conduit cette rĂ©flexion-lĂ ? Avez-vous dit Ă Hortense que ce billet venait de la Princesse, et non pas de Monsieur LĂ©lio? Arlequin. - Vous l'avez devinĂ©, ma mie. Lisette. - Et vous croyez qu'Hortense est de concert avec la Princesse, et qu'elle lui rendra compte de votre sincĂ©ritĂ©? Arlequin. - Eh quoi donc? elle ne l'a pas dit; mais plus fin que moi n'est pas bĂÂȘte. Lisette. - Qu'a-t-elle rĂ©pondu Ă votre message? Arlequin. - Oh, elle a voulu m'enjĂÂŽler, en me disant que j'Ă©tais un honnĂÂȘte garçon; ensuite elle a fait semblant de griffonner un papier pour Monsieur LĂ©lio. Lisette. - Qu'elle vous a recommandĂ© de lui rendre? Arlequin. - Oui; mais il n'aura pas besoin de lunettes pour le lire; c'est encore une attrape qu'on me fait. Lisette. - Et qu'en ferez-vous donc? Arlequin. - Je n'en sais rien; mon honneur est dans l'embarras lĂ -dessus. Lisette. - Il faut absolument le remettre Ă la Princesse, Arlequin, n'y manquez pas; son intention n'Ă©tait pas que vous avouassiez que ce billet venait d'elle; par bonheur que votre aveu n'a servi qu'Ă persuader Ă Hortense qu'elle pouvait se fier Ă vous; peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme ne vous aurait-elle pas donnĂ© un billet pour LĂ©lio sans cela; votre imprudence a rĂ©ussi; mais encore une fois, remettez la rĂ©ponse Ă la Princesse, elle ne vous pardonnera qu'Ă ce prix. Arlequin. - Votre foi? Lisette. - J'entends du bruit, c'est peut-ĂÂȘtre elle qui vient pour vous le demander. Adieu; vous me direz ce qui en sera arrivĂ©. ScĂšne III Arlequin, La Princesse Arlequin, seul un moment. - TantĂÂŽt on voulait m'emprisonner pour une fourberie; et Ă cette heure, pour une fourberie, on me pardonne. Quel galimatias que l'honneur de ce pays-ci! La Princesse. - As-tu vu Hortense? Arlequin. - Oui, Madame, je lui ai menti, suivant votre ordonnance. La Princesse. - A-t-elle fait rĂ©ponse? Arlequin. - Notre tromperie va Ă merveille; j'ai un billet doux pour Monsieur LĂ©lio. La Princesse. - Juste ciel! donne vite et retire-toi. Arlequin, aprĂšs avoir fouillĂ© dans toutes ses poches, les vide, et en tire toutes sortes de brimborions. - Ah! le maudit tailleur, qui m'a fait des poches percĂ©es! Vous verrez que la lettre aura passĂ© par ce trou-lĂ . Attendez, attendez, j'oubliais une poche; la voilĂ . Non; peut-ĂÂȘtre que je l'aurai oubliĂ©e Ă l'office, oĂÂč j'ai Ă©tĂ© pour me rafraĂchir. La Princesse. - Va la chercher, et me l'apporte sur-le-champ... Arlequin s'en va... Elle continue. ScĂšne IV La Princesse La Princesse. - Indigne amie, tu lui fais rĂ©ponse, et me voici convaincue de ta trahison, tu ne l'aurais jamais avouĂ© sans ce malheureux stratagĂšme, qui ne m'instruit que trop; allons, poursuivons mon projet, privons l'ingrat de ses honneurs, qu'il ait la douleur de voir son ennemi en sa place, promettons ma main au roi de Castille, et punissons aprĂšs les deux perfides de la honte dont ils me couvrent. La voici; contraignons-nous, en attendant le billet qui doit la convaincre. ScĂšne V La Princesse, Hortense Hortense. - Je me rends Ă vos ordres, Madame, on m'a dit que vous vouliez me parler. La Princesse. - Vous jugez bien que, dans l'Ă©tat oĂÂč je suis, j'ai besoin de consolation, Hortense; et ce n'est qu'Ă vous seule Ă qui je puis ouvrir mon coeur. Hortense. - HĂ©las! Madame, j'ose vous assurer que vos chagrins sont les miens. La Princesse, Ă part. - Je le sais bien, perfide... Je vous ai confiĂ© mon secret comme Ă la seule amie que j'aie au monde; LĂ©lio ne m'aime point, vous le savez. Hortense. - On aurait de la peine Ă se l'imaginer; et Ă votre place, je voudrais encore m'Ă©claircir. Il entre peut-ĂÂȘtre dans son coeur plus de timiditĂ© que d'indiffĂ©rence. La Princesse. - De la timiditĂ©, Madame! Votre amitiĂ© pour moi vous fournit des motifs de consolation bien faibles, ou vous ĂÂȘtes bien distraite! Hortense. - On ne peut ĂÂȘtre plus attentive que je le suis, Madame. La Princesse. - Vous oubliez pourtant les obligations que je vous ai; lui, n'oser me dire qu'il m'aime! eh! ne l'avez-vous pas informĂ© de ma part des sentiments que j'avais pour lui? Hortense. - J'y pensais tout Ă l'heure, Madame; mais je crains de l'en avoir mal informĂ©. Je parlais pour une princesse; la matiĂšre Ă©tait dĂ©licate, je vous aurai peut-ĂÂȘtre un peu trop mĂ©nagĂ©e, je me serai expliquĂ©e d'une maniĂšre obscure, LĂ©lio ne m'aura pas entendue et ce sera ma faute. La Princesse. - Je crains, Ă mon tour, que votre mĂ©nagement pour moi n'ait Ă©tĂ© plus loin que vous ne dites; peut-ĂÂȘtre ne l'avez-vous pas entretenu de mes sentiments; peut-ĂÂȘtre l'avez-vous trouvĂ© prĂ©venu pour une autre; et vous, qui prenez Ă mon coeur un intĂ©rĂÂȘt si tendre, si gĂ©nĂ©reux, vous m'avez fait un mystĂšre de tout ce qui s'est passĂ©; c'est une discrĂ©tion prudente, dont je vous crois trĂšs capable. Hortense. - Je lui ai dit que vous l'aimiez, Madame, soyez-en persuadĂ©e. La Princesse. - Vous lui avez dit que je l'aimais, et il ne vous a pas entendue, dites-vous? Ce n'est pourtant pas s'expliquer d'une maniĂšre Ă©nigmatique; je suis outrĂ©e, je suis trahie, mĂ©prisĂ©e, et par qui, Hortense? Hortense. - Madame, je puis vous ĂÂȘtre importune en ce moment-ci; je me retirerai, si vous voulez. La Princesse. - C'est moi qui vous suis Ă charge; notre conversation vous fatigue, je le sens bien; mais cependant restez, vous me devez un peu de complaisance. Hortense. - HĂ©las! Madame, si vous lisiez dans mon coeur, vous verriez combien vous m'inquiĂ©tez. La Princesse, Ă part. - Ah! je n'en doute pas... Arlequin ne vient point... Calmez cependant vos inquiĂ©tudes sur mon compte; ma situation est triste, Ă la vĂ©ritĂ©; j'ai Ă©tĂ© le jouet de l'ingratitude et de la perfidie; mais j'ai pris mon parti. Il ne me reste plus qu'Ă dĂ©couvrir ma rivale, et cela va ĂÂȘtre fait; vous auriez pu me la faire connaĂtre, sans doute; mais vous la trouvez trop coupable, et vous avez raison. Hortense. - Votre rivale! mais en avez-vous une, ma chĂšre Princesse? Ne serait-ce pas moi que vous soupçonneriez encore? parlez-moi franchement, c'est moi, vos soupçons continuent. LĂ©lio, disiez-vous tantĂÂŽt, m'a regardĂ©e pendant la fĂÂȘte, Arlequin en dit autant, vous me condamnez lĂ -dessus, vous n'envisagez que moi voilĂ comment l'amour juge. Mais mettez-vous l'esprit en repos; souffrez que je me retire, comme je le voulais. Je suis prĂÂȘte Ă partir tout Ă l'heure, indiquez-moi l'endroit oĂÂč vous voulez que j'aille, ĂÂŽtez-moi la libertĂ©, s'il est nĂ©cessaire, rendez-la ensuite Ă LĂ©lio, faites-lui un accueil obligeant, rejetez sa dĂ©tention sur quelques faux avis; montrez-lui dĂšs aujourd'hui plus d'estime, plus d'amitiĂ© que jamais, et de cette amitiĂ© qui le frappe, qui l'avertisse de vous Ă©tudier; et dans trois jours, dans vingt-quatre heures, peut-ĂÂȘtre saurez-vous Ă quoi vous en tenir avec lui. Vous voyez comment je m'y prends avec vous; voilĂ , de mon cĂÂŽtĂ©, tout ce que je puis faire. Je vous offre tout ce qui dĂ©pend de moi pour vous calmer, bien mortifiĂ©e de n'en pouvoir faire davantage. La Princesse. - Non, Madame, la vĂ©ritĂ© mĂÂȘme ne peut s'expliquer d'une maniĂšre plus naĂÂŻve. Et que serait-ce donc que votre coeur, si vous Ă©tiez coupable aprĂšs cela? Calmez-vous, j'attends des preuves incontestables de votre innocence. A l'Ă©gard de LĂ©lio, je donne la place Ă FrĂ©dĂ©ric, qui n'a pĂ©chĂ©, j'en suis sĂ»re, que par excĂšs de zĂšle. Je l'ai envoyĂ© chercher, et je veux le charger du soin de mettre LĂ©lio en lieu oĂÂč il ne pourra me nuire; il m'Ă©chapperait s'il Ă©tait libre, et me rendrait la fable de toute la terre. Hortense. - Ah! voilĂ d'Ă©tranges rĂ©solutions, Madame. La Princesse. - Elles sont judicieuses. ScĂšne VI La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin. - Madame, c'est lĂ le billet que Madame Hortense m'a donnĂ©... la voilĂ pour le dire elle-mĂÂȘme. Hortense. - Oh ciel! La Princesse. - Va-t'en. Il s'en va. Hortense. - Souvenez-vous que vous ĂÂȘtes gĂ©nĂ©reuse. La Princesse lit. - Arlequin est le seul par qui je puisse vous avertir de ce que j'ai Ă vous dire, tout dangereux qu'il est peut-ĂÂȘtre de s'y fier; il vient de me donner une preuve de fidĂ©litĂ©, sur laquelle je crois pouvoir hasarder ce billet pour vous, dans le pĂ©ril oĂÂč vous ĂÂȘtes. Demandez Ă parler Ă la Princesse, plaignez-vous avec douleur de votre situation, calmez son coeur, et n'oubliez rien de ce qui pourra lui faire espĂ©rer qu'elle touchera le vĂÂŽtre... Devenez libre, si vous voulez que je vive; fuyez aprĂšs, et laissez Ă mon amour le soin d'assurer mon bonheur et le vĂÂŽtre. La Princesse. - Je ne sais oĂÂč j'en suis. Hortense. - C'est lui qui m'a sauvĂ© la vie. La Princesse. - Et c'est vous qui m'arrachez la mienne. Adieu; je vais me rĂ©soudre Ă ce que je dois faire. Hortense. - ArrĂÂȘtez un moment, Madame, je suis moins coupable que vous ne pensez... Elle fuit... elle ne m'Ă©coute point; cher Prince, qu'allez-vous devenir... je me meurs, c'est moi, c'est mon amour qui vous perd! Mon amour! ah! juste ciel! mon sort sera-t-il de vous faire pĂ©rir? Cherchons-lui partout du secours. Voici FrĂ©dĂ©ric; essayons de le gagner lui-mĂÂȘme. ScĂšne VII FrĂ©dĂ©ric, Hortense Hortense. - Seigneur, je vous demande un moment d'entretien. FrĂ©dĂ©ric. - J'ai ordre d'aller trouver la Princesse, Madame. Hortense. - Je le sais, et je n'ai qu'un mot Ă vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de LĂ©lio. FrĂ©dĂ©ric. - Je l'ignorais; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obĂ©ir. Hortense. - Vous haĂÂŻssez LĂ©lio, il ne mĂ©rite plus votre haine, il est Ă plaindre aujourd'hui. FrĂ©dĂ©ric. - J'en suis fĂÂąchĂ©, mais son malheur ne me surprend point; il devait mĂÂȘme lui arriver plus tĂÂŽt sa conduite Ă©tait si hardie... Hortense. - Moins que vous ne croyez, Seigneur; c'est un homme estimable, plein d'honneur. FrĂ©dĂ©ric. - A l'Ă©gard de l'honneur, je n'y touche pas; j'attends toujours Ă la derniĂšre extrĂ©mitĂ© pour dĂ©cider contre les gens lĂ -dessus. Hortense. - Vous ne le connaissez pas, soyez persuadĂ© qu'il n'avait nulle intention de vous nuire. FrĂ©dĂ©ric. - J'aurais besoin pour cet article-lĂ d'un peu plus de crĂ©dulitĂ© que je n'en ai, Madame. Hortense. - Laissons donc cela, Seigneur; mais me croyez-vous sincĂšre? FrĂ©dĂ©ric. - Oui, Madame, trĂšs sincĂšre, c'est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice; tantĂÂŽt, quand je vous ai demandĂ© votre protection, vous m'avez donnĂ© des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de rĂ©plique. Hortense. - Je vous regardais alors comme l'auteur d'une intrigue qui m'Ă©tait fĂÂącheuse; mais achevons. La Princesse a des desseins contre LĂ©lio, dont elle doit vous charger; dĂ©tournez-la de ces desseins; obtenez d'elle que LĂ©lio sorte dĂšs Ă prĂ©sent de ses Etats; vous n'obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez Ă moi-mĂÂȘme, le fruit n'en sera pas bornĂ© pour vous au seul plaisir d'avoir fait une bonne action, je vous en garantis des rĂ©compenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n'ose vous le dire. FrĂ©dĂ©ric. - Des rĂ©compenses, Madame! Quand j'aurais l'ĂÂąme intĂ©ressĂ©e, que pourrais-je attendre de LĂ©lio? Mais, grĂÂąces au ciel, je n'envie ni ses biens ni ses emplois; ses emplois, j'en accepterai l'embarras, s'il le faut, par dĂ©vouement aux intĂ©rĂÂȘts de la Princesse. A l'Ă©gard de ses biens, l'acquisition en a Ă©tĂ© trop rapide et trop aisĂ©e Ă faire; je n'en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu'Ă moi de m'en saisir; je rougirais de les mĂÂȘler avec les miens; c'est Ă l'Etat Ă qui ils appartiennent, et c'est Ă l'Etat Ă les reprendre. Hortense. - Ha Seigneur! Que l'Etat s'en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve. FrĂ©dĂ©ric. - Si on les lui trouve? C'est fort bien dit, Madame; car les aventuriers prennent leurs mesures; il est vrai que, lorsqu'on les tient, on peut les engager Ă rĂ©vĂ©ler leur secret. Hortense. - Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage; je n'ose en dire plus, je jetterais peut-ĂÂȘtre LĂ©lio dans un nouveau pĂ©ril. Quoi qu'il en soit, les avantages que vous trouveriez Ă le servir n'ont point de rapport Ă sa fortune prĂ©sente; ceux dont je vous entretiens sont d'une autre sorte, et bien supĂ©rieurs. Je vous le rĂ©pĂšte vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole; croyez-moi, vous m'en remercierez. FrĂ©dĂ©ric. - Madame, modĂ©rez l'intĂ©rĂÂȘt que vous prenez Ă lui; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l'excĂšs, et qui se dĂ©crĂ©ditent d'elles-mĂÂȘmes. La Princesse a fait arrĂÂȘter LĂ©lio, et elle ne pouvait se dĂ©terminer Ă rien de plus sage. Si, avant que d'en venir lĂ , elle m'avait demandĂ© mon avis, ce qu'elle a fait, j'aurais cru, je vous jure, ĂÂȘtre obligĂ© en conscience de lui conseiller de le faire; cela posĂ©, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la consĂ©quence est aisĂ©e Ă tirer. Hortense. - TrĂšs aisĂ©e, seigneur FrĂ©dĂ©ric; vous avez raison; dĂšs que vous me renvoyez Ă votre conscience, tout est dit; je sais quelle espĂšce de devoirs sa dĂ©licatesse peut vous dicter. FrĂ©dĂ©ric. - Sur ce pied-lĂ , Madame, loin de conseiller Ă la Princesse de laisser Ă©chapper un homme aussi dangereux que LĂ©lio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nĂ©cessitĂ© qu'il y a de m'en laisser disposer d'une maniĂšre qui sera douce pour LĂ©lio, et qui pourtant remĂ©diera Ă tout. Hortense. - Qui remĂ©diera Ă tout!... A part. Le scĂ©lĂ©rat! Je serais curieuse, seigneur FrĂ©dĂ©ric, de savoir par quelles voies vous rendriez LĂ©lio suspect; voyons, de grĂÂące, jusqu'oĂÂč l'industrie de votre iniquitĂ© pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l'ĂÂȘtes du bien; car voilĂ son portrait et le vĂÂŽtre. FrĂ©dĂ©ric. - Vous vous emportez sans sujet, Madame; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fĂ»t informĂ©e. Vous ĂÂȘtes du sang de nos souverains; LĂ©lio travaillait Ă se rendre maĂtre de l'Etat; son malheur vous consterne tout cela amĂšnerait des rĂ©flexions qui pourraient vous embarrasser. Hortense. - Allez, FrĂ©dĂ©ric, je ne vous demande plus rien; vous ĂÂȘtes trop mĂ©chant pour ĂÂȘtre Ă craindre; votre mĂ©chancetĂ© vous met hors d'Ă©tat de nuire Ă d'autres qu'Ă vous-mĂÂȘme; Ă l'Ă©gard de LĂ©lio, sa destinĂ©e, non plus que la mienne, ne relĂšvera jamais de la lĂÂąchetĂ© de vos pareils. FrĂ©dĂ©ric. - Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d'en Ă©couter davantage; je puis me passer de vous entendre achever mon Ă©loge. Voici Monsieur l'Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre. ScĂšne VIII L'Ambassadeur, Hortense, FrĂ©dĂ©ric Hortense. - Il me fera raison de vos refus. Seigneur, daignez m'accorder une grĂÂące; je vous la demande avec la confiance que l'Ambassadeur d'un roi si vantĂ© me paraĂt mĂ©riter. La Princesse est irritĂ©e contre LĂ©lio; elle a dessein de le mettre entre les mains du plus grand ennemi qu'il ait ici, c'est FrĂ©dĂ©ric. Je rĂ©ponds cependant de son innocence. Vous en dirai-je encore plus, Seigneur? LĂ©lio m'est cher, c'est aveu que je donne au pĂ©ril oĂÂč il est; le temps vous prouvera que j'ai pu le faire. Sauvez LĂ©lio, Seigneur, engagez la Princesse Ă vous le confier; vous serez charmĂ© de l'avoir servi, quand vous le connaĂtrez, et le roi de Castille mĂÂȘme vous saura grĂ© du service que vous lui rendrez. FrĂ©dĂ©ric. - DĂšs que LĂ©lio est dĂ©sagrĂ©able Ă la Princesse, et qu'elle l'a jugĂ© coupable, Monsieur l'Ambassadeur n'ira point lui faire une priĂšre qui lui dĂ©plairait. L'Ambassadeur. - J'ai meilleure opinion de la Princesse; elle ne dĂ©sapprouvera pas une action qui d'elle-mĂÂȘme est louable. Oui, Madame, la confiance que vous avez en moi me fait honneur, je ferai tous mes efforts pour la rendre heureuse. Hortense. - Je vois la Princesse qui arrive, et je me retire, sĂ»re de vos bontĂ©s. ScĂšne IX La Princesse, FrĂ©dĂ©ric, L'Ambassadeur La Princesse. - Qu'on dise Ă Hortense de venir, et qu'on amĂšne LĂ©lio. L'Ambassadeur. - Madame, puis-je espĂ©rer que vous voudrez bien obliger le roi de Castille? Ce prince, en me chargeant des intĂ©rĂÂȘts de son coeur auprĂšs de vous, m'a recommandĂ© encore d'ĂÂȘtre secourable Ă tout le monde; c'est donc en son nom que je vous prie de pardonner Ă LĂ©lio les sujets de colĂšre que vous pouvez avoir contre lui. Quoiqu'il ait mis quelque obstacle aux dĂ©sirs de mon maĂtre, il faut que je lui rende justice; il m'a paru trĂšs estimable, et je saisis avec plaisir l'occasion qui s'offre de lui ĂÂȘtre utile. FrĂ©dĂ©ric. - Rien de plus beau que ce que fait Monsieur l'Ambassadeur pour LĂ©lio, Madame; mais je m'expose encore Ă vous dire qu'il y a du risque Ă le rendre libre. L'Ambassadeur. - Je le crois incapable de rien de criminel. La Princesse. - Laissez-nous, FrĂ©dĂ©ric. FrĂ©dĂ©ric. - Souhaitez-vous que je revienne, Madame? La Princesse. - Il n'est pas nĂ©cessaire. ScĂšne X L'Ambassadeur, La Princesse La Princesse. - La priĂšre que vous me faites aurait suffi, Monsieur, pour m'engager Ă rendre la libertĂ© Ă LĂ©lio, quand mĂÂȘme je n'y aurais pas Ă©tĂ© dĂ©terminĂ©e; mais votre recommandation doit hĂÂąter mes rĂ©solutions, et je ne l'envoie chercher que pour vous satisfaire. ScĂšne XI LĂ©lio, Hortense entrent. La Princesse. - LĂ©lio, je croyais avoir Ă me plaindre de vous; mais je suis dĂ©trompĂ©e. Pour vous faire oublier le chagrin que je vous ai donnĂ©, vous aimez Hortense, elle vous aime, et je vous unis ensemble. Pour vous, Monsieur, qui m'avez priĂ© si gĂ©nĂ©reusement de pardonner Ă LĂ©lio, vous pouvez informer le Roi votre maĂtre que je suis prĂÂȘte Ă recevoir sa main et Ă lui donner la mienne. J'ai grande idĂ©e d'un prince qui sait se choisir des ministres aussi estimables que vous l'ĂÂȘtes, et son coeur... L'Ambassadeur. - Madame, il ne me siĂ©rait pas d'en entendre davantage; c'est le roi de Castille lui-mĂÂȘme qui reçoit le bonheur dont vous le comblez. La Princesse. - Vous, Seigneur! Ma main est bien due Ă un prince qui la demande d'une maniĂšre si galante et si peu attendue. LĂ©lio. - Pour moi, Madame, il ne me reste plus qu'Ă vous jurer une reconnaissance Ă©ternelle. Vous trouverez dans le prince de LĂ©on tout le zĂšle qu'il eut pour vous en qualitĂ© de ministre; je me flatte qu'Ă son tour le roi de Castille voudra bien accepter mes remerciements. Le Roi de Castille. - Prince, votre rang ne me surprend point il rĂ©pond aux sentiments que vous m'avez montrĂ©s. La Princesse, Ă Hortense. - Allons, Madame, de si grands Ă©vĂ©nements mĂ©ritent bien qu'on se hĂÂąte de les terminer. Arlequin. - Pourtant, sans moi, il y aurait eu encore du tapage. LĂ©lio. - Suis-moi, j'aurai soin de toi. La Fausse Suivante ou le fourbe puni Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 8 juillet 1724 Acteurs La Comtesse. LĂ©lio. Le Chevalier. Trivelin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de LĂ©lio. Frontin, autre valet du Chevalier. Paysans et paysannes. Danseurs et danseuses. La scĂšne est devant le chĂÂąteau de la Comtesse. Acte premier ScĂšne premiĂšre Frontin, Trivelin Frontin. - Je pense que voilĂ le seigneur Trivelin; c'est lui-mĂÂȘme. Eh! comment te portes-tu, mon cher ami? Trivelin. - A merveille, mon cher Frontin, Ă merveille. Je n'ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santĂ© admirable et grand appĂ©tit. Mais toi, que fais-tu Ă prĂ©sent? Je t'ai vu dans un petit nĂ©goce qui t'allait bientĂÂŽt rendre citoyen de Paris; l'as-tu quittĂ©? Frontin. - Je suis culbutĂ©, mon enfant; mais toi-mĂÂȘme, comment la fortune t'a-t-elle traitĂ© depuis que je ne t'ai vu? Trivelin. - Comme tu sais qu'elle traite tous les gens de mĂ©rite. Frontin. - Cela veut dire trĂšs mal? Trivelin. - Oui. Je lui ai pourtant une obligation c'est qu'elle m'a mis dans l'habitude de me passer d'elle. Je ne sens plus ses disgrĂÂąces, je n'envie point ses faveurs, et cela me suffit; un homme raisonnable n'en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l'ĂÂȘtre. VoilĂ ma façon de penser. Frontin. - Diantre! je t'ai toujours connu pour un garçon d'esprit et d'une intrigue admirable; mais je n'aurais jamais soupçonnĂ© que tu deviendrais philosophe. Malepeste! que tu es avancĂ©! Tu mĂ©prises dĂ©jĂ les biens de ce monde! Trivelin. - Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j'ai peur de ne la pas mĂ©riter. Le mĂ©pris que je crois avoir pour les biens n'est peut-ĂÂȘtre qu'un beau verbiage; et, Ă te parler confidemment, je ne conseillerais encore Ă personne de laisser les siens Ă la discrĂ©tion de ma philosophie. J'en prendrais, Frontin, je le sens bien; j'en prendrais, Ă la honte de mes rĂ©flexions. Le coeur de l'homme est un grand fripon! Frontin. - HĂ©las! je ne saurais nier cette vĂ©ritĂ©-lĂ , sans blesser ma conscience. Trivelin. - Je ne la dirais pas Ă tout le monde; mais je sais bien que je ne parle pas Ă un profane. Frontin. - Eh! dis-moi, mon ami qu'est-ce que c'est que ce paquet-lĂ que tu portes? Trivelin. - C'est le triste bagage de ton serviteur; ce paquet enferme toutes mes possessions. Frontin. - On ne peut pas les accuser d'occuper trop de terrain. Trivelin. - Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmentĂ©, combien j'ai fait d'efforts pour arriver Ă un Ă©tat fixe. J'avais entendu dire que les scrupules nuisaient Ă la fortune; je fis trĂÂȘve avec les miens, pour n'avoir rien Ă me reprocher. Etait-il question d'avoir de l'honneur? j'en avais. Fallait-il ĂÂȘtre fourbe? j'en soupirais, mais j'allais mon train. Je me suis vu quelquefois Ă mon aise; mais le moyen d'y rester avec le jeu, le vin et les femmes? Comment se mettre Ă l'abri de ces flĂ©aux-lĂ ? Frontin. - Cela est vrai. Trivelin. - Que te dirai-je enfin? TantĂÂŽt maĂtre, tantĂÂŽt valet; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intĂ©rĂÂȘt, ami des honnĂÂȘtes gens par goĂ»t; traitĂ© poliment sous une figure, menacĂ© d'Ă©triviĂšres sous une autre; changeant Ă propos de mĂ©tier, d'habit, de caractĂšre, de moeurs; risquant beaucoup, rĂ©ussissant peu; libertin dans le fond, rĂ©glĂ© dans la forme; dĂ©masquĂ© par les uns, soupçonnĂ© par les autres, Ă la fin Ă©quivoque Ă tout le monde, j'ai tĂÂątĂ© de tout; je dois partout; mes crĂ©anciers sont de deux espĂšces les uns ne savent pas que je leur dois; les autres le savent et le sauront longtemps. J'ai logĂ© partout, sur le pavĂ©; chez l'aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l'homme de qualitĂ©, chez moi, chez la justice, qui m'a souvent recueilli dans mes malheurs; mais ses appartements sont trop tristes, et je n'y faisais que des retraites; enfin, mon ami, aprĂšs quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste; voilĂ ce que le monde m'a laissĂ©, l'ingrat! aprĂšs ce que j'ai fait pour lui! tous ses prĂ©sents ne valent pas une pistole! Frontin. - Ne t'afflige point, mon ami. L'article de ton rĂ©cit qui m'a paru le plus dĂ©sagrĂ©able, ce sont les retraites chez la justice; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives Ă propos; j'ai un parti Ă te proposer. Cependant qu'as-tu fait depuis deux ans que je ne t'ai vu, et d'oĂÂč sors-tu Ă prĂ©sent? Trivelin. - Primo, depuis que je ne t'ai vu, je me suis jetĂ© dans le service. Frontin. - Je t'entends, tu t'es fait soldat; ne serais-tu pas dĂ©serteur par hasard? Trivelin. - Non, mon habit d'ordonnance Ă©tait une livrĂ©e. Frontin. - Fort bien. Trivelin. - Avant que de me rĂ©duire tout Ă fait Ă cet Ă©tat humiliant, je commençai par vendre ma garde-robe. Frontin. - Toi, une garde-robe? Trivelin. - Oui, c'Ă©taient trois ou quatre habits que j'avais trouvĂ©s convenables Ă ma taille chez les fripiers, et qui m'avaient servi Ă figurer en honnĂÂȘte homme. Je crus devoir m'en dĂ©faire, pour perdre de vue tout ce qui pouvait me rappeler ma grandeur passĂ©e. Quand on renonce Ă la vanitĂ©, il n'en faut pas faire Ă deux fois; qu'est-ce que c'est que se mĂ©nager des ressources? Point de quartier, je vendis tout; ce n'est pas assez, j'allai tout boire. Frontin. - Fort bien. Trivelin. - Oui, mon ami; j'eus le courage de faire deux ou trois dĂ©bauches salutaires, qui me vidĂšrent ma bourse, et me garantirent ma persĂ©vĂ©rance dans la condition que j'allais embrasser; de sorte que j'avais le plaisir de penser, en m'enivrant, que c'Ă©tait la raison qui me versait Ă boire. Quel nectar! Ensuite, un beau matin, je me trouvai sans un sol. Comme j'avais besoin d'un prompt secours, et qu'il n'y avait point de temps Ă perdre, un de mes amis que je rencontrai me proposa de me mener chez un honnĂÂȘte particulier qui Ă©tait mariĂ©, et qui passait sa vie Ă Ă©tudier des langues mortes; cela me convenait assez, car j'ai de l'Ă©tude je restai donc chez lui. LĂ , je n'entendis parler que de sciences, et je remarquai que mon maĂtre Ă©tait Ă©pris de passion pour certains quidams, qu'il appelait des anciens, et qu'il avait une souveraine antipathie pour d'autres, qu'il appelait des modernes; je me fis expliquer tout cela. Frontin. - Et qu'est-ce que c'est que les anciens et les modernes? Trivelin. - Des anciens..., attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande; c'est comme qui te dirait un HomĂšre. Connais-tu cela? Frontin. - Non. Trivelin. - C'est dommage; car c'Ă©tait un homme qui parlait bien grec. Frontin. - Il n'Ă©tait donc pas Français cet homme-lĂ ? Trivelin. - Oh! que non; je pense qu'il Ă©tait de QuĂ©bec, quelque part dans cette Egypte, et qu'il vivait du temps du dĂ©luge. Nous avons encore de lui le fort belles satires; et mon maĂtre l'aimait beaucoup, lui et tous les honnĂÂȘtes gens de son temps, comme Virgile, NĂ©ron, Plutarque, Ulysse et DiogĂšne. Frontin. - Je n'ai jamais entendu parler de cette race-lĂ , mais voilĂ de vilains noms. Trivelin. - De vilains noms! c'est que tu n'y es pas accoutumĂ©. Sais-tu bien qu'il y a plus d'esprit dans ces noms-lĂ que dans le royaume de France? Frontin. - Je le crois. Et que veulent dire les modernes? Trivelin. - Tu m'Ă©cartes de mon sujet; mais n'importe. Les modernes, c'est comme qui dirait... toi, par exemple. Frontin. - Oh! oh! je suis un moderne, moi!. Trivelin. - Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes; il n'y a que l'enfant qui vient de naĂtre qui l'est plus que toi, car il ne fait que d'arriver. Frontin. - Et pourquoi ton maĂtre nous haĂÂŻssait-il? Trivelin. - Parce qu'il voulait qu'on eĂ»t quatre mille ans sur la tĂÂȘte pour valoir quelque chose. Oh! moi, pour gagner son amitiĂ©, je me mis Ă admirer tout ce qui me paraissait ancien; j'aimais les vieux meubles, je louais les vieilles modes, les vieilles espĂšces, les mĂ©dailles, les lunettes; je me coiffais chez les crieuses de vieux chapeaux; je n'avais commerce qu'avec des vieillards il Ă©tait charmĂ© de mes inclinations; j'avais la clef de la cave, oĂÂč logeait un certain vin vieux qu'il appelait son vin grec; il m'en donnait quelquefois, et j'en dĂ©tournais aussi quelques bouteilles, par amour louable pour tout ce qui Ă©tait vieux. Non que je nĂ©gligeasse le vin nouveau; je n'en demandais point d'autre Ă sa femme, qui vraiment estimait bien autrement les modernes que les anciens, et, par complaisance pour son goĂ»t, j'en emplissais aussi quelques bouteilles, sans lui en faire ma cour. Frontin. - A merveille! Trivelin. - Qui n'aurait pas cru que cette conduite aurait dĂ» me concilier ces deux esprits? Point du tout; ils s'aperçurent du mĂ©nagement judicieux que j'avais pour chacun d'eux; ils m'en firent un crime. Le mari crut les anciens insultĂ©s par la quantitĂ© de vin nouveau que j'avais bu; il m'en fit mauvaise mine. La femme me chicana sur le vin vieux; j'eus beau m'excuser, les gens de partis n'entendent point raison; il fallut les quitter, pour avoir voulu me partager entre les anciens et les modernes. Avais-je tort? Frontin. - Non; tu avais observĂ© toutes les rĂšgles de la prudence humaine. Mais je ne puis en Ă©couter davantage. Je dois aller coucher ce soir Ă Paris, oĂÂč l'on m'envoie, et je cherchais quelqu'un qui tĂnt ma place auprĂšs de mon maĂtre pendant mon absence; veux-tu que je te prĂ©sente? Trivelin. - Oui-da. Et qu'est-ce que c'est que ton maĂtre? Fait-il bonne chĂšre? Car, dans l'Ă©tat oĂÂč je suis, j'ai besoin d'une bonne cuisine. Frontin. - Tu seras content; tu serviras la meilleure fille... Trivelin. - Pourquoi donc l'appelles-tu ton maĂtre? Frontin. - Ah, foin de moi, je ne sais ce que je dis, je rĂÂȘve Ă autre chose. Trivelin. - Tu me trompes, Frontin. Frontin. - Ma foi, oui, Trivelin. C'est une fille habillĂ©e en homme dont il s'agit. Je voulais te le cacher; mais la vĂ©ritĂ© m'est Ă©chappĂ©e, et je me suis blousĂ© comme un sot. Sois discret, je te prie. Trivelin. - Je le suis dĂšs le berceau. C'est donc une intrigue que vous conduisez tous deux ici, cette fille-lĂ et toi? Frontin. - Oui. A part. Cachons-lui son rang... Mais la voilĂ qui vient; retire-toi Ă l'Ă©cart, afin que je lui parle. Trivelin se retire et s'Ă©loigne. ScĂšne II Le Chevalier, Frontin Le Chevalier. - Eh bien, m'avez-vous trouvĂ© un domestique? Frontin. - Oui, Mademoiselle; j'ai rencontrĂ©... Le Chevalier. - Vous m'impatientez avec votre Demoiselle; ne sauriez-vous m'appeler Monsieur? Frontin. - Je vous demande pardon, Mademoiselle... je veux dire Monsieur. J'ai trouvĂ© un de mes amis, qui est fort brave garçon; il sort actuellement de chez un bourgeois de campagne qui vient de mourir, et il est lĂ qui attend que je l'appelle pour offrir ses respects. Le Chevalier. - Vous n'avez peut-ĂÂȘtre pas eu l'imprudence de lui dire qui j'Ă©tais? Frontin. - Ah! Monsieur, mettez-vous l'esprit en repos je sais garder un secret bas, pourvu qu'il ne m'Ă©chappe pas... Souhaitez-vous que mon ami s'approche? Le Chevalier. - Je le veux bien; mais partez sur-le-champ pour Paris. Frontin. - Je n'attends que vos dĂ©pĂÂȘches. Le Chevalier. - Je ne trouve point Ă propos de vous en donner, vous pourriez les perdre. Ma soeur, Ă qui je les adresserais pourrait les Ă©garer aussi; et il n'est pas besoin, que mon aventure soit sue de tout le monde. Voici votre commission, Ă©coutez-moi Vous direz Ă ma soeur qu'elle ne soit point en peine de moi; qu'Ă la derniĂšre partie de bal oĂÂč mes amies m'amenĂšrent dans le dĂ©guisement oĂÂč me voilĂ , le hasard me fit connaĂtre le gentilhomme que je n'avais jamais vu, qu'on disait ĂÂȘtre encore en province, et qui est ce LĂ©lio avec qui, par lettres, le mari de ma soeur a presque arrĂÂȘtĂ© mon mariage; que, surprise de le trouver Ă Paris sans que nous le sussions, et le voyant avec une dame, je rĂ©solus sur-le-champ de profiter de mon dĂ©guisement pour me mettre au fait de l'Ă©tat de son coeur et de son caractĂšre; qu'enfin nous liĂÂąmes amitiĂ© ensemble aussi promptement que des cavaliers peuvent le faire, et qu'il m'engagea Ă le suivre le lendemain Ă une partie de campagne chez la dame avec qui il Ă©tait, et qu'un de ses parents accompagnait; que nous y sommes actuellement, que j'ai dĂ©jĂ dĂ©couvert des choses qui mĂ©ritent que je les suive avant que de me dĂ©terminer Ă Ă©pouser LĂ©lio; que je n'aurai jamais d'intĂ©rĂÂȘt plus sĂ©rieux. Partez; ne perdez point de temps. Faites venir ce domestique que vous avez arrĂÂȘtĂ©; dans un instant j'irai voir si vous ĂÂȘtes parti. ScĂšne III Le Chevalier, seul. Le Chevalier. - Je regarde le moment oĂÂč j'ai connu LĂ©lio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maĂtresse, et que je ne dĂ©pends plus de personne. L'aventure oĂÂč je me suis mise ne surprendra point ma soeur; elle sait la singularitĂ© de mes sentiments. J'ai du bien; il s'agit de le donner avec ma main et mon coeur; ce sont de grands prĂ©sents, et je veux savoir Ă qui je les donne. ScĂšne IV Le Chevalier, Trivelin, Frontin Frontin, au Chevalier. - Le voilĂ , Monsieur. Bas Ă Trivelin. Garde-moi le secret. Trivelin. - Je te le rendrai mot pour mot, comme tu me l'as donnĂ©, quand tu voudras. ScĂšne V Le Chevalier, Trivelin Le Chevalier. - Approchez; comment vous appelez-vous? Trivelin. - Comme vous voudrez, Monsieur; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m'est indiffĂ©rent le nom sous lequel j'aurais l'honneur de vous servir sera toujours le plus beau nom du monde. Le Chevalier. - Sans compliment, quel est le tien, Ă toi? Trivelin. - Je vous avoue que je ferais quelque difficultĂ© de le dire, parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui n'ait pas disposĂ© de la couleur de son habit, mais peut-on porter rien de plus galant que vos couleurs? Il me tarde d'en ĂÂȘtre chamarrĂ© sur toutes les coutures. Le Chevalier, Ă part. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-lĂ ? Il m'inquiĂšte. Trivelin. - Cependant, Monsieur, j'aurai l'honneur de vous dire que je m'appelle Trivelin. C'est un nom que j'ai reçu de pĂšre en fils trĂšs correctement, et dans la derniĂšre fidĂ©litĂ©; et de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en ce moment s'estime le plus heureux de tous. Le Chevalier. - Laissez lĂ vos politesses. Un maĂtre ne demande Ă son valet que l'attention dans ce Ă quoi il l'emploie. Trivelin. - Son valet! le terme est dur; il frappe mes oreilles d'un son disgracieux; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux? Le Chevalier. - La dĂ©licatesse est singuliĂšre! De grĂÂące, ajustons-nous; convenons d'une formule plus douce. Le Chevalier, Ă part. - Il se moque de moi. Vous riez, je pense? Trivelin. - C'est la joie que j'ai d'ĂÂȘtre Ă vous qui l'emporte sur la petite mortification que je viens d'essuyer. Le Chevalier. - Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne m'ĂÂȘtes bon Ă rien. Trivelin. - Je ne vous suis bon Ă rien! Ah! ce que vous dites lĂ ne peut pas ĂÂȘtre sĂ©rieux. Le Chevalier, Ă part. - Cet homme-lĂ est un extravagant. A Trivelin. Retirez-vous. Trivelin. - Non, vous m'avez piquĂ©; je ne vous quitterai point, que vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon Ă quelque chose. Le Chevalier. - Retirez-vous, vous dis-je. Trivelin. - OĂÂč vous attendrai-je? Le Chevalier. - Nulle part. Trivelin. - Ne badinons point; le temps se passe, et nous ne dĂ©cidons rien. Le Chevalier. - Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup? Trivelin. - Je n'ai pourtant qu'un Ă©cu Ă perdre. Le Chevalier. - Ce coquin-lĂ m'embarrasse. Il fait comme s'il en allait. Il faut que je m'en aille. A Trivelin. Tu me suis?. Trivelin. - Vraiment oui, je soutiens mon caractĂšre ne vous ai-je pas dit que j'Ă©tais opiniĂÂątre? Le Chevalier. -Insolent! Trivelin. - Cruel! Le Chevalier. - Comment, cruel! Trivelin. - Oui, cruel; c'est un reproche tendre que je vous fais. Continuez, vous n'y ĂÂȘtes pas; j'en viendrai jusqu'aux soupirs; vos rigueurs me l'annoncent. Le Chevalier. - Je ne sais plus que penser de tout ce qu'il me dit. Trivelin. - Ah! ah! ah! vous rĂÂȘvez, mon cavalier, vous dĂ©libĂ©rez; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous accommoderons, je le vois bien. La passion que j'ai de vous servir est sans quartier; premiĂšrement cela est dans mon sang, je ne saurais me corriger. Le Chevalier, mettant la main sur la garde de son Ă©pĂ©e. Il me prend envie de te traiter comme tu le mĂ©rites. Trivelin, - Fi! ne gesticulez point de cette maniĂšre-lĂ ; ce geste-lĂ n'est point de votre compĂ©tence; laissez lĂ cette arme qui vous est Ă©trangĂšre votre oeil est plus redoutable que ce fer inutile qui vous pend au cĂÂŽtĂ©. Le Chevalier. - Ah! je suis trahie! Trivelin. - Masque, venons au fait; je vous connais. Le Chevalier. - Toi? Trivelin. - Oui; Frontin vous connaissait pour nous deux. Le Chevalier. - Le coquin! Et t'a-t-il dit qui j'Ă©tais? Trivelin. - Il m'a dit que vous Ă©tiez une fille, et voilĂ tout; et moi je l'ai cru; car je ne chicane sur la qualitĂ© de personne. Le Chevalier. - Puisqu'il m'a trahie, il vaut autant que je t'instruise du reste. Trivelin. - Voyons; pourquoi ĂÂȘtes-vous dans cet Ă©quipage-lĂ ? Le Chevalier. - Ce n'est point pour faire du mal. Trivelin. - Je le crois bien; si c'Ă©tait pour cela, vous ne dĂ©guiseriez pas votre sexe; ce serait perdre vos commoditĂ©s. Le Chevalier, Ă part. - Il faut le tromper. A Trivelin. Je t'avoue que j'avais envie de te cacher la vĂ©ritĂ©, parce que mon dĂ©guisement regarde une dame de condition, ma maĂtresse, qui a des vues sur un Monsieur LĂ©lio, que tu verras, et qu'elle voudrait dĂ©tacher d'une inclination qu'il a pour une, comtesse Ă qui appartient ce chĂÂąteau. Trivelin. - Eh! quelle espĂšce de commission vous donne-t-elle auprĂšs de ce LĂ©lio? L'emploi me paraĂt gaillard, soubrette de mon ĂÂąme. Le Chevalier. - Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d'attaquer le coeur de la Comtesse; je puis passer, comme tu vois, pour un assez joli cavalier, et j'ai dĂ©jĂ vu les yeux de la Comtesse s'arrĂÂȘter plus d'une fois sur moi; si elle vient Ă m'aimer, je la ferai rompre avec LĂ©lio; il reviendra Ă Paris, on lui proposera ma maĂtresse qui y est; elle est aimable, il la connaĂt, et les noces seront bientĂÂŽt faites. Trivelin. - Parlons Ă prĂ©sent Ă rez-de-chaussĂ©e as-tu le coeur libre? Le Chevalier. - Oui Trivelin. - Et moi aussi. Ainsi, de compte arrĂÂȘtĂ©; cela fait deux coeurs libres, n'est-ce pas? Le Chevalier. - Sans doute. Trivelin. - Ergo, je conclus que nos deux coeurs soient dĂ©sormais camarades. Le Chevalier. - Bon. Trivelin. - Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que, deux amis devant s'obliger en tout ce qu'ils peuvent, tu m'avances deux mois de rĂ©compense sur l'exacte discrĂ©tion que je promets d'avoir. Je ne parle point du service domestique que je te rendrai; sur cet article, c'est Ă l'amour Ă me payer mes gages. Le Chevalier, lui donnant de l'argent. - Tiens, voilĂ dĂ©jĂ six louis d'or d'avance pour ta discrĂ©tion, et en voilĂ dĂ©jĂ trois pour tes services. Trivelin, d'un air indiffĂ©rent. - J'ai assez de coeur pour refuser ces trois derniers louis-lĂ ; mais donne; la main qui me les prĂ©sente Ă©tourdit ma gĂ©nĂ©rositĂ©. Le Chevalier. - Voici Monsieur LĂ©lio; retire-toi, et va-t'en m'attendre Ă la porte de ce chĂÂąteau oĂÂč nous logeons. Trivelin. - Souviens-toi, ma friponne, Ă ton tour, que je suis ton valet sur la scĂšne, et ton amant dans les coulisses. Tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Il se retire en arriĂšre, quand LĂ©lio entre avec Arlequin. Les valets se rencontrant se saluent. ScĂšne VI LĂ©lio, Le Chevalier, Arlequin, Trivelin, derriĂšre leurs maĂtres. LĂ©lio vient d'un air rĂÂȘveur. Le Chevalier. - Le voilĂ plongĂ© dans une grande rĂÂȘverie. Arlequin, Ă Trivelin derriĂšre eux. - Vous m'avez l'air d'un bon vivant. Trivelin. - Mon air ne vous ment pas d'un mot, et vous ĂÂȘtes fort bon physionomiste. LĂ©lio, se retournant vers Arlequin, et apercevant le Chevalier. - Arlequin!... Ah! Chevalier, je vous cherchais. Le Chevalier. - Qu'avez-vous, LĂ©lio? Je vous vois enveloppĂ© dans une distraction qui m'inquiĂšte. LĂ©lio. - Je vous dirai ce que c'est. A Arlequin. Arlequin, n'oublie pas d'avertir les musiciens de se rendre ici tantĂÂŽt. Arlequin. - Oui, Monsieur. A Trivelin. Allons boire, pour faire aller notre amitiĂ© plus vite. Trivelin. - Allons, la recette est bonne; j'aime assez votre maniĂšre de hĂÂąter le coeur. ScĂšne VII LĂ©lio, Le Chevalier Le Chevalier. - Eh bien! mon cher, de quoi s'agit-il? Qu'avez-vous? Puis-je vous ĂÂȘtre utile Ă quelque chose? LĂ©lio. - TrĂšs utile. Le Chevalier. - Parlez. LĂ©lio. - Etes-vous mon ami? Le Chevalier. - Vous mĂ©ritez que je vous dise non, puisque vous me faites cette question-lĂ . LĂ©lio. - Ne te fĂÂąche point, Chevalier; ta vivacitĂ© m'oblige; mais passe-moi cette question-lĂ , j'en ai encore une Ă te faire. Le Chevalier. - Voyons. LĂ©lio. - Es-tu scrupuleux? Le Chevalier. - Je le suis raisonnablement. LĂ©lio. - VoilĂ ce qu'il me faut; tu n'as pas un honneur mal entendu sur une infinitĂ© de bagatelles qui arrĂÂȘtent les sots? Le Chevalier, Ă part. - Fi! voilĂ un vilain dĂ©but. LĂ©lio. - Par exemple, un amant qui dupe sa maĂtresse pour se dĂ©barrasser d'elle en est-il moins honnĂÂȘte homme Ă ton grĂ©? Le Chevalier. - Quoi! il ne s'agit que de tromper une femme? LĂ©lio. - Non, vraiment. Le Chevalier. - De lui faire une perfidie? LĂ©lio. - Rien que cela. Le Chevalier. - Je croyais pour le moins que tu voulais mettre le feu Ă une ville. Eh! comment donc! trahir une femme, c'est avoir une action glorieuse par-devers soi! LĂ©lio, gai. - Oh! parbleu, puisque tu le prends sur ce ton-lĂ , je te dirai que je n'ai rien Ă me reprocher; et, sans vanitĂ©, tu vois un homme couvert de gloire. Le Chevalier, Ă©tonnĂ© et comme charmĂ©. - Toi, mon ami? Ah! je te prie, donne-moi le plaisir de te regarder Ă mon aise; laisse-moi contempler un homme chargĂ© de crimes si honorables. Ah! petit traĂtre, vous ĂÂȘtes bien heureux d'avoir de si brillantes indignitĂ©s sur votre compte. LĂ©lio, riant. - Tu me charmes de penser ainsi; viens que je t'embrasse. Ma foi; Ă ton tour, tu m'as tout l'air d'avoir Ă©tĂ© l'Ă©cueil de bien des coeurs. Fripon, combien de rĂ©putations as-tu blessĂ© Ă mort dans ta vie? Combien as-tu dĂ©sespĂ©rĂ© d'Arianes? Dis. Le Chevalier. - HĂ©las! Tu te trompes; je ne connais point d'aventures plus communes que les miennes; j'ai toujours eu le malheur de ne trouver que des femmes trĂšs sages. LĂ©lio. - Tu n'as trouvĂ© que des femmes trĂšs sages? OĂÂč diantre t'es-tu donc fourrĂ©? Tu as fait lĂ des dĂ©couvertes bien singuliĂšres! AprĂšs cela, qu'est-ce que ces femmes-lĂ gagnent Ă ĂÂȘtre si sages? Il n'en est ni plus ni moins. Sommes-nous heureux, nous le disons; ne le sommes-nous pas, nous mentons; cela revient au mĂÂȘme pour elles. Quant Ă moi, j'ai toujours dit plus de vĂ©ritĂ©s que de mensonges. Le Chevalier. - Tu traites ces matiĂšres-lĂ avec une lĂ©gĂšretĂ© qui m'enchante. LĂ©lio. - Revenons Ă mes affaires. Quelque jour je te dirai de mes espiĂšgleries qui te feront rire. Tu es un cadet de maison, et, par consĂ©quent, tu n'es pas extrĂÂȘmement riche. Le Chevalier. - C'est raisonner juste. LĂ©lio. - Tu es beau et bien fait; devine Ă quel dessein je t'ai engagĂ© Ă nous suivre avec tous tes agrĂ©ments? c'est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune. Le Chevalier. - J'exauce ta priĂšre. A prĂ©sent, dis-moi la fortune que je vais faire. LĂ©lio. - Il s'agit de te faire aimer de la Comtesse, et d'arriver Ă la conquĂÂȘte de sa main par celle de son coeur. Le Chevalier. - Tu badines ne sais-je pas que tu l'aimes, la Comtesse? LĂ©lio - Non; je l'aimais ces jours passĂ©s, mais j'ai trouvĂ© Ă propos de ne plus l'aimer. Le Chevalier. - Quoi! lorsque tu as pris de l'amour, et que tu n'en veux plus, il s'en retourne comme cela sans plus de façon? Tu lui dis Va-t'en, et il s'en va? Mais, mon ami, tu as un coeur impayable. LĂ©lio. - En fait d'amour, j'en fais assez ce que je veux. J'aimais la Comtesse, parce qu'elle est aimable; je devais l'Ă©pouser, parce qu'elle est riche, et que je n'avais rien de mieux Ă faire; mais derniĂšrement, pendant que j'Ă©tais Ă ma terre, on m'a proposĂ© en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente; la Comtesse n'en a que six. J'ai donc calculĂ© que six valaient moins que douze. Oh! l'amour que j'avais pour elle pouvait-il honnĂÂȘtement tenir bon contre un calcul si raisonnable? Cela aurait Ă©tĂ© ridicule. Six doivent reculer devant douze; n'est-il pas vrai? Tu ne me rĂ©ponds rien! Le Chevalier. - Eh! que diantre veux-tu que je rĂ©ponde Ă une rĂšgle d'arithmĂ©tique? Il n'y a qu'Ă savoir compter pour voir que tu as raison. LĂ©lio. - C'est cela mĂÂȘme. Le Chevalier. - Mais qu'est-ce qui t'embarrasse lĂ -dedans? Faut-il tant de cĂ©rĂ©monie pour quitter la Comtesse? Il s'agit d'ĂÂȘtre infidĂšle, d'aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire Madame, comptez vous-mĂÂȘme, voyez si je me trompe. VoilĂ tout. Peut-ĂÂȘtre qu'elle pleurera, qu'elle maudira l'arithmĂ©tique, qu'elle te traitera d'indigne, de perfide cela pourrait arrĂÂȘter un poltron; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l'honneur, ce bruit-lĂ l'amuse; il Ă©coute, s'excuse nĂ©gligemment, et se retire en faisant une rĂ©vĂ©rence trĂšs profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d'ingrat. LĂ©lio. - Oh! parbleu! de ces titres-lĂ , j'en suis fourni, et je sais faire la rĂ©vĂ©rence. Madame la Comtesse aurait dĂ©jĂ reçu la mienne, s'il ne tenait plus qu'Ă cette politesse-lĂ ; mais il y a une petite Ă©pine qui m'arrĂÂȘte c'est que, pour achever l'achat que j'ai fait d'une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m'a prĂÂȘtĂ© dix mille Ă©cus, dont elle a mon billet. Le Chevalier. - Ah! tu as raison, c'est une autre affaire. Je ne sache point de rĂ©vĂ©rence qui puisse acquitter ce billet-lĂ ; le titre de dĂ©biteur est bien sĂ©rieux, vois-tu! celui d'infidĂšle n'expose qu'Ă des reproches, l'autre Ă des assignations; cela est diffĂ©rent, et je n'ai point de recette pour ton mal. LĂ©lio. - Patience! Madame la Comtesse croit qu'elle va m'Ă©pouser; elle n'attend plus que l'arrivĂ©e de son frĂšre; et, outre la somme de dix mille Ă©cus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antĂ©rieurement Ă cela, un dĂ©dit entre elle et moi de la mĂÂȘme somme. Si c'est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dĂ©dit, et je voudrais bien ne payer ni l'un ni l'autre; m'entends-tu? Le Chevalier, Ă part. - Ah! l'honnĂÂȘte homme! Haut. Oui, je commence Ă te comprendre. Voici ce que c'est si je donne de l'amour Ă la Comtesse, tu crois qu'elle aimera mieux payer le dĂ©dit, en te rendant ton billet de dix mille Ă©cus, que de t'Ă©pouser; de façon que tu gagneras dix mille Ă©cus avec elle; n'est-ce pas cela? LĂ©lio. - Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idĂ©es. Le Chevalier. - Elles sont trĂšs ingĂ©nieuses, trĂšs lucratives, et dignes de couronner ce que tu appelles tes espiĂšgleries. En effet, l'honneur que tu as fait Ă la Comtesse, en soupirant pour elle, vaut dix mille Ă©cus comme un sou. LĂ©lio. - Elle n'en donnerait pas cela, si je m'en fiais Ă son estimation. Le Chevalier. - Mais crois-tu que je puisse surprendre le coeur de la Comtesse? LĂ©lio. - Je n'en doute pas. Le Chevalier, Ă part. - Je n'ai pas lieu d'en douter non plus. LĂ©lio. - Je me suis aperçu qu'elle aime ta compagnie; elle te loue souvent, te trouve de l'esprit; il n'y a qu'Ă suivre cela. Le Chevalier. Je n'ai. pas une grande vocation pour ce mariage-lĂ . LĂ©lio. - Pourquoi? Le Chevalier. - Par mille raisons... parce que je ne pourrai jamais avoir de l'amour pour la Comtesse; si elle ne voulait que de l'amitiĂ©, je serais Ă son service; mais n'importe. LĂ©lio. - Eh! qui est-ce qui te prie d'avoir de l'amour pour elle? Est-il besoin d'aimer sa femme? Si tu ne l'aimes pas, tant pis pour elle; ce sont ses affaires et non pas les tiennes. Le Chevalier. - Bon! mais je croyais qu'il fallait aimer sa femme, fondĂ© sur ce qu'on vivait mal avec elle quand on ne l'aimait pas. LĂ©lio. - Eh! tant mieux quand on vit mal avec elle; cela vous dispense de la voir, c'est autant de gagnĂ©. Le Chevalier. - VoilĂ qui est fait; me voilĂ prĂÂȘt Ă exĂ©cuter ce que tu souhaites. Si j'Ă©pouse la Comtesse, j'irai me fortifier avec le brave LĂ©lio dans le dĂ©dain qu'on doit Ă son Ă©pouse. LĂ©lio. - Je t'en donnerai un vigoureux exemple, je t'en assure; crois-tu, par exemple, que j'aimerai la demoiselle de Paris, moi? Une quinzaine de jours tout au plus; aprĂšs quoi, je crois que j'en serai bien las. Le Chevalier. - Eh! donne-lui le mois tout entier Ă cette pauvre femme, Ă cause de ses douze mille livres de rente. LĂ©lio. - Tant que le coeur m'en dira. Le Chevalier. - T'a-t-on dit qu'elle fĂ»t jolie? LĂ©lio. - On m'Ă©crit qu'elle est belle; mais, de l'humeur dont je suis, cela ne l'avance pas de beaucoup. Si elle n'est pas laide, elle le deviendra, puisqu'elle sera ma femme; cela ne peut pas lui manquer. Le Chevalier. - Mais, dis-moi, une femme se dĂ©pite quelquefois. LĂ©lio. - En ce cas-lĂ , j'ai une terre Ă©cartĂ©e qui est le plus beau dĂ©sert du monde, oĂÂč Madame irait calmer son esprit de vengeance. Le Chevalier. - Oh! dĂšs que tu as un dĂ©sert, Ă la bonne heure; voilĂ son affaire. Diantre! l'ĂÂąme se tranquillise beaucoup dans une solitude on y jouit d'une certaine mĂ©lancolie, d'une douce tristesse, d'un repos de toutes les couleurs; elle n'aura qu'Ă choisir. LĂ©lio. - Elle sera la maĂtresse. Le Chevalier. - L'heureux tempĂ©rament! Mais j'aperçois la Comtesse. Je te recommande une chose feins toujours de l'aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intĂ©resserait sa vanitĂ©; elle courrait aprĂšs toi, et me laisserait lĂ . LĂ©lio dit. - Je me gouvernerai bien; je vais au-devant d'elle. Il va au-devant de la Comtesse qui ne paraĂt pas encore, et pendant qu'il y va. ScĂšne VIII Le Chevalier Le Chevalier dit. - Si j'avais Ă©pousĂ© le seigneur LĂ©lio, je serais tombĂ©e en de bonnes mains! Donner douze mille livres de rente pour acheter le sĂ©jour d'un dĂ©sert! Oh! vous ĂÂȘtes trop cher, Monsieur LĂ©lio, et j'aurai mieux que cela au mĂÂȘme prix. Mais puisque. je suis en train, continuons pour me divertir et punir ce fourbe-lĂ , et pour en dĂ©barrasser la Comtesse. ScĂšne IX La Comtesse, LĂ©lio, Le Chevalier LĂ©lio, Ă la Comtesse, en entrant. - J'attendais nos musiciens, Madame, et je cours les presser moi-mĂÂȘme. Je vous laisse avec le Chevalier, il veut nous quitter; son sĂ©jour ici l'embarrasse; je crois qu'il vous craint; cela est de bon sens, et je ne m'en inquiĂšte point je vous connais; mais il est mon ami; notre amitiĂ© doit durer plus d'un jour, et il faut bien qu'il se fasse au danger de vous voir; je vous prie de le rendre plus raisonnable. Je reviens dans l'instant. ScĂšne X La Comtesse, Le Chevalier La Comtesse. - Quoi! Chevalier, vous prenez de pareils prĂ©textes pour nous quitter? Si vous nous disiez les vĂ©ritables raisons qui pressent votre retour Ă Paris, on ne vous retiendrait peut-ĂÂȘtre pas. Le Chevalier. - Mes vĂ©ritables raisons, Comtesse? Ma foi, LĂ©lio vous les a dites. La Comtesse. - Comment! que vous vous dĂ©fiez de votre coeur auprĂšs de moi? Le Chevalier. - Moi, m'en dĂ©fier! je m'y prendrais un peu tard; est-ce que vous m'en avez donnĂ© le temps? Non, Madame, le mal est fait; il ne s'agit plus que d'en arrĂÂȘter le progrĂšs. La Comtesse, riant. - En vĂ©ritĂ©, Chevalier, vous ĂÂȘtes bien Ă plaindre, et je ne savais pas que j'Ă©tais si dangereuse. Le Chevalier. - Oh! que si; je ne vous dis rien lĂ dont tous les jours votre miroir ne vous accuse d'ĂÂȘtre capable; il doit vous avoir dit que vous aviez des yeux qui violeraient l'hospitalitĂ© avec moi, si vous m'ameniez ici. La Comtesse. - Mon miroir ne me flatte pas, Chevalier. Le Chevalier. - Parbleu! je l'en dĂ©fie; il ne vous prĂÂȘtera jamais rien. La nature y a mis bon ordre, et c'est elle qui vous a flattĂ©e. La Comtesse. - Je ne vois point que ce soit avec tant d'excĂšs. Le Chevalier. Comtesse, vous m'obligeriez beaucoup de me donner votre façon de voir; car, avec la mienne, il n'y a pas moyen de vous rendre justice. La Comtesse, riant. - Vous ĂÂȘtes bien galant. Le Chevalier. - Ah! je suis mieux que cela; ce ne serait lĂ qu'une bagatelle. La Comtesse. - Cependant ne vous gĂÂȘnez point, Chevalier quelque inclination, sans doute, vous rappelle Ă Paris, et vous vous ennuieriez, avec nous. Le Chevalier. - Non, je n'ai point d'inclination Ă Paris, si vous n'y venez pas. Il lui prend la main. A l'Ă©gard de l'ennui; si vous saviez l'art de m'en donner auprĂšs de vous, ne me l'Ă©pargnez pas, Comtesse; c'est un vrai prĂ©sent que vous me ferez; ce sera mĂÂȘme une bontĂ©; mais cela vous passe, et vous ne donnez que de l'amour; voilĂ tout ce que vous savez faire. La Comtesse. - Je le fais assez mal. ScĂšne XI La Comtesse, Le Chevalier, LĂ©lio, etc. LĂ©lio. - Nous ne pouvons avoir notre divertissement que tantĂÂŽt, Madame; mais en revanche, voici une noce de village, dont tous les acteurs viennent pour vous divertir. Au Chevalier. Ton valet et le mien sont Ă la tĂÂȘte, et mĂšnent le branle. Divertissement Le Chanteur Chantons tous l'agriable emplette Que Lucas a fait de Colette. Qu'il est heureux, ce garçon-lĂ ! J'aimerais bien le mariage,... Sans un petit dĂ©faut qu'il a Par lui la fille la plus sage, Zeste, vous vient entre les bras. Et boute, et gare, allons courage Rien n'est si biau que le tracas Des fins premiers jours du mĂ©nage. Mais, morguĂ©! ça ne dure pas; Le coeur vous faille, et c'est dommage. Un Paysan Que dis-tu, gente Mathurine, De cette noce que tu vois? T'agace-t-elle un peu pour moi? Il me semble voir Ă ta mine Que tu sens un je ne sais quoi. L'ami Lucas et la cousine Riront tant qu'ils pourront tous deux, En se gaussant des mĂ©diseux; Dis la vĂ©ritĂ©, Mathurine, Ne ferais-tu pas bien comme eux? Mathurine Voyez le biau discours Ă faire, De demander en pareil cas Que fais-tu? que ne fais-tu pas? Eh! Colin sans tant de mystĂšre, Marions-nous; tu le sauras. A prĂ©sent si j'Ă©tais sincĂšre, Je vais souvent dans le vallon, Tu m'y suivrais, malin garçon On n'y trouve point de notaire, Mais on y trouve du gazon. On danse. Branle Qu'on se dise tout ce qu'on voudra, Tout ci, tout ça, Je veux tĂÂąter du mariage. En arrive ce qui pourra, Tout ci, tout ça;
Diluvion Câest pas lâhomme qui prend la mer! â DĂ©couverte -12mnoupas. Par Wildpumpk1n le 11 fĂ©vrier 2017 | Pas de commentaires. Partager Tweet. Bonjour Ă toi moussaillon! Viens donc rejoindre notre Ă©quipage dans une folle aventure sentant le fioul et le renfermĂ© Ă bord de notre beau sous-marin Diluvion! Diluvion est un nouveau jeu en 3D/2D
Moderator ModĂ©rateurs Mleg Membre RP Posts 4202 Joined 24 February 2015 Ă 21h25 Contact â C'est pas l'homme qui prend la mer Bonjour KiB Viewed 69 times cdltMleg ASarahM ModĂ©rateur Posts 4439 Joined 01 January 2019 Ă 14h04 Location Haute Savoie Contact â Re C'est pas l'homme qui prend la mer Postby ASarahM » 03 November 2021 Ă 09h36 Le titre m'a tout de suite envie de regarder la photo - Renaud, quand tu nous tiens !Une jolie composition avec le regard qui circule bien dans l'image Ever tried. Ever failed. No matter. Try Again. Fail again. Fail better. Samuel Beckett Membre RP Posts 2405 Joined 17 November 2019 Ă 13h30 Location Clermont-Fd Contact â Re C'est pas l'homme qui prend la mer Postby » 03 November 2021 Ă 13h30 Bien bien Claudius Membre RP Posts 2976 Joined 07 November 2014 Ă 14h33 Location Fort fort lointain Contact Re C'est pas l'homme qui prend la mer Postby Claudius » 03 November 2021 Ă 17h24 L'attitude des personnages emmĂšne notre regard dans la diagonale du cadre vers le cargo. Superbe composition trĂšs dynamique. Belle image; bravo ! Toutes mes photos sont parties Ă la poubelle; c'est une avancĂ©e dĂ©cisive. Return to âForum essais & traitementsâ Who is online Users browsing this forum No registered users and 0 guests
Commele disait si bien Renaud dans son tube "DĂšs que le vent soufflera", ce n'est pas l'homme qui prend la mer, mais le contraire. En tout cas, c'est l'option qu'a choisi le conducteur d'une
Portrait François Richer Câest pas lâhomme qui prend la mer » !Africa-Press â Congo Brazzaville. Cap sur Pointe-Noire oĂč François Richer, grand spĂ©cialiste de toutes les pĂȘches, fin cuisinier et installĂ© au Congo depuis 10 ans, flirte depuis toujours avec les ocĂ©ans. Comme dit la chanson Câest pas lâhomme qui prend la mer, câest la mer qui prend lâhomme »Il est nĂ© en France en 1969, dans une petite commune dâĂ peine 20 000 habitants appelĂ©e Saint LĂŽ au cĆur de la rĂ©gion de Normandie. François Richer a grandi dans un milieu modeste, entre une mĂšre au foyer et un pĂšre employĂ© aux PTT Postes et tĂ©lĂ©communications dont il a gardĂ© lâuniforme bleu de nuit. Cette veste de facteur, jây tiens, elle est vintage, presque collector, câest un souvenir dâenfance du temps oĂč jâai commencĂ© la pĂȘche avec mon pĂšre dans les marais du Cotentin. On y pĂȘchait le brochet et la perche, deux poissons carnassiers dâeau douce. Lâamour de la pĂȘche mâest venu de cette Ă©poque de lâenfance », sâest-il souvenu. Comme hameçonnĂ© Ă cet amour de la pĂȘche, François dĂ©sertera une Ă©cole quâil nâaime que trop peu pour sâembarquer dĂšs lâĂąge de 17 ans sur un caseyeur bulotier au port de Granville. Lâancre est levĂ©e, voilĂ François devenu matelot Ă pĂȘcher ces mollusques marins quâon appelle bulots. Câest pas lâhomme qui prend la mer, câest la mer qui prend lâhomme », chantait aime bien Renaud. Il aime aussi les chansons de marins quâil connaĂźt sur le bout de ses doigts qui se frottent au sel des ocĂ©ans car, de Granville Ă la Baie de Pointe-Noire, câest une longue histoire. Câest dâabord, Ă lâest du Cotentin, un autre bateau, Le LaĂ«titia », la pĂȘche Ă la drague ou au chalut et les coquilles Saint-Jacques, trĂšs recherchĂ©es par les gastronomes. Il y a eu une rencontre formidable avec un homme hors du commun, Jean Paul, avec qui je pĂȘchais la seiche au-delĂ des cĂŽtes et qui mâaura transmis toutes les valeurs de la pĂȘche et le respect de lâenvironnement. Dans un mĂ©tier qui te ne fait pas vraiment de cadeaux, je peux dire que lui câĂ©tait un bonhomme », a soulignĂ© François. Et dâajouter Quand Jean Paul est dĂ©cĂ©dĂ©, jâai achetĂ© plus tard mon propre bateau, un doris qui est une embarcation en bois et Ă fond plat, je pĂȘchais le bar Ă la canne. Par la suite, jâai enchaĂźnĂ© avec un bateau plus grand, lâEurĂ©ka, pour pĂȘcher les coquilles Saint-Jacques, les raies blanches, les soles, je les revendais moi-mĂȘme en direct, Ă la criĂ©e ou sur les marchĂ©s. De temps en temps, jâallais aussi aux huitres ».Il y aura dâautres bateaux, le Karentez coulĂ© dans lâarchipel anglo-normand des EcrĂ©hous, le Formule 1, le Steven, des bateaux toujours de plus en plus grands et quelques rĂȘves Ă la fin qui dĂ©rivent au large. Mon dernier bateau et moi, ça matchait pas trop, il nâĂ©tait pas assez performant alors jâai ouvert une parenthĂšse et je me suis engagĂ© sur les navires des Abeilles, spĂ©cialisĂ©s dans le remorquage et le sauvetage en haute mer », a lĂąchĂ© François. Mais lâamour de la pĂȘche est le plus fort. Cap sur dâautres horizons, lâEcosse et la mer du nord ou encore Terre Neuve, au Canada, pour la pĂȘche dans les grands fonds, avec parfois des creux de 12 mĂštres, des vents Ă 60 nĆuds et oĂč la tempĂ©rature fait â 40°. Ce fut dâautres expĂ©riences, rudes et magnifiques, avec des paysages dâune autre dimension oĂč jâai pĂȘchĂ© le pĂ©toncle gĂ©ant ou encore le concombre des mers trĂšs prisĂ© par les Asiatiques », sâest illuminĂ© François dĂ©sormais installĂ© au Congo depuis 10 ans. En dehors de son travail sur un crew boat pour Total Energies, François sâadonne forcĂ©ment, et dĂšs quâil peut, Ă la pĂȘche. De sa passion, il en a fait presque une vĂ©ritable encyclopĂ©die ! Alors ? Du poisson au menu ? Ici, Ă Pointe-Noire, jâavoue une prĂ©fĂ©rence pour le bar », a conclu ce presque ichtyologue !Pour plus dâinformations et dâanalyses sur la Congo Brazzaville, suivez Africa-Press
1 Likes, 5 Comments - LAURY đ„ (@laury.aucalme) on Instagram: âCâest pas lâhomme qui prends la mer, câest la mer qui prend lâhomme #bateau #mer #capitainâ
Chants Marins Renaud TransposerRenaud SĂ©chan Song AIntro Em C'est pas l'homme qui prend la mer D EmC'est la mer qui prend l'homme tintintin Em DMoi la mer elle m'a pris D EmJ'me souviens un mardi Em D Em J'ai troquĂ© mes santiags et mon cuir un peu zone D Em Contre une paire de docksides et un vieux cirĂ© jaune D Em J'ai dĂ©sertĂ© les crasses qui m'disaient soit prudent D Em La mer c'est dĂ©gueulasse les poissons baisent dedansRefrain Em D EmDĂšs que le vent soufflera je repartira G D B EmDĂšs que les vents tourneront nous nous en alleronsG D B EmTransition Em C'est pas l'homme qui prend la mer D EmC'est la mer qui prend l'homme Em D Moi la mer elle m'a pris EmAu dĂ©pourvu, tant pis Em D Em J'ai eu si mal au cĆur sur la mer en furie D Em J'ai vomi mon quatre heures et mon minuit aussi D Em J'me suis cognĂ© partout, j'ai dormi dans des draps mouillĂ©s D Em Ca m'a coĂ»tĂ© des sous, c'est d'la plaisance, c'est l'piedRefrain Em D D EmDĂšs que le vent soufflera je repartira G D B EmDĂšs que les vents tourneront nous nous en allerons G D B Em Fm Modulation Fm C'est pas l'homme qui prend la mer Eb Fm C'est la mer qui prend l'homme Eb Et elle prend pas la femme FmQui prĂ©fĂšre la campagne Fm Eb Fm La mienne m'attend au bord au bout de la jetĂ©e, Eb Fm L'horizon est bien mort dans ses yeux dĂ©lavĂ©s Eb Fm Assise sur une bite d'amarrage elle pleure Eb Fm Son homme qui la quitte la mer, c'est son malheurRefrain Fm Eb FmDĂšs que le vent soufflera je repartira Ab Eb C FmDĂšs que les vents tourneront nous nous en allerons Ab Eb C Fm Fm C'est pas l'homme qui prend la mer Eb Fm C'est la mer qui prend l'homme Eb Moi la mer elle m'a pris FmComme on prend un taxi Fm Eb Fm Je f'rais le tour du monde Pour voir a chaque Ă©tape Fm Eb Fm Si tous les gars du monde veulent bien m'lacher la grappe Eb Fm J'irai aux quatre vents foutre un peu le boxon Eb Fm Jamais les ocĂ©ans n'oublieront mon prĂ©nomRefrain Fm Eb FmDĂšs que le vent soufflera je repartira Ab Eb C FmDĂšs que les vents tourneront nous nous en allerons Ab Eb C Fm Fm Modulation 2 Fm C'est pas l'homme qui prend la mer E Fm C'est la mer qui prend l'homme Fm E Moi la mer elle m'a pris FmEt mon bateau aussi Fm E Fm Il est fier mon navire, il est beau mon bateau Fm E Fm C'est un fameux trois mĂąts fin comme un oiseau E Fm Si Tabarly, Pageot, Kersauzon et Riguidel E Fm Naviguent pas sur des cageots ni sur des poubellesRefrain Fm E FmDĂšs que le vent soufflera je repartira A E C FmDĂšs que les vents tourneront nous nous en allerons A E C Fm Fm C'est pas l'homme qui prend la mer E Fm C'est la mer qui prend l'homme E Moi la mer elle m'a pris Fm Je m'souviens un vendrediPont Fm Fm Ne pleure plus ma mĂšre, E Fm Ton fils est matelot Fm E Ne pleure plus mon pĂšre, E Fm Je vis au fil de l'eau Fm Fm Regardez votre enfant E Fm il est parti marin E Je sais c'est pas marrant Fm mais c'Ă©tait mon destinRefrain Fm E FmDĂšs que le vent soufflera je repartira A E C FmDĂšs que les vents tourneront nous nous en allerons E FmDĂšs que le vent soufflera je repartira A E C FmDĂšs que les vents tourneront nous nous en alleronsde requin Fm E FmDĂšs que le vent soufflera je repartira A E C FmDĂšs que les vents tourneront nous nous en allerons E FmDĂšs que le vent soufflera je repartira A E C Fm DĂšs que les vents tourneront nous nous en allerons de LâŠn Chants Marins > DĂšs que le vent soufflera >
Cest pas l'homme qui prend la mer: Directed by Matthieu Vollaire. With Yaëlle Trules, Antoine Stip, Nathan Dellemme, Marielle Karabeu.
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BmSur un plateau d'argent. Elle te s C ert du thé au jasmin. Et quand G tu voudrais lui dire. Tu n'as pas d'amour pour elle. Elle t Am 'appelle dans ses ondes. Et laisse la mer répondre. Que d G epuis toujours tu l'aimes. Tu veux Bm rester ses cÎtés. Mainte C nant, tu n'as plus C2 peur.
ï»żRenaud bouge le capo d'une case Ă chaque changement de tonalitĂ© et pour le B, il joue B7. C 'est pas Em l'homme qui prend la mer C'est la D mer qui prend Em l'homme, ta-ta-tin Moi, la Em mer, elle m'a D pris je m'so D uviens... un mard Em i J'ai Em troquĂ© mes Santiag' et mon D cuir un peu Em zone Contre une paire de doc D kside et un vieux cirĂ© Em jaune J'ai dĂ©sertĂ© les crasses qui m'di D saient "Sois prud Em ent ! La mer, c'est dĂ©gueul D asse, les poissons baisent de Em dans" DĂšs que le vent souffle D ra, je repartir Em a DĂšs que G les vents tourne D ront, nous no B us en aller Em ons C'est pas Em l'homme qui prend la mer C'est la D mer qui prend Em l'homme Moi, la mer, elle m'a D pris au dĂ©pourvu... tant Em pis J'ai eu si mal au coeur sur la D mer en fu Em rie J'ai vomi mon quatre D heures et mon minuit a Em ussi J'me suis cognĂ© partout, j'ai dormi D dans des draps mouil Em lĂ©s Ăa m'a coĂ»tĂ© des s D ous, c'est d'la plaisance, c'est l Em 'pied DĂšs que le vent souffle D ra, je repartir Em a DĂšs que G les vents tourne D ront, nous no B us en aller Em ons Ho Em -ho-ho-ho-ho Em Hissez Fm haut C'est pas Fm l'homme qui prend la mer C'est la Eb mer qui prend Fm l'homme Mais elle prend pas la Eb femme... qui prĂ©fĂšre la ca Fm mpagne La mienne m'attend au port, au Eb bout de la j Fm etĂ©e L'horizon est bien Eb mort dans ses yeux dĂ©la Fm vĂ©s Assise sur une bitte... d'amarr Eb age, elle p Fm leure Son homme qui la q Eb uitte, la mer, c'est son m Fm alheur DĂšs que le vent souffle Eb ra, je repartir Fm a DĂšs que Ab les vents tourne Eb ront, nous no C us en aller Fm ons C'est pas l'homme qui prend la mer C'est la Eb mer qui prend Fm l'homme Moi, la mer, elle m'a Eb pris... comme on prend un ta Fm xi Je f'rai le tour du monde pour Eb voir Ă chaque Ă© Fm tape Si tous les gars du Eb monde veulent bien m'lĂącher la g Fm rappe J'irai z'aux quatre vents foutre un Eb peu le b Fm oxon Jamais les oc Eb Ă©ans n'oublieront mon prĂ© Fm nom DĂšs que le vent souffle Eb ra, je repartir Fm a DĂšs que Ab les vents tourne Eb ront, nous no C us en aller Fm ons Ho Fm -ho-ho-ho-ho C'est pas Fm l'homme qui prend la mer C'est la E mer qui prend Fm l'homme Moi, la mer, elle m'a E pris... et mon bateau auss Fm i Il est fier, mon navire il est b E eau, mon ba Fm teau C'est un fameux trois E -mĂąts, fin comme un oi Fm seau Hissez haut Mais Tabarly, Pajot, Kersau E son et Riguid Fm el Naviguent pas sur des ca E geots ni sur des pou Fm belles DĂšs que le vent souffle E ra, je repartir Fm a DĂšs que A les vents tourne E ront, nous no C us en aller Fm ons C'est pas Fm l'homme qui prend la mer C'est la E mer qui prend Fm l'homme Moi, la mer, elle m'a E pris, je m'souviens, un ven Fm dredi Ne pleure plus ma mĂšre, ton E fils est mat Fm elot Ne pleure plus mon E pĂšre, je vis au fil de l' Fm eau Regardez votre enfant il est E parti ma Fm rin Je sais, c'est pas ma E rrant, mais c'Ă©tait mon de Fm stin DĂšs que le vent souffle E ra, je repartir Fm a DĂšs que A les vents tourne E ront, nous no C us en aller Fm ons DĂšs que le vent souffle E ra, je repartir Fm a DĂšs que A les vents tourne E ront, nous no C us en aller Fm ons... de requin DĂšs que le vent souffle E ra, je repartir Fm a DĂšs que A les vents tourne E ront, nous no C us en aller Fm ons DĂšs que le vent souffle E ra, nous repart Fm ira DĂšs que A les vents tourne E ront, je me C n'en all Fm erons... de lapin
Paretoi de ciel et de stupeur. Je tâemmĂšne Ă la mer. (Fabrizio Caramagna) Je nâai jamais vu les vagues se rendre. Câest pour cela aussi que jâaime la mer. (Anonimo) La vie, je ne la mesurai pas en annĂ©es, mais en routes, en ponts, en montagnes et en kilomĂštres qui me sĂ©paraient Ă chaque fois de la mer.
Aller au contenu Tel quâannoncĂ© la semaine derniĂšre, le prochain album de Renaud sortira le 29 novembre. Lâalbum est dĂ©jĂ disponible en prĂ©commande et le premier extrait Les ZâAnimals » est attendu le 13 novembre Puisque Renaud sâapprĂȘte Ă reprendre la mer du moins, sous la plume de Zep !, comment ne pas se souvenir de son succĂšs DĂšs que le vent soufflera » Dans cette chanson, Renaud rendait hommage Ă quatre navigateurs qui Naviguent pas sur des cageots, ni sur des poubelles » Mais Tabarly, Pajot Kersauson et Riguidel Naviguent pas sur des cageots Ni sur des poubelles ! Ăric Tabarly Ă©tait est un navigateur français, nĂ© le 24 juillet 1931 Ă Nantes et mort en mer dâIrlande le 13 juin 1998 Ă la suite dâune chute Ă la mer. Il se passionna trĂšs tĂŽt pour la course au large et remporta plusieurs courses ocĂ©aniques telles lâOstar en 1964 et 1976, mettant fin Ă la domination anglaise dans cette spĂ©cialitĂ©. Il forme toute une gĂ©nĂ©ration de coureurs ocĂ©aniques et contribue par ses victoires au dĂ©veloppement des activitĂ©s nautiques en Bretagne et en France. Voici un reportage sur la disparition dâĂric Tabarly diffusĂ© sur France 2 le 14 juin 1998 Marc Pajot est un navigateur français, nĂ© le 21 septembre 1953 Ă La Baule Loire-InfĂ©rieure. Il fut lâun des Ă©quipiers dâĂric Tabarly. Il a Ă©tĂ© mĂ©daillĂ© olympique Ă dix-neuf ans avec son frĂšre Yves, cinq fois champion du monde, vainqueur de la Route du Rhum, double demi-finaliste de la Coupe Louis-Vuitton en tant que skipper. Voici une interview avec Marc Pajot datant du 3 novembre 2018 Ă lâoccasion de dĂ©part de la 11e Ă©dition de la Route du Rhum Olivier de Kersauson est un navigateur, chroniqueur et Ă©crivain français, nĂ© Ă BonnĂ©table dans la Sarthe le 20 juillet 1944. Voici une interview dâOlivier de Kersauson Ă lâĂ©mission On nâest pas couchĂ© », avec Laurent Ruquier, prĂ©sentĂ© sur France 2 le 8 novembre 2008 EugĂšne Riguidel est un navigateur français nĂ© le 24 novembre 1940 Ă Arradon Morbihan. Voici un reportage sur EugĂšne Riguidel par MĂ©tĂ©o Ă la carte, diffusĂ© sur France 3 et mis en ligne le 11 juin 2019 Nâoubliez pas de vous inscrire Ă la liste de diffusion pour ĂȘtre au courant des ajouts au site ainsi que des nouveautĂ©s concernant Renaud incluant Ă©videmment les vidĂ©os !. Vous avez apprĂ©ciĂ© ? SVP partagez ! 00 VidĂ©os les plus populaires Navigation de lâarticle
UkulelegCea Tabs. Chants Marins: Renaud: Transposer: DÚs que le vent soufflera Renaud Séchan Song : A Intro : Em C'est pas l'homme qui prend la mer D Em C'est la mer qui prend l'homme
ScĂ©nario Spectare - C'EST PAS L'HOMME QUI PREND LA MER, C'EST LA MER QUI PREND L'HOMME1m76 - 62kgCheveux violets - lisses - mi-longsYeux dorĂ©s - perçants - acuitĂ© visuelle 10/10Visage fin - inexpressif le 3/4 du tempsCorps svelte - athlĂ©tique sous ses vĂȘtements - agilitĂ© 9/10Kyanos a toujours Ă©tĂ© une personne loyale envers les gens, mais aussi envers ses convictions, lâordre et les lois. Il nâaime dĂ©cidĂ©ment pas le chaos. Sur lâeau, il faut ĂȘtre toujours bien prĂ©parĂ© Ă toute Ă©ventualitĂ© et cela pour de trĂšs bonnes raisons. MĂšre nature peut ĂȘtre sacrĂ©ment cruelle par moment. Câest pourquoi il est important de toujours suivre les rĂšgles de navigation par exemple ou bien les conseils de marins plus expĂ©rimentĂ©s. Il faut aussi savoir suivre ses instincts sur ce que lâon croit bien ou mauvais. On sera toujours rĂ©compensĂ© dâune bonne action que dâune mauvaise action. Le marin le sait et câest pourquoi il nâhĂ©sitera jamais Ă dĂ©noncer une personne qui va Ă lâencombre des rĂšgles de Novabi. Un travail bien fait câest un travail suivi Ă la est aussi calme et serein quâune dĂ©ferlĂ©e de vagues lĂ©gĂšres sur une plage. Il ne montre pas ses Ă©motions, ni ses sentiments sur son visage, mais par ses mots et ses gestes. Il nâest pas du genre violent, mais il sait se montrer ferme lorsque nĂ©cessaire. Kyanos nâest pas non plus du genre Ă hausser la voix, mais sâil doit interpeler quelquâun qui trouble lâordre de lâarchipel dans une tentative inutile de sâenfuir de lĂ , il le fera. NĂ©anmoins, il fera tout en son pouvoir pour arrĂȘter le trouble-fĂȘte, dans le respect des lois, bien sĂ»re. Il nâest pas trĂšs enclin Ă user de la force et prĂ©fĂšrera nettement mieux parlementer avec lâindividu en premier un homme trĂšs dĂ©terminĂ© aussi. Quand il a une idĂ©e en tĂȘte, câest trĂšs difficile de le dissuader dâarrĂȘter dây penser et encore moins, de lâempĂȘcher de lâaccomplir. Aussi, ce nâest pas une personne qui peut se faire acheter alors, les pots de vin et les messes basses, câest hors de question. Ce nâest pas pour rien quâil nâaffiche jamais rien sur son visage mĂȘme si la personne pleure devant lui ou tente de lâamadouer. Il reste bien stoĂŻque Ă la dĂ©tresse humaine. Ătre honnĂȘte câest un peu son modus operandi. Il faut savoir ĂȘtre honnĂȘte avoir soi-mĂȘme, mais aussi avec les autres gens qui nous entourent. Encore lĂ , cela va dans le sens de sa bonne foi et dâaider son prochain Ă garder la tranquillitĂ© des lieux. Le garde de cĂŽte prĂ©fĂšre dire la vĂ©ritĂ© mĂȘme si elle peut sembler cruelle ou faire mal que de mentir pour paraitre mieux aux yeux de la personne. Un mensonge en entrainera certainement un autre et ainsi de suite jusquâĂ se retrouver embourbĂ© dans une histoire fausse ou une fausse reprĂ©sentation de soi. Kyanos travaille toujours trĂšs fort aussi. Il aime que tout soit ordonnĂ© et propre autant chez lui, dans son appartement, que sur le bateau des gardes de cĂŽte. Comme il a le pied marin et beaucoup de difficultĂ© Ă rester sur la terre ferme, il prĂ©fĂšrera dormir sur le navire que de faire le chemin jusquâĂ son domicile. Sa vie reste lâeau et ses remous. Câest sa maison et il y ressent un trĂšs fort bien-ĂȘtre. Plus Ă lâaise sur lâeau que sur terre, il ne mettra pied que si cela est nĂ©cessaire et cela bien malgrĂ© temps normal, il ne parle pas beaucoup, prĂ©fĂ©rant observer ce qui lâentoure. Sâil a besoin de sâexprimer, il le fera. Sâil doit jouer le diplomate, le garde de cĂŽte le fera aussi, mais chacun de ses mots sera rĂ©flĂ©chi et bien pesĂ©. Persuader une personne Ă renoncer Ă sa libertĂ© prend tout de mĂȘme de lâexpĂ©rience. On ne peut pas dire nâimporte quoi et espĂ©rer que lâautre abdique en le remerciant du fond du cĆur de lui avoir ouvert les yeux, hein? Tout doit ĂȘtre calculĂ© et rĂ©flĂ©chit et câest une habitude que Kyanos a prise avec le temps. On ouvre la bouche que pour dire quelque chose dâintelligent. derniĂšre petite chose Ă savoir sur lui câest que le jeune homme est trĂšs lunatique. Il part souvent dans la lune, surtout lorsquâil repense au passĂ© ou Ă voguer plus loin que lâarchipel. Cependant, ce ne sont que des vestiges du passĂ©, rien qui le persuaderait de retourner affronter les flots des mers et de lâocĂ©an au loin lĂ -bas. Ses camarades ont tendance Ă le bousculer un peu pour le sortir de cette transe lunatique et câest bien lâun des rares moments oĂč le violet affiche une expression de confusion sur son visage. Il manque parfois des trucs, mais jamais rien dâimportant!Un type favoris? Le type eau Ă 200%. Ayant toujours eu la mer comme seule impitoyable amante et seul vĂ©ritable amour de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration dans sa famille, il va sans dire que les pokĂ©mons aquatiques sont ce quâil prĂ©fĂšre. Il ne fait pas semblant, loin de lĂ . Lâeau douce, mais surtout lâeau salĂ©e, câest ce qui le fait vibrer. Il va au grĂ© des vagues et du tempĂ©rament de mĂšre nature, tout comme les pokĂ©mons de type eau. Un pokĂ©mon craint? Le type Ă©lectrik en gĂ©nĂ©ral? Ătant la plus grande faiblesse de lâeau, conducteur naturel de lâĂ©lectricitĂ©, quoi de plus effrayant quâune dĂ©charge surchargĂ©e? Les pokĂ©mons Ă©lectriques sont dangereux et peuvent ĂȘtre mortels sur lâeau. En rester loin, câest le minimum. Point barre. Son lien avec les pokĂ©mons? Kyanos nâa jamais possĂ©dĂ© de pokĂ©mon lorsquâil Ă©tait dans la rĂ©gion de Kanto. Pas le temps pour cela lorsquâon avait la grandeur des mers et de lâocĂ©an Ă naviguer et Ă dĂ©couvrir. Pourtant, il a toujours eu une fascination pour les pokĂ©mons et leur adaptation aux environnements et Ă la prĂ©sence humaine. Les seuls pokĂ©mons qu'il a connu de prĂšs sont ceux de sa mĂšre, soit son Spoink et sa Nirondelle. Maintenant quâil est Ă lâarchipel et quâil a un but prĂ©cis Ă rĂ©aliser, soit dâempĂȘcher quiconque de quitter les environs par la voie des mers, il a besoin dâun alliĂ© de taille. Un partenaire aquatique câest lâidĂ©al. De gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, la famille Solomos a toujours vĂ©cu Ă Cramois'Ăźle. MĂȘme si les membres de cette famille de marins pouvaient parcourir les diverses rĂ©gions sur leurs navires et leurs bateaux, leur port dâattache se trouvait toujours sur cette Ăźle flamboyante. Lâamour de lâeau, de ce biome aquatique qui parsemait une grande partie du monde permettait Ă ces gens de dĂ©couvrir bon nombre de mystĂšres et de rencontrer des gens incroyables. Câest ainsi que le pĂšre de Kyanos rencontra sa mĂšre. Jeune adulte dâĂ peine 20 ans, il avait voguĂ© jusquâĂ Hoenn, rĂ©gion lointaine pour ensuite amarrer Ă la ville portuaire de NĂ©nucrique. Au tout dĂ©but, il ne devait rester que quelques jours pour amasser vivres et eau potable, mais les jours devinrent des semaines, puis trois mois. Lâhomme Ă©tait tombĂ© amoureux de cette femme qui se donnait en spectacle concours aprĂšs concours avec ses deux pokĂ©mons. Il ne manquait jamais de la regarder danser avec ces derniers. Ils finirent par tomber amoureux lâun de lâautre et la belle demoiselle accepta de le suivre sur son bateau pour vivre dâaventures trĂ©pidantes et de soleils couchants lĂ©chĂ©s par les vagues des mers et de lâocĂ©an. AprĂšs un an de pĂ©riples dans les eaux sauvages du monde, ils revinrent Ă Cramois'Ăźle pour y donner naissance Ă un petit garçon. Le petit bĂ©bĂ© fut bercer par ses parents et protĂ©gĂ© par les pokĂ©mons de sa mĂšre, un Spoink enjouĂ© nommĂ© Tourbillon et une Nirondelle sĂ©rieuse nommĂ©e Ciel. Il nâavait mĂȘme pas encore un an que le pĂšre entrainait dĂ©jĂ son fils sur son bateau Ă lui faire faire des petits tours de lâĂźle. Son baptĂȘme de lâeau dura des annĂ©es aux cĂŽtĂ©s de son pĂšre et sous la surveillance attendrie de sa mĂšre. Kyanos eu une enfance trĂšs heureuse. Enfant doux et calme, il nâexprimait pas visuellement ses Ă©motions, mais ses gestes et ses mots parlaient dâeux-mĂȘmes. La mĂȘme passion que son paternel et que les gĂ©nĂ©rations avant lui sâincrusta dans sa chair et dans son cĆur, son Ăąme emplit dâaventures en haute mer. Le jeune garçon ne fit jamais le moindre grabuge, Ă©coutant toujours Ă la lettre les rĂšgles et les avertissements de ses parents et des gens du voisinages. CâĂ©tait un enfant perçu comme docile et tranquille qui Ă©tait terriblement sage. Il nâavait pas la fougue des gens de feu, ni le tempĂ©rament festif des gens des mers. Le garçon ressemblait au calme dâune mer apaisĂ©e et Ă la flamme dansante sous une brise lĂ©gĂšre dâune journĂ©e dâĂ©tĂ©. AprĂšs quelques autres annĂ©es, le jeune garçon Ă la chevelure violette devint un adolescent. Il avait la dĂ©termination de pouvoir voguer seul sur les eaux et lâambition de tout marin qui se respectait. Dâapparence calme, il y avait tout de mĂȘme cette flamme de passion qui sâĂ©chauffait en lui. Avoir son propre navire et voyager ici et lĂ sans connaitre sa prochaine destination, câĂ©tait son dĂ©sir de jeunesse. Ă 18 ans, ses parents le laissĂšrent aller. On ne pouvait pas retenir la passion de lâocĂ©an dans le cĆur dâun homme. Câest pourquoi son pĂšre offrit Ă Kyanos son propre bateau, celui-lĂ mĂȘme quâil avait reçu de son pĂšre auparavant. Quittant donc pĂšre, mĂšre et les pokĂ©mons de celle-ci, le nouveau marin pris le large, seul, pour la toute premiĂšre premier voyage, il y en eu dâinnombrables autres. Le violette se fit de nombreuses connaissances ici et lĂ , mais jamais il ne restait bien longtemps. Il revint Ă Cramois'Ăźle quelques fois, mais il sentait que sa place Ă©tait ailleurs. Naviguer câĂ©tait bien, mais ce nâĂ©tait pas un but fixe, un but rĂ©el. Câest ainsi quâĂ 21 ans, il prit connaissance dâun projet concernant une archipel qui recrutait des gens pour y vivre une aventure des plus extraordinaires. Une aventure sans retour en arriĂšre, mais qui permettrait au marin de sâĂ©panouir câĂ©tait plus que certain. Amoureux des eaux, il y trouverait son bonheur Ă coup sĂ»r, une raison dâĂȘtre et dâexister. Câest donc sans aucun remord que le jeune homme signa le contrat aprĂšs lâavoir lu bien scrupuleusement et quâil sâembarqua dans ce pĂ©riple sans retour possible. Il avait laissĂ© une lettre dâau revoir Ă sa famille et avait atterri bien vite sur lâarchipel Novabi. Il laissa mĂȘme son bateau Ă son pĂšre, ne pouvant pas lâapporter avec lui, malheureusement. CâĂ©tait un nouveau dĂ©part aprĂšs tout. Un nouvel air et de nouveaux horizons sâoffraient au marin. ArrivĂ© lĂ -bas, Kyanos rencontra dâautres marins comme lui, devint leur camarade de beuverie et dâhistoires saugrenues sur cet archipel et ses mystĂšres. Lui, il ne parlait pas vraiment, mais Ă©coutait, observait. CâĂ©tait bien beau la vie de marin mĂȘme sur ces eaux, mais il lui manquait encore lĂ , un petit quelque chose. Câest ainsi quâil eut vent dâune escouade de garde de cĂŽte. Le respect des rĂšgles et des lois lui tenait Ă cĆur et il y avait toujours cette passion de lâeau qui envahissait son cĆur. Nây pensant pas plus que cela, il sâengagea comme garde de cĂŽte mĂȘme si cela lui attira des railleries de ses camarades marins. CâĂ©tait un bon job et lâhomme avait maintenant la certitude de faire quelque chose de bien et de ainsi que pendant 6 annĂ©es de sa vie et maintenant encore, il empĂȘcha les fuyards de quitter lâĂźle prenant son rĂŽle trĂšs Ă cĆur. Le violet appris aussi Ă Ă©lever son propre partenaire pokĂ©mon pour lâaider Ă capturer les personnes qui se refusaient Ă suivre les lois de Novabi. Il lui donnait amour, douceur et protection, le traitant comme son propre enfant, un membre de sa famille. Aussi, Kyanos sâobstinait Ă dormir sur le bateau de la garde de cĂŽte parce que lâeau le rassurait bien plus que la terre ferme. Il ne dormait que trĂšs peu dans son appartement. Lâeau, elle le berçait. La terre, elle ne pouvait pas faire cela. Encore aujourdâhui, il se prĂ©pare Ă une autre journĂ©e de boulot, scrutant les vagues et les eaux Ă la recherche de ce qui ne devrait pas sây retrouver. Il fait un bon boulot et le garde de cĂŽte adore ce quâil fait.
Cest la mer qui prend lâhomme. Serenissima trĂŽnera sur les Ă©tals des boutiques ce weekend (22 dĂ©cembre) ! Alors allez remplir vos cales de prĂ©cieuses cargaisons de vin et dâĂ©pices. Faites dĂ©border vos coffres de mĂ©tal clinquant. Ărigez des forts et des basiliques dans vos citĂ©s. Recrutez des marins, affrĂ©tez des galĂšres. Armez
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VousĂȘtes sa copine. Sa compagne. Sa meuf. 2/ Il vous a dit « Je tâaime » et il le prouve au quotidien. Il Ă©coute ce que vous dites (du moins il essaye), il vous interroge sur votre passĂ©
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Câest pas lâhomme qui prend la mer, câest la mer qui prend lâhomme », chantait Renaud. François aime bien Renaud. Il aime aussi les chansons de marins quâil connaĂźt sur le bout de ses doigts qui se frottent au sel des ocĂ©ans car, de Granville Ă la Baie de Pointe-Noire, câest une longue histoire. Câest dâabord, Ă lâest
c4cAk. 6chlisxb5w.pages.dev/1936chlisxb5w.pages.dev/5486chlisxb5w.pages.dev/2776chlisxb5w.pages.dev/4066chlisxb5w.pages.dev/4696chlisxb5w.pages.dev/5346chlisxb5w.pages.dev/1686chlisxb5w.pages.dev/148
c est pas l homme qui prend la mer tab